Ce jour-là, un soleil brûlant dardait ses rayons sur la petite ville d’Aleph.
À vrai dire, un soleil brûlant dardait ses rayons presque tous les jours sur la petite ville d’Aleph. Sauf quand il pleuvait des cordes à en crever les toits, bien entendu.
Debout sous l’auvent de son bureau, le shérif Floyd Haures contemplait le ciel bleu pur avec une pointe de mélancolie. Ensoleillée ou pas, chaque journée apportait son lot d’ennuis dans ce patelin, surtout quand on avait comme lui la lourde tâche d’y maintenir un semblant d’ordre.
Écrasé par la chaleur, le jeune homme décida de regagner la relative fraîcheur qui régnait à l’intérieur du bâtiment. Le miroir sale et fendillé posé à droite de l’entrée lui renvoya l’image d’un type d’une trentaine d’année au teint hâlé, plutôt beau garçon, du genre à faire minauder les demoiselles des grandes cités.
Pas du tout le physique du défenseur typique de la loi, c’était sûr. Pas même le physique de quelqu’un qui pouvait se permettre de regarder droit dans les yeux la plupart des truands. Plutôt celui d’un de ces flambeurs de la côte Est plus intéressé par le remplissage de ses poches que par celui des prisons. Peut-être avec un peu plus de muscles, une cicatrice ou deux bien visibles sur le visage, voire un œil en moins… Mais la seule personne borgne qu’il connaissait était cette brune qui ne quittait pas le Good Old Grym's Saloon, et elle était bien trop portée sur la boisson pour faire régner l’ordre sur autre chose que ses trente centimètres de comptoir.
À défaut d’avoir le physique de l’emploi, il en avait la volonté. La vocation, comme disaient certains. Haures voulait protéger les autres, les voir s’épanouir dans une petite vie tranquille et sans histoires, fonder une famille et gagner leur vie honnêtement à l’abri de tout danger. Alors il s’était battu pour devenir shérif, il avait réussi et estimait non sans satisfaction s’en être plutôt bien tiré jusque-là.
Il jeta ensuite un coup d’œil à ses deux adjoints présents et se fit la réflexion que, lui mis à part, son équipe ne se distinguait en apparence d’une bande d’impitoyables hors-la-loi que par le port de l’étoile caractéristique de leur statut.
Assis les deux pieds sur son bureau, son stetson rabattu sur les yeux, Sergio Vassago avait tout le côté droit du visage sévèrement brûlé et une gueule de type qu’on ne voulait surtout pas percuter par accident dans un saloon, avec la carrure assortie. Il savait également se montrer diplomate, à condition que les négociations soient menées par revolvers interposés.
Assis de l’autre côté de la pièce et taillant un bout de bois en pointe, Xavier Henry, que tout le monde appelait « Kut » sans trop savoir pourquoi, avait quant à lui un physique plutôt banal si on omettait quelques cicatrices inhérentes à la fonction. De son côté, le problème venait surtout de « Winch », une espèce d’énorme molosse pelé et couvert de balafres qui ne le quittait pour ainsi dire jamais.
Bref, pas le genre d’équipe à rassurer la populace, mais il fallait bien ça pour maintenir un semblant d’ordre dans une bourgade aussi agitée qu’Aleph.
Vassago, qui avait redressé le bord de son chapeau de l’index, dévoilant ainsi un regard si pénétrant qu’il en était difficile à soutenir, interrompit le fil de ses pensées en lançant :
« Alors shérif, comment ça se présente là-dehors ?
- Tout est calme pour l’instant, répondit Haures avec un haussement d’épaules. Mais tu sais que j’ai un don pour sentir les ennuis planer dans l’air. Et là, ça sent les très, très gros problèmes…
- Alors tu devrais tout plaquer et te lancer dans la voyance, boss, l’interrompit Kut, dont le regard s’était tourné vers fenêtre. Parce que je vois d’ici le vieux Cornelius se pointer sur son bourrin. »
Floyd se retourna et aperçut en effet Cornelius Attano qui avançait dans leur direction, monté sur son canasson qui ressemblait d’ailleurs plus à un âne qu’à un cheval. Attano était un vieux pingre irascible - en restant poli - qui vivait quasiment en ermite dans une ferme à quelques kilomètres au nord de la ville.
Pour résumer sa situation en quelques mots, le personnage n’appréciait pas grand monde et n’était pas apprécié de grand monde. Sa venue n’annonçait sûrement rien de bon.
« Ça alors, mais c’est ce cher Cornelius ! lança Haures en guise de salutations, non sans une certaine ironie. Quel ouragan a bien pu vous arracher à vos terres pour vous amener ici ? »
Ignorant superbement la pique, le vieil homme lança avec toute la cordialité dont il était capable, ce qui n’était pas grand-chose :
« Ah, shérif, j’suis bien aise d’vous trouver à vot’ office ! C’est qu’j’ai un grand besoin du secours d’la loi, si vous voyez c’que j’veux dire. Et j’crois ben qu’la loi c’est vous par ici, pas vrai ?
- C’est moi, plus quelques autres. Qu’est-ce qui vous arrive au juste ?
- Ça concerne mon ranch, mais si ça vous fait trop rien, shérif, j’préférerais qu’ça reste ent’ vous pis moi. J’aime pas trop qu’les gens d’la ville aient l’nez dans mes affaires, j’suis sûr qu’vous comprenez. C’que j’vous propose, c’est d’m’accompagner chez moi, et j’vous dirai tout c’qu’y a à savoir en route, d’accord ? »
Puis, pointant les deux adjoints qui étaient apparus dans l’encadrement de la porte entretemps, il ajouta :
« Vos deux larbins peuvent v’nir aussi, et y peuvent emporter toute leur quincaillerie. J’crois ben qui s’ront pas d’trop pour la tâche. J’suis sûr que les aut’ sauront protéger l’pat’lin que’ques heures en vot' absence. »
Floyd soupira bruyamment. Un autre que lui aurait sûrement envoyé promener le vieux bonhomme face à tant de mystères, mais on avait la fibre altruiste ou on ne l’avait pas. Il rectifia la position de son chapeau sur son crâne, puis annonça à ses deux subordonnés.
« Vous avez entendu le contribuable, les gars. Préparez-vous, on part dans un quart d’heure. Et ne lésinez pas sur l’artillerie. »
Un quart d’heure plus tard, la population d’Aleph eut le loisir de contempler un curieux cortège qui cheminait le long de la grand rue. Voir ce vieil ermite d’Attano en ville en-dehors de ses réapprovisionnements hebdomadaires était déjà un petit événement en soi, mais tout le monde comprit que l’affaire était grave en le voyant escorté par le shérif et ses deux principaux adjoints.
Une fois les dernières baraques derrière eux, Cornelius lança avec mépris :
« Z’avez vu comment y m’regardaient, tous ces citadins ? À croire qu’z’ont jamais vu un vrai colon d’l’Ouest ! Avec cette fichue guerre la région s’remplit d’pieds tendres qui respectent rien ni personne et surtout pas leurs aînés, moi j’vous l’dis !
- Merci de l’info, répliqua Haures d’un ton moqueur. Alors, vous allez peut-être pouvoir nous dire ce qu’il vous arrive au juste, maintenant ? »
Le barbon commença alors à scruter scrupuleusement les environs, craignant peut-être qu’un observateur indiscret ne surgisse de derrière un grain de sable, car il n’y avait pas âme qui vive ni la moindre cachette valable à moins de cent mètres à la ronde. Puis il lança sur le ton de la confidence :
« Vous m’croyez si ça vous chante, shérif, mais y’a des choses mortes qu’attaquent mon ranch toutes les nuits ! »
Un lourd silence suivit cette déclaration. Vassago et Henry échangèrent un regard éloquent, tandis qu’Haures se massait l’arête du nez. Quand vous étiez chargé de l’ordre dans une ville comme Aleph, les absurdités de ce genre, que tout habitant baigné de sciences et de raison des grandes cités de la côte Est aurait rejetées en bloc, n’avaient rien d’absurde. Et elles vous causaient systématiquement un beau paquet d’emmerdes.
Retrouvant rapidement son professionnalisme, Floyd questionna :
« Des choses mortes, c’est-à-dire ? Des macchabées ? Humains ?
- Non, non, shérif, rien d’aussi grave, Dieu m’en garde, le rassura Attano avant de cracher une glaire vers sa droite. C’est des bêtes, ouaip. L’premier soir, c’étaient des scorpions. Z’arrivaient par groupes de vingt. L’deuxième ça a été les crotales. Hier soir, c’étaient les coyotes.
- Morts ?
- Aussi morts qu’on peut l’êt’. Enfin, sauf qu’y bougeaient, quoi.
- Et ça dure depuis trois jours ?
- Six.
- Six jours ? Mais pourquoi vous n’êtes pas venu nous trouver avant ?
- C’est que j’veux pas vous déranger avec mes p’tits problèmes si j’peux les régler tout seul, shérif, j’sais qu’vous aut’ êtes fort occupés et tout ça.
- Mon cul, ouais, intervint Sergio sans ménagement. Vous avez surtout horreur que les gens de l’extérieur viennent fouiner sur vos foutues terres. »
Pour toute réponse, Attano expulsa rageusement un nouveau crachat. Haures jeta un regard noir à son subordonné, puis reporta son attention sur la victime :
« Vous avez une petite idée de ce qui aurait pu causer ça, Cornelius ? Vous n’êtes pas encore allé vous frotter à des inconnus qui traçaient des runes dans vos pâtures, au moins ?
- Z’avaient qu’à pas rôder sur les terres d’un honnête homme, ceux-là ! Et non, j’ai mon idée sur l’affaire et j’pense point qu’ce soit ça cette fois, shérif. Figurez-vous qu’y’a huit jours j’offre fort aimablement mon hospitalité à un étranger d’passage, et la nuit du lendemain, paf ! V’là t’y pas qu’l’enfer r’crache son gibier sous mes f’nêt’ !
- Toi, accueillir un étranger sous ton toit ? lança Kut, incrédule. Ça te ressemble pas, l’ancêtre.
- C’est qu’le bonhomme a des amis très haut-placés, figurez-vous ! Georges Washington, Thomas Jefferson, Andrew Jackson… Tous imprimés sur d’beaux billets verts ! Qui j’suis, moi, pour laisser tout c’beau monde dormir à la belle étoile ? »
Et il éclata d’un grand rire éraillé.
Les trois représentants de la loi décidèrent d’arrêter leurs investigations là pour l’instant, la piste de l’étranger de passage leur paraissant beaucoup plus prometteuse.
Ils passèrent le reste du trajet à contempler le sublime paysage qui s’offrait à eux : une véritable mer d’herbe parsemée de petits buissons qui poussaient courageusement sous les impitoyables rayons du soleil et où affleuraient d’énormes blocs de rocaille ocre s’étendait à perte de vue, offrant la même impression d’immensité qu’un océan.
Une terre de tous les possibles où les rêves les plus fous semblaient prêts à se réaliser pour peu qu’on y travaille assez dur. Où une belle gueule de vingt-cinq ans pouvait devenir le shérif d’une cité en plein essor et où un vieux misanthrope pouvait s’installer et vivre comme il l’entendait à des kilomètres du plus proche signe de civilisation. En un mot, l’Ouest.
Ils arrivèrent en vue du ranch Attano alors que le soleil commençait à disparaître à l’horizon. Celui-ci se composait d’une maisonnette branlante, d’une grange plus branlante encore et d’une remise qui encerclaient un vieux puit creusé au centre de la cour. L’ancien subsistait seul en élevant quelques têtes de bétail et en chassant à l’occasion dans la prairie alentour. On pouvait reprocher beaucoup de choses à Cornelius Attano, mais certainement pas de manquer de courage ou de ténacité.
Quand ils arrivèrent au centre de l’exploitation, ils constatèrent que le fameux invité les attendait sous le porche de la bicoque, appuyé sur une poutre porteuse. Floyd en profita pour le détailler du regard.
Ce qui sautait en premier aux yeux, c’était sa tenue de prix : veste et pantalon en soie verte, chemise jaune de qualité supérieure, haut-de-forme un peu usé et chaîne de montre en or qui dépassait de son veston. La tenue typique d’un personnage fortuné de l’Est mais, peut-être à cause de son visage sec et dur ou de ses mains calleuses, elle lui allait comme à un épouvantail.
« R’gardez donc, commenta Cornelius, goguenard. C’brave homme m’attendait comme un bon chien d’garde.
- Vous voilà enfin, Attano ! lança furieusement l’autre. Je commençais à croire que vous ne seriez pas de retour avant la nuit ! Ce sont des renforts avec vous, pas vrai ?
- Shérif, m’ssieurs les adjoints, j’vous présente Owen McNeil. McNeil, v’là les garants d’la loi d’la ville la plus proche, qu’ont eu la bonté d’v’nir voir c’qui s’tramait par ici.
- Ce qui se trame ici ? Mais on est attaqué à longueur de nuit par des bêtes mortes, voilà ce qui se trame, bordel !
- Z’allez voir c’qu’il va vous en coûter si vous continuez à m’parler sur c’ton sous mon prop’ toit, maudit zouave ! »
Sentant que la situation s’envenimait, Haures ordonna à l’étranger de regagner l’intérieur de la cabane en attendant qu’il vienne l’interroger. Comment diable ces deux types avaient-ils réussi à cohabiter pendant toute une semaine sans qu’aucun des deux n’en meure ?
Il envoya ensuite ses deux adjoints fouiller les alentours à la recherche de potentiels indices, puis reporta son attention sur le maître des lieux :
« Dites-moi, Cornelius. Tel que je vous connais, la patience n’est pas vraiment votre fort, et vous semblez en plus persuadé que c’est à ce gars que vous devez vos ennuis. Pourquoi ne pas l’avoir foutu dehors ?
- C’t’une question d’principes, shérif. Y s’ra pas dit qu’le vieux Cornelius aura failli à son devoir d’hospitalité parce qu’il aura eu peur d’démons. »
Il hésita un instant, puis ajouta :
« Pis quand on vit pauvrement comme moi, v’savez, l’argent on l’prend quand y s’présente.
- Mouais. Autre chose, vous pourriez me dire comment vous vous êtes débarrassé de vos assaillants jusque-là et ce que vous avez fait des restes ?
- J’leur ai fait leur affaire à la chevrotine, shérif ! C’est qu’ils s’délitent de partout vu qu’ils pourrissent, quoi, alors même si j’peux point les tuer une deuxième fois, j’les débite jusqu’à c’qui soient plus un danger pour personne. Et ensuite j’y fous le feu, v’nez voir. »
Attano le conduisit derrière sa maison, où un rectangle roussi d’environ deux mètres sur un était clairement visible au sol. On y distinguait très nettement les os de plusieurs spécimens de différentes espèces animales.
« J’préfère les voir comme ça, se justifia le vieil homme. J’crains moins les cendres que l’venin, les crocs pis les griffes.
- Vous avez eu raison. Écoutez, Cornelius, voilà ce qu’on va faire. Je vous le dis tout net, j’ai pas confiance en votre gars. Moi et mes adjoints allons faire mine de partir après l’avoir interrogé, mais on ira se planquer dans les rochers, là-bas, jusqu’à la tombée du jour. Il ne faut surtout pas le lui dire, ok ? Si on a bien affaire à ce que je pense, on devrait être capable de trouver l’origine de tout ça dès cette nuit.
- Vrai de vrai ? Dès c’te nuit ? Comptez sur moi, shérif, j’lui dirais ren même s’y m’collait son revolver dans l’fondement jusqu’à la gâchette, parole d’Attano ! »
Vassago et Henry revinrent vers eux à cet instant. À leur supérieur qui leur demandait ce qu’ils avaient trouvé, le premier répondit :
« Une piste, et pas trop difficile à suivre, en plus. On dirait que tout un troupeau est passé par-là. On l’a perdue au niveau des rochers, là-bas, mais elle a l’air de venir de la passe dans les falaises au nord du ranch.
- Winch n’a pas réussi à suivre leur trace à l’odeur ?
- Tu sais bien que ce pauvre Winch n’a quasiment plus d’odorat depuis que ce drôle de type lui a mis sa fameuse « poudre miracle » au nez, boss, répondit Kut sur un ton d’excuse.
- Oui, je suis pas près de l’oublier, celle-là, marmonna sombrement Floyd. Le type a fini avec des séquelles un peu plus graves qu’une simple perte d’odorat… Quand il a fallu expliquer ça au maire… Enfin bref, allons rendre une petite visite à ce bon monsieur McNeil, et pas de bavure ce coup-ci, compris ? »
Ils retrouvèrent le mystérieux personnage installé aussi dignement que possible dans un des rocking-chairs d’Attano, jambes croisées et cigare aux lèvres. La cinquantaine bien entamée, le visage ridé et légèrement tanné, il dissimulait tant bien que mal une certaine nervosité.
Quand il les vit entrer, il se leva avec une lenteur calculée et leur tendit une main qu’ils serrèrent machinalement. Floyd nota au passage qu’un colt pendait à sa ceinture.
« Alors, monsieur McNeil, si vous nous expliquiez en quelques mots votre situation ?
- Ma situation ? Mais elle est très simple, shérif, répondit l’autre d’un ton beaucoup plus aimable que précédemment. Vous avez devant vous un honnête entrepreneur de la Nouvelle-Orléans en voyage dans l’Ouest pour affaires. Il y a environ une semaine de ça, je me suis arrêté chez ce bon monsieur Attano qui a eu la gentillesse de m’offrir le gite et le couvert pour un moment, le temps pour moi de récupérer un peu avant de reprendre ma route. Et dès la nuit du lendemain, voilà que des scorpions morts-vivants débarquent par groupes de quinze ou vingt toutes les heures pour essayer de rentrer et de nous faire la peau ! Et depuis ça se répète toutes les nuits, et c’est de pire en pire !
- Je vois… Et il ne vous est pas venu à l’esprit de fuir un endroit aussi menacé ?
- C’est que… Au moins, ici, j’ai des murs autour de moi et un toit sur la tête pour me protéger, vous voyez ? Je ne ferais pas long feu seul dans la prairie… »
Haures hocha silencieusement la tête. Ça ne faisait plus aucun doute pour lui, c’était lui la cible des attaques, pas le vieux Cornelius. Décidé à tirer les choses au clair, il enchaîna :
« Vous avez des ennemis, monsieur McNeil ? Des gens qui vous en voudraient au point de souhaiter votre mort ? »
L’homme eut un infime moment d’hésitation, ce qui n’échappa à aucun de ses trois interlocuteurs.
« C’est une histoire vieille comme le monde ! répondit-il néanmoins finalement avec assurance. Les hommes qui réussissent s’attirent toujours la jalousie des ratés, c’est comme ça. Mes bons coups sur la côte ont pu pousser un déséquilibré quelconque à chercher à se venger de sa vie minable sur un gagnant comme moi.
- Rien de plus précis en tête ?
- Rien du tout. Je suis un homme sans histoires, vous savez.
- Une procession d’animaux morts qui veulent vous faire la peau, je trouve que c’est une sacrée foutue histoire, moi, intervint Kut.
- À part ça, bien sûr. »
Floyd laissa le silence s’installer un instant, désireux d’augmenter l’impact de sa question à suivre.
« Encore une chose… Quel genre d’entrepreneur cousu d’or de la côte Est néglige volontairement le confort des hôtels de la ville toute proche pour aller s’enterrer dans un ranch miteux avec un hôte aussi agréable que Cornelius Attano ? »
Cette fois, l’Écossais fut complètement désarçonné par la question. Il ne parvint qu’à grommeler maladroitement :
« C’est que, je me suis un peu perdu, et… J’aime le calme, alors je me suis dit…
- Ça suffira, monsieur McNeil. Je vais vous demander, à vous et à monsieur Attano, de ne pas quitter la maison et de rester sur vos gardes cette nuit. Si tout va bien, nous reviendrons demain matin et nous pourrons…
- Revenir demain matin ?!? Vous ne restez pas cette nuit ?!?
- C’est que nous avons toute une ville sous notre responsabilité, monsieur McNeil. Je ne peux pas me permettre de me passer de mes hommes pour défendre aussi peu de gens aussi loin d’Aleph. Mais vous vous en êtes sortis jusque-là, je suis sûr que vous tiendrez une nuit de plus.
- Mais nous avons failli y passer la dernière fois ! explosa l’étranger. Ça sera pire cette nuit ! C’est toujours pire que la nuit d’avant !
- Raison de plus pour faire preuve de prudence. À demain. »
Et les trois défenseurs de l’ordre quittèrent la maisonnette, ignorant royalement les protestations énergiques du dandy. Cinq minutes plus tard, ils étaient à nouveau juchés sur leurs montures et s’éloignaient dans le couchant sous le regard atterré de l’Écossais et complice du maître des lieux.
Quand ils furent à quelques encablures des bâtiments, le shérif entreprit d’exposer son plan à ses compagnons. Sergio réagit immédiatement par un :
« Planquer ici cette nuit ? Mais j’avais justement prévu de passer ma soirée à me bourrer la gueule dans le bouge de Grym, ce soir…
- Tu réalises que c’est ce que tu fais quasiment tous les soirs, Russkiy ? le coupa Xavier.
- Et alors ? C’est pas une raison pour me sucrer mes petits plaisirs personnels.
- Pas de protestations, les gars. On va s’installer dans cet amas rocheux, là-bas. On pourra y cacher les chevaux et garder un œil sur les alentours de la ferme sans être vus. »
Les trois hommes improvisèrent un souper à base de viande séchée et de haricots qu’ils durent manger froid, car un feu de camp les aurait fait repérer immédiatement. Les deux adjoints entamèrent ensuite une discussion passionnée sur les dernières innovations en matière d’armement imputables à la guerre civile qui dériva sur des anecdotes de saloon qui auraient suffi à elles seules à remettre en question leur légitimité en tant que garants de la loi.
Haures les appréciait et il sentait que c’était réciproque, mais il avait toujours l’impression qu’une sorte de mur invisible le séparait de ses collègues. Là où lui avait choisi sa voie par idéalisme, eux semblaient plus attirés par la paye et l’action garanties par le job. Il savait qu’il pouvait compter sur eux quand la mission l'exigeait, mais ne se hasardait à aucun pronostic pour le reste. Au moins ne le laissaient-ils pas gérer cette affaire seul.
La nuit tomba pour de bon et la température, étouffante dans la journée, devint de plus en plus glaciale. Il ne fallut pas longtemps pour que Vassago, prétextant la nécessité de se réchauffer en l’absence de feu, ne tire une flasque de whisky d’une poche intérieure de son cache-poussière. Après y avoir prélevé une large rasade, il en proposa à ses deux compagnons d’infortune. Haures, bien que peu porté sur la boisson, accepta, ce qui eut pour effet de réchauffer un peu l’atmosphère.
La conversation dériva alors sur les mystérieuses attaques :
« Moi et Sergio, on en a discuté en pistant, tout à l’heure, déclara Kut. Pour nous, c’est un nécromant, ça c’est certain, et un nécromant qui en veut à l’Écossais.
- C’est ce que je crois aussi, approuva Floyd. Et McNeil espérait sûrement lui échapper en venant s’enterrer dans ce trou perdu. La question, maintenant, c’est de savoir pourquoi il lui en veut ?
- Ça, j’en sais rien, intervint Vassago. Mais ce que je sais, c’est qu’il est pas aussi bourgeois qu’il veut bien le faire croire.
- Qu’est-ce qui te fais dire ça ?
- Sa réaction devant ma brûlure. D’habitude, quand un cul-serré voit ma gueule, ça lui colle les jetons et il peut pas s’empêcher de le montrer. Soit il passe son temps à me jeter des coups d’œil, comme si j’allais pas le remarquer, soit il fait tout son possible pour m’éviter du regard.
- Et comment a réagi McNeil ?
- Il s’en foutait complètement. M’est avis qu’il est familier de la chose. Il a peut-être du pognon maintenant, mais ça n’a pas toujours dû être le cas, ou alors il l’a pas gagné en gardant les mains propres.
- Il y a autre chose qui me turlupine dans l’affaire, ajouta Floyd. La dernière fois qu’on a eu affaire à un nécromant, il avait essayé de justifier sa profanation du cimetière en nous disant qu’il était beaucoup plus simple de « réveiller » un être humain, parce que la « compatibilité » était meilleure… Alors pourquoi celui-là contrôle-t-il des animaux ? »
Deux heures s’écoulèrent sans que rien ne se passe, et le shérif et ses adjoints commencèrent à penser qu’ils étaient juste victimes d’une blague de très mauvais goût.
Haures avait dégainé un des accessoires les plus précieux mis à sa disposition : une longue-vue dorée et gravée de symboles ésotériques qui mettait en évidence les traces laissées par les magies les plus communes. Seul son sens du devoir le poussait encore à scruter la plaine malgré son scepticisme.
Tout d’un coup, une imposante forme d’un vert brillant lui apparut à travers la lunette. Quand il en détacha son œil, il ne vit que les ténèbres nocturnes. Ça ne pouvait être que ça. Il gratifia Vassago, assis à côté de lui, d’un coup sec du coude pour le prévenir que la fête allait commencer. Celui-ci s’empressa de transmettre à Kut. En quelques minutes ils étaient à cheval, carabines en main.
Ils déboulèrent dans la cour centrale juste à temps pour assister à une scène cauchemardesque.
Attano avait jeté au sol une torche improvisée qui suffisait à peine à éclairer un monstrueux bison qui avançait vers sa propriété d’un pas maladroit, presque mécanique. L’animal semblait mort, ou au moins avait-il dû l’être à un moment ou à un autre car son flanc gauche présentait un large trou sanguinolent où la chair était à vif, comme si des charognards s’étaient lancés dans un festin brusquement interrompu.
« Imya boga… », pesta Vassago.
Le vieux fermier pointait déjà un fusil de chasse à double canon sur la bête. Le tir de chevrotine l’atteignit juste au-dessus de l’épaule avant gauche, mais les plombs ne semblèrent pas lui faire plus d’effet que des piqûres d’insectes.
C’est alors que le bison chargea le côté est de la cabane avec une vivacité inattendue. Son puissant coup de tête fit trembler toute la baraque sur ses fondations, une vitre explosa et plusieurs planches valdinguèrent. C’était un miracle que la bicoque tienne encore debout.
Attano pestait comme un beau diable en rechargeant son arme, noyant l’animal sous un flot de menaces et d’injures à peine compréhensible entrecoupé de crachats.
Confrontés à la proximité du bison mort-vivant, à la détonation du coup de feu ainsi qu’à l’agitation ambiante, les chevaux devinrent nerveux, piaffant et s’ébrouant. Les trois hommes du bureau du shérif démontèrent et entreprirent de vider le chargeur de leurs Winchester dans la monstruosité. Les balles traversaient la chair en putréfaction avec un bruit mou écœurant, sans provoquer la moindre réaction.
Comment pouvaient-ils espérer tuer quelque chose qui n’était déjà plus vivant ?
C’est Sergio qui se souvint le premier de la réponse.
Comme pris d’une illumination, il se précipita vers ses sacoches de selle et en tira une lampe à pétrole ainsi qu’un récipient de taille moyenne. Revenant vers eux, il jeta à Kut la première en lui ordonnant de l’allumer et de rappeler son chien qui s'était jeté à l'assaut d'une des pattes de du ruminant, puis jeta le second sur l’animal. Un liquide noir et poisseux commença à se répandre sur son dos.
Ayant compris ce qu’il voulait faire, Xavier alluma l’ustensile et lui fit suivre la même trajectoire. Le bison commença alors à flamber comme du bois sec. Il ne parut pas souffrir, mais ses mouvements devinrent de plus en plus désordonnés, avant qu’il ne s’effondre lourdement sur le flanc.
Les quatre hommes observèrent la carcasse se consumer pendant de longues minutes, encore abasourdis par ce à quoi ils venaient d’assister. Leur mutisme ne fut rompu que par l’apparition de McNeil qui, surgi de la maison de son hôte son revolver à la main, couru vers eux en s’écriant :
« Vous l’avez eue ? Bon Dieu, vous avez eu cette horreur ? »
L’ignorant complètement, Cornelius se tourna vers ses sauveurs et leur lança avec une reconnaissance à peine feinte :
« Merci d’êt’ rev’nus, les gars ! C’coup si y m’aurait p’têt’ rasé ma baraque avant qu’j’arrive à m’en débarrasser. Mais au moins z’avez vu qu’j’vous racontais pas d’bobards.
- Un bison ? Un bison ! s’exclama l’Écossais. Et qu’est-ce que ça va être la prochaine fois ? J’espère que vous avez une idée de la façon dont vous allez mettre fin à tout ça, shérif !
- J’ai une idée, en effet », répondit calmement Floyd.
Il appela sa jument d’un sifflement, lui flatta l’encolure puis tira de sa sacoche de selle la longue-vue qu’il avait utilisée plus tôt.
« Ceci, monsieur McNeil, va nous permettre de retrouver le marionnettiste en suivant les fils qu’il a tirés. Grâce à ce petit bijou, on va remonter la piste d’énergie qui relie votre « déséquilibré » à l’instrument de sa vengeance, pour peu qu’on s’y prenne assez vite. Et vous allez venir avec nous. »
McNeil regarda Floyd comme s’il venait tout juste de lui annoncer que le président Lincoln habitait sur la lune.
« Mais… Vous êtes censé assurer ma sécurité, pas vrai ? Qu’est-ce que j’irais faire là-bas ?
- Justement, monsieur McNeil, je vous protégerai bien mieux en vous ayant sous la main, et je sens que je vais avoir besoin de vous pour y voir clair dans cette histoire. Attano, restez ici mais soyez prudent, vous pourriez encore recevoir de la visite cette nuit.
- Z’inquiètez pas, shérif, j’saurai les r’cevoir, même si c’est tout un troupeau c’coup-là.
- C’est bon à savoir. Nous, on part à pied. Le chemin ne sera sûrement pas praticable par les chevaux. »
La piste, qui se présentait sous la forme d’une traînée de brume verdâtre uniquement visible à travers la lorgnette, conduisit le quatuor vers la passe qui traversait de part en part les falaises du nord, comme les deux adjoints l’avaient prévu.
Bientôt ils durent s’engager sur un terrain accidenté et traître, progressant sur des corniches étroites avec pour seul éclairage les timides rayons de lune et deux lampes à huile. Winch ouvrait la route, humant l’air par habitude bien qu’il ne puisse plus sentir grand-chose. McNeil était encadré et soigneusement surveillé par Sergio et Xavier.
Plus le temps passait et plus la piste s’estompait, il fallait donc faire vite. Quand, une heure après leur départ, ils atteignirent ce qu’ils estimèrent être leur destination, à savoir une cavité profonde percée à flanc de la falaise, elle se réduisait à des tâches ténues là où le nécromant avait dû intensifier ses efforts pour faire franchir à sa marionnette de chair des passages particulièrement techniques.
Les hommes gardèrent le silence, espérant conserver l’effet de surprise. Floyd prit la tête du groupe, Winchester en main, suivi par Henry et son chien, puis l’Écossais, et enfin Vassago qui fermait la marche. Ils remarquèrent sur les murs des peintures anciennes : peut-être l’endroit avait-il servi autrefois de refuge à des chasseurs indiens de passage. Il était en tout cas idéal pour ça, la cavité s’avérant profonde, suffisamment large pour laisser passer un homme debout mais pas assez pour que les éléments puissent s’y engouffrer.
Quand ils aperçurent la lueur chaude d’un feu qui illuminait la paroi à l’endroit où le couloir naturel formait un coude, ils surent qu’ils ne s’étaient pas trompés. Ils vérifièrent une dernière fois que leurs armes étaient prêtes à l’emploi, puis avancèrent.
À cet endroit, la grotte s’élargissait brusquement, devenant aussi haute que deux hommes et assez large pour que trois puissent s’y tenir côte à côte, les bras tendus. Un feu vif brûlait au centre, précautionneusement délimité par un cercle de petites pierres, et diffusait une chaleur bienfaitrice dans l’espace confiné. Derrière le feu, assise sur une pierre plate, se tenait une jeune Noire qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ans.
Elle ne parut pas surprise de les voir, et lança d’un ton cérémonieux :
« Ainsi va la justice dans ce monde : le coupable se présente sans peur devant ses victimes, protégé par ceux qui prétendent servir la loi. »
Haures était complètement désarçonné : il s’était attendu à beaucoup de choses quant à l’identité du maître des morts, mais certainement pas à ça. S’efforçant de faire preuve d’autant d’autorité que possible, il lança :
« Mademoiselle, je suis le shérif d’Aleph, et voici mes deux adjoints. Il semblerait que vous soyez impliquée dans une affaire de nécromancie et d’atteinte à l’intégrité des biens et des personnes. Je vais vous demander de nous suivre sans faire d’histoires jusqu’à mon bureau pour que nous puissions traiter le problème dans le respect des lois du comté.
- Je ne crois pas, non… » cracha l’adolescente avec mépris.
Et, sortant d’un renfoncement plongé dans l’ombre, un puma se présenta d’un pas souple, malgré la décomposition qui avait rendu à plusieurs endroits ses os visibles. En un instant, il se plaça entre sa maîtresse et les intrus. Le félidé était dans un état pitoyable, mais ses crocs et ses griffes paraissaient aussi redoutables que de son vivant.
Tout se passa très vite. Le prédateur bondit droit sur Floyd, qui vit sa dernière heure arrivée, mais une forme noire massive l’intercepta au vol : Winch, le chien de Kut, avait été le premier à réagir et avait saisi le félin à la gorge. Les deux bêtes roulaient maintenant sur le sol, engagées dans un corps-à-corps furieux.
Visiblement prise de cours par cette intervention, la jeune femme peinait à réagir efficacement, et sa marionnette ne tarda pas à être taillée en pièce.
Xavier rappela finalement son chien et, connaissant désormais la manœuvre, Sergio lança un autre réservoir de pétrole sur la carcasse encore agitée de soubresauts. Floyd porta le coup de grâce en lui jetant sa lanterne, et il brûla comme le bison avait brûlé avant lui.
Quand le shérif se retourna vers leur assaillante, il remarqua qu’elle pleurait de rage.
« Pas comme ça… murmura-t-elle. Pas aussi près du but… »
Haures se surprit à prendre en pitié cette gamine qui, à cet instant plus que jamais, ne semblait pas être tout à fait sortie de l’enfance. Adoptant cette fois une voix un peu plus réconfortante, il déclara :
« Mademoiselle, j’essaye de comprendre pourquoi vous cherchez à tuer cet homme et j’aimerais avoir votre version des faits…
- Il faut qu’on abatte cette négresse ! intervint à cet instant McNeil. Avant qu’elle ne nous envoie un autre démon ! »
Voyant qu’aucun des trois autres ne réagissait, il commença à porter la main à la crosse de son colt mais, avant qu’il ait pu dégainer, ceux de Vassago et d’Henry furent pointés sur lui.
« Hola, du calme, l’ami, lui intima le premier. Tu vois pas que le shérif est en train de causer ?
- Mais qu’est-ce que… ? Comment osez-vous… ? » s’étrangla l’Écossais.
D’un simple regard, l’adjoint lui fit comprendre que ça n’était vraiment pas le moment de lui taper sur les nerfs et l’autre se tut piteusement. Mise en confiance par ce retournement, l’inconnue soutint tour à tour longuement leur regard, comme si elle cherchait à jauger leur âme. Puis, quand sa curiosité fut satisfaite, elle commença son récit :
« Je m’appelle Kani, et je suis née esclave et fille d’esclave dans l’une des plus grandes plantations de cannes à sucre de Louisiane. J’y ai subi tous les mauvais traitements que les Blancs réservent à ceux de ma race : le travail harassant, les privations, les humiliations, les violences… Et pourtant, je n’étais pas une esclave comme les autres, et je n’étais pas prisonnière d’une plantation comme les autres.
Ma mère était ce que vous autres appelez une sorcière, car elle maîtrisait les arcanes du vaudou qu’elle m’a enseignés.
- Ça explique les bestioles mortes pas tout à fait mortes, intervint Kut.
- C’est en effet un des aspects de notre religion que vous retenez, vous, les Blancs, parce que votre Dieu ne vous permet rien de semblable.
Et c’était précisément ce qui intéressait les propriétaires de la plantation. Ils avaient eu une idée maléfique pour semer la terreur dans le cœur des miens : capturer des femmes qui savaient le vaudou et les forcer à réanimer les esclaves morts en fuyant la plantation ou en étant châtiés par les maîtres. Leur message était : si vous voulez les imiter, réfléchissez bien, car nous ne nous soucions pas que vous soyez vivant ou mort, vous travaillerez pour nous de toute façon. »
Haures sentit son cœur se retourner. Ils étaient très nombreux en Amérique à considérer que ces traitements réservés aux Noirs était normaux et résultaient d’une sorte de logique naturelle implacable. C’était même pour cette raison, à ce qu’on disait, que la guerre entre le Sud et le Nord avait été déclenchée.
Lui ne pouvait comprendre qu’on traite ainsi un autre être humain, peu important sa couleur de peau.
« Quel rapport avec celui-là ? demanda-t-il doucement en pointant d’un doigt méprisant McNeil qui tremblait derrière lui – de peur ou de colère ?
- J’y viens. Les gardiens de la plantation avaient fait en sorte que les esclaves profanes et les femmes sachant le vaudou se vouent une haine féroce. Les autres esclaves considéraient que les femmes vaudou étaient les complices des maîtres qu’elles aidaient volontairement. Ils ignoraient que le châtiment qui attendait celles qui désobéissaient était pire que la mort.
Mais quand la guerre a éclaté, beaucoup des contremaîtres ont été appelés dans l’armée du Sud et nous avons repris espoir. Pour compenser leur départ, le chef contremaître a redoublé de violence envers nous, mais il a eu tort. Cela n’a pas fait grandir notre peur, mais notre colère. Et ce chef contremaître, c’était cet homme qui est avec vous, Abe Crawford. »
Ainsi l’Écossais n’était pas plus Écossais que Floyd était Esquimau. Les trois hommes de loi lui jetèrent des regards noirs sans chercher à dissimuler leur haine et leur dégoût.
« Enfin les femmes vaudou et les autres esclaves ont réussi à s’entendre et enfin nous nous sommes révoltés, continua Kani. Nous avons tué tous ceux qui nous avaient fait du tort comme ils avaient tué les nôtres, mais Crawford a réussi à s’enfuir. Ma mère est morte courageusement en combattant, alors j’ai décidé que je devais accomplir notre vengeance jusqu’au bout et j’ai poursuivi Crawford à travers tout le pays jusqu’ici.
- Je comprends un peu mieux… murmura Haures. Encore une chose, pourquoi avoir réanimé des animaux plutôt que des hommes ? Ça n’aurait pas été plus simple ?
- Si, mais je ne voulais pas m’abaisser au niveau de ce chien en utilisant les corps d’innocents pour atteindre un ennemi. J’ai relevé des animaux déjà morts et rien d’autre. Il ne mérite pas mieux.
- Bon, très bien. Voilà ce qu’on va faire. Vous allez tous les deux nous suivre en ville où on décidera de la suite des événements. Vous serez sûrement présentés au juge, qui décidera quoi faire de vous. »
Dans son trouble, c'était la seule chose qu'il avait trouvée à faire pour l'instant.
McNeil, ou plutôt Crawford, ne semblait pas en mener large. Il parut envisager un instant de dégainer, mais les armes des adjoints pointées sur lui et Winch qui l’observait comme un potentiel morceau de choix l’en dissuadèrent. Kani n’était pas ravie non plus, mais elle paraissait à court de solutions et se résigna.
Le chemin du retour s’avéra moins périlleux, car la lune, plus haute dans le ciel, éclairait mieux la passe qu’à l’aller. Floyd, qui marchait en tête, était pourtant plus préoccupé que jamais : il était confronté à un dilemme moral comme il en avait rarement rencontré au cours de sa courte carrière.
Abe Crawford était une ordure de la pire espèce, il l’avait pressenti dès le début et venait d’en avoir la confirmation. Pourtant, ses exactions avaient été commises hors de sa juridiction, dans un état confédéré où l’esclavagisme était défendu comme un droit légitime. De plus, les preuves manquaient : l’esclavagiste avait apparemment fait de gros efforts pour brouiller les pistes, notamment en changeant d’identité, et ce serait sa parole de « riche entrepreneur » contre celle d’une esclave en fuite. L’idée que lui puisse s’en tirer tandis qu’elle finirait au bout d’une corde lui hérissait le poil au point que, malgré sa probité, il cherchait déjà un moyen de laisser la jeune femme s’échapper sans éveiller les soupçons.
C’est alors qu’il entendit une succession de sons étranges derrière lui : d’abord une sorte de bruit mat, comme un coup ou une bourrade, puis un cri de surprise qui se mua en hurlement d’horreur, lequel se prolongea et fut rapidement accompagné des bruits sourds et répétés qui semblaient de plus en plus distants.
Quand il se retourna, il vit Vassago qui se tenait là où Crawford était quelques instants auparavant et qui regardait en contrebas de la corniche abrupte sur laquelle ils progressaient depuis un moment. Suivant son regard, il aperçut le corps désarticulé, couvert de poussière et vraisemblablement sans vie dudit Crawford. Le regard de Kani, teinté d’une joie sauvage, allait du cadavre à Vassago. Kut, lui, contemplait la scène avec indifférence.
« Oh non, constata Sergio d’un ton parfaitement neutre. Monsieur Crawford a malencontreusement dérapé au cours de notre périple et s’est malheureusement pété tous les os, crevant ainsi comme le tas de merde qu’il était, sans que ce soit la faute de personne d’autre que lui-même.
- Et Attano ? l’interrogea Haures.
- J’ai cru comprendre qu’il ne l’appréciait pas beaucoup, ça ne devrait pas plus l’attrister que ça. Surtout si on lui laisse une partie de l’argent de la malheureuse victime en compensation des problèmes occasionnés. Le reste ira à la gamine. »
Le shérif haussa les épaules et reprit sa route. Sans doute aurait-il dû blâmer son subordonné, peut-être même aurait-il fallu l’arrêter sur-le-champ pour meurtre, mais il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était au fond pour le mieux.
Après quelques instants, il lança à l’ancienne esclave, le cœur plus léger :
« Dites-moi, Kani, vous savez ce que vous allez faire, maintenant ?
- Non, je l’ignore. Je suis libre de mes anciens maîtres et libre de ma promesse de vengeance, mais je n’ai plus d’attache nulle part.
- Vous pourriez peut-être vous installer à Aleph, vous savez ? L’existence y est rude, on a notre lot d’enfoirés qui essayeront peut-être de vous mener la vie dure, mais c’est pas pire qu’ailleurs, et on fait notre possible pour que ça reste un endroit où il fait bon vivre. Qu’est-ce que vous en dites ? »