Zone de minuit

Encore une pêche à vide…

La quatrième d'affilée en deux semaines. La faim se faisait de plus en plus grondante, mais ce n'était qu'un détail, il avait déjà connu des périodes de disette par le passé.

Son principal tourment se jouait à un autre niveau. Ce n'était pas seulement les proies de bonne qualité qui étaient introuvables ; même celles de qualité inférieure, normalement plus répandues, s'étaient raréfiées. Et ça c'était nouveau. Il était pourtant un pêcheur hors pair, il le savait, et ses sens étaient toujours aussi aiguisés qu'auparavant.

Ça n'était pas lui le problème, c'est l'environnement qui était différent. De nouvelles cavités s'étaient ouvertes, dont il ignorait jusque là l'existence. C'était normalement impossible, il était quasiment né avec les cavernes, et les arpentait depuis toujours. S'il avait été désarçonné en découvrant cela, il avait dû se faire à l'idée que c'était bien réel, que quelque chose avait changé. Et toutes les limules s'étaient engouffrées dans ces nouvelles failles, plus profondément que là où il pouvait les suivre. Et pour la première fois de son existence, il avait été étonné.

Étonné par cela, mais pas seulement. De plus en plus de phénomènes étranges se produisaient autour de lui ces derniers temps. Des humains avaient réussi à le trouver, étaient venus volontairement à lui. Ça aussi c'était inédit. Apparemment, c'était à la suite de la diffusion de sa nouvelle brochure. Il avait dû la refaire après que cette fondation ait retiré tous les anciens exemplaires de la circulation. Il s'était donné du mal pour cette nouvelle brochure, on y trouvait maintenant une reconstitution 3D de cerveau, mais aussi des images d'IRM fonctionnelle. C'est vrai qu'elle était de belle facture ! Mas il n'avait pas imaginé que les humains se la partageraient à ce point là, une histoire de diffusion sur les "réseaux" qu'il n'avait pas bien compris, mais apparemment sa nouvelle brochure était célèbre.

Et voilà que maintenant ces gens le pistaient, le harcelaient, en demande de plus de limules. Apparemment ils avaient eux aussi conscience des nouvelles ouvertures, et voulaient y envoyer des limules pour y creuser plus profondément. Lui, le chasseur, était devenu la proie. Il avait bien essayé de leur expliquer qu'il n'était pas fournisseur, puis d'en pêcher un ou deux pour les effrayer, mais cela n'avait fait que redoubler leur intérêt, et n'avait même pas soulagé sa faim. Il avait beau fuir, se cacher, que ce soit sur terre ou en mer, il était perpétuellement suivi, à pieds, en voiture ou en bateau. Et les fonds marins n'étaient pas une solution pérenne, car alors c'est la faim qui le tiraillait, de plus en plus à chaque seconde écoulée. Et pour la première fois de son existence, il avait peur.

Tous ces phénomènes ne pouvaient qu'être liés, la raréfaction des proies, les nouveaux chemins, et ces fous furieux qui en voulaient toujours plus, cela faisait trop de coïncidences pour réellement y croire. Et s'il ne faisait rien, bientôt ces questions ne se poseraient plus, ni celles-là, ni aucune autre. Il fallait s'y résoudre, il allait devoir plonger profondément, quoiqu'il lui en coûte, car il ne tiendrait pas une nouvelle semaine sans s'alimenter.

Les poursuivants ne furent pas difficiles à trouver. À peine quelques heures de nage qu'un bateau l'approcha, un navire de pêche standard comme on en croisait dans ce coin-là. Il put monter sans encombres ; après tout aucune des personnes qui le suivaient n'avait jamais été agressive, ils étaient seulement là, partout… toujours…

Il n'eut même pas à expliquer quoique ce soit, ils l'avaient déjà vu pêcher, et s'ils n'avaient pas perçu la réelle fonction de ce geste, restant aveuglés par leurs propres désirs malgré ses tentatives pour leur expliquer, ils savaient que c'était sans danger pour eux. Alors le pêcheur fit le geste, qu'il avait fait tant de fois par le passé sans aucun problème, déployant son hameçon avant de l'enfoncer dans le crâne d'un des passagers.

La plongée ! Malgré les craintes qui l'assaillaient, il appréciait toujours ce moment. Il ne s'en était jamais lassé, même après des milliers d'entre elles. Ce sentiment, l'excitation d'une nouvelle chasse, la recherche de la proie la plus noble, aucun plaisir n'égalait celui-là. Et, s'il appréciait l'océan terrestre, l'océan humain était le seul à lui procurer cette sensation, celle d'enfin être de retour chez soi, de pouvoir se détendre et laisser tomber le masque.

Mais pas cette fois. Quelque chose était différent. Encore plus différent. Là ça n'était pas les cavernes, ça il s'y était presque habitué, mais quelque chose d'autre, tout autour de lui. L'eau était différente de d'habitude, pas visqueuse et lente comme l'était normalement l'eau de l'océan humain, mais filante, légère, presque aérienne ; il pouvait même en sentir les mouvements sur sa peau, et cela le perturbait. L'odeur également était différente — car le pêcheur pouvait sentir l'odeur de l'eau —, les effluves de vase et de limon ayant fait place à quelque chose de plus subtil et discret, qu'il n'arrivait pas bien à caractériser.

Pour la première fois de sa longue vie, il se sentait de trop, pas à sa place. Tout autour de lui lui renvoyait la désagréable impression d'être un parasite, comme si le véritable propriétaire de la maison était enfin rentré de congés. Mais qu'à cela ne tienne, il n'était pas question qu'il périsse sans se battre, et si les limules avaient pu s'approprier ce nouvel environnement, il n'y avait pas de raison qu'il n'en soit pas de même pour lui.

Les premières cavernes ne lui posèrent pas de grande difficulté, il était encore en terrain connu. Seule une pointe de tristesse le ralentit succinctement lorsqu'il traversa le complexe des grottes amygdaliennes, en les voyant vides de toute vie. C'était pourtant là qu'on trouvait les meilleures limules, et plusieurs souvenirs de bombance lui revinrent en mémoire brièvement.

Mais il n'eut pas le temps de se perdre longtemps dans ses souvenirs, voyant qu'il s'était réellement égaré. Il était pourtant resté jusque là en terrain connu, mais au lieu d'atteindre les cavernes limbiques comme c'était prévu, il se trouvait dans un nouveau réseau amygdalien. Comment était-ce possible ? Et par dessus le marché, la qualité de l'eau avait encore changé. S'il ressentait toujours celle dans laquelle il nageait jusque là, il avait la sensation qu'elle s'était mélangée à une autre, tout aussi perturbante, mais différente de la première. Il n'y avait qu'une seule explication possible qui lui venait à l'esprit, mais c'était impossible, l'esprit humain n'avait normalement pas cette faculté…

Mais peu importe, il ne pouvait pas rester là plus longtemps, autrement il serait trop affaibli pour continuer sa route. Son salut vint d'un petit groupe de limules qui fit irruption à cet instant par une galerie qu'ils venaient de creuser. Ils étaient tellement jeunes qu'il ne s'y serait jamais intéressé auparavant, mais là… Il put en saisir quelques uns et reprendre des forces bienvenues, mais ça n'était pas suffisant. Il lui en fallait plus, et surtout il lui fallait comprendre. Cette nouvelle galerie semblait se prolonger assez loin en profondeur, cela ferait un bon point d'entrée dans l'inconnu.

Le début du chemin était finalement assez banal, une galerie aux parois irrégulièrement creusées que la végétation marine n'avait pas eu le temps d'investir. Mais il tomba rapidement sur des éléments plus dignes d'intérêt. Le conduit aboutissait à tout un réseau de cavités de tailles diverses, évoquant les cénotes du monde matériel. Ces cénotes étaient peuplées de plusieurs espèces marines, dont certaines qu'il n'avait jamais vu, soit car elles avaient l'aspect d'espèces disparues, soit car leur anatomie n'évoquait aucune espèce qui aurait pu exister. Il en allait de même pour la flore. La paroi même des grottes semblait vivante, des tremblements de pierre, des effondrements mettant à jour des fossiles. Et plus il s'enfonçait dans le réseau, plus l'aspect général s'éloignait de ce qu'aurait dû être un océan humain. Et l'eau… toujours l'eau… Voilà maintenant qu'elle semblait briller d'une lumière propre, sans qu'il en soit pour autant aveuglé. Une lumière douce, opaline, qui se reflétait sur les écailles des poissons et les feuilles de la flore, se réfléchissant à partir de là pour créer de nouvelles teintes, de nouveaux motifs de plus en plus complexes au fur et à mesure que le pêcheur s'enfonçait.

Plus il avançait, plus il sentait ses forces l'abandonner. Il était fait pour la vase et les espaces sombres, pas pour la pierre et la lumière. S'il n'avait pas été en diète forcée depuis si longtemps, il aurait certainement pu résister un peu plus, mais dans sa condition actuelle, s'immerger dans du poison n'aurait probablement pas été différent.

Mais il n'avait pas le choix, alors il s'enfonça encore. Et plus il s'enfonçait, plus la lumière devenait vive, et l'eau légère, si on pouvait encore appeler ça de l'eau. S'il n'y avait pas eu les parois autour de lui pour lui rappeler où il se trouvait, il aurait pu croire qu'il nageait dans de l'air. Chaque mètre gagné lui était de plus en plus pénible, et il envisageait de renoncer quand il vit enfin ce pour quoi il était là.

Des limules, enfin ! Et des gros ! Juste là, à quelques dizaines de mètres à peine, au niveau d'un énorme espace sur lequel débouchait le tunnel dans lequel il se trouvait. Il puisa dans ses dernières forces pour parcourir la distance qui le séparait de son futur repas, mais fut pris d'une telle stupeur en débouchant dans la cavité qu'il marqua un temps d'arrêt.

Ce n'était pas une cavité comme les autres, elle ne représentait que le sommet d'un espace bien plus grand, qui s'étendait à perte de vue. Bien plus bas, il reconnaissait Dreamlike's Bay, mais ce n'est pas ça qui l'intéressait. Ce territoire lui était interdit et le serait toujours. Ce qui attirait son regard était une énorme sphère, irradiant d'une lumière nacrée, de laquelle s'échappait des volutes de lumière dans toutes les directions. Cette vue lui provoquait des haut-le-coeur, mais la vision de tous ces limules contrebalançait cette sensation désagréable. Ils étaient là, des milliers, qui nageaient autour de la sphère, se réunissaient en petits groupes, ou creusaient le plafond, créant une multitude de nouvelles galeries.

Il y en avait de toutes sortes, des grosses, des petites, des jeunes, des vieilles. Mais aussi des variétés beaucoup plus atypiques, comme des bleues, des vertes ou des rouges vif. D'autres avaient des tailles absurdes, le spécimen le plus imposant devait égaler en dimension un autobus à vue de nez. Mais les plus marquantes étaient celles dont la coquille dégageait une lumière irisée. Techniquement, il savait que ça n'était pas ses limules, mais il ne pouvait s'empêcher de se poser la question : qu'est-ce que cette sphère avait fait à ses limules ? Et pour la première fois, il connut la terreur.

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