« Tout ce chemin, toutes ces recherches pour finalement ne pas réussir à toquer à sa porte. »
Telles étaient les pensées qui traversaient l’esprit d’Helen alors qu'elle contemplait ce qui lui semblait être à cet instant l’obstacle le plus formidable auquel elle eut jamais été confrontée. Et cet obstacle si extraordinaire se trouvait n'être qu'une simple porte en bois.
Cet instant, elle l’avait tourné et retourné dans sa tête des années durant. Elle en avait imaginé chaque seconde. Elle avait même soigneusement préparé les réponses les plus appropriées à toutes les questions qu’il aurait pu vouloir lui poser. Et pourtant, confrontée à une simple porte, sa porte, elle se sentait incapable de faire un pas de plus.
Peut-être aurait-elle encore attendu des heures ainsi, plantée au milieu de ce couloir étriqué où planait une désagréable odeur de renfermé, si une voisine n’avait pas soudainement fait irruption sur le palier, l'arrachant à sa torpeur. Presque contre son gré, elle frappa au battant de la porte et attendit, luttant contre une envie insistante de vider les lieux à toutes jambes.
L’isolation sonore du bâtiment étant pour le moins calamiteuse, elle entendit l’occupant de l’appartement approcher d’un pas lourd et claudiquant aussi clairement que si elle s’était trouvée de l’autre côté de la porte. Elle ne parvint à retrouver pleinement son calme qu’à grands renforts de relativisation, se remémorant les innombrables occasions autrement plus périlleuses où sa vie avait été en danger. Qu'était une simple discussion en comparaison ? Il n'y avait pas de raison d'avoir peur…
Et la porte s’ouvrit.
Dans l’encadrement se tenait un septuagénaire encore vigoureux qui la toisa de haut en bas avec un brin de méfiance, avant de lui demander d'une voix rauque mais assurée :
« Je peux vous aider ? »
Du russe, bien évidemment. Une langue qu’Helen avait au départ apprise tout spécialement dans l’optique de cette rencontre… Et qui, il fallait bien l’avouer, lui avait été utile plus d’une fois dans le cadre de sa profession.
« Capitaine … Tsukanov ? » demanda-t-elle.
Le vieil homme éclata d’un rire sans joie qui évoquait plutôt un grognement.
« Tsukanov, oui, mais plus « capitaine » depuis bien longtemps. Je pensais avoir assez mérité une retraite tranquille… On se connait ?
- Pas vraiment, enfin… Disons que moi, je vous connais. Vous seriez disposé à discuter un peu ? »
Le vieillard la dévisagea, plus circonspect que jamais. Helen aurait même pu jurer qu’une arme devait être cachée, toute proche, et qu’il hésitait très sérieusement à s’en saisir.
« C’est à propos de l’Afghanistan », lança-t-elle dans l’espoir de le convaincre.
Le militaire à la retraite l’observa encore un moment, et, alors que l’attente devenait presque insoutenable, il s’effaça, libérant le passage vers l’intérieur. Soulagée, Helen entra.
Le logement de Tsukanov était un ancien appartement communautaire datant de la période soviétique, avec tout ce que ça impliquait de vétusté et de simplicité, mais il paraissait néanmoins propre et bien ordonné. La visiteuse décelait dans l’alignement parfait des meubles et des rares bibelots un témoignage inattendu du passé martial de son hôte.
« Passez donc dans le salon. Vous n’allez pas restée plantée dans le couloir, si ? grommela-t-il.
- Excusez-moi, je ne voulais… »
Le vieil homme la dépassa sans même lui laisser le temps de finir sa phrase. Helen remarqua alors qu’il se déplaçait à l’aide d’une canne, sans doute à cause de la raideur qui paralysait sa jambe gauche. Il atteignit cahin-caha un fauteuil usé par le temps dans lequel il se laissa lourdement tomber avant de lui en indiquer un autre beaucoup moins râpé, placé juste en face, du bout de sa canne.
Une fois la jeune femme installée, sans échanger un mot, ils entreprirent de se détailler mutuellement.
Bien que son visage fût sillonné de rides, que ses cheveux d’un gris passé tirant sur le blanc aient perdu tout éclat depuis longtemps et que ses yeux fussent légèrement voilés, l’apparence de l’ancien trahissait encore une certaine vivacité de corps et d’esprit. Le regard d’Helen fut attiré quelques instants par trois tâches noires, semblables à des traces de brûlures, disposées en triangle sous son œil droit. Elle crut y reconnaître un souvenir de son ancien « travail ».
Lui, plutôt que de s’intéresser à ses longs cheveux noir et soyeux, à son visage de cinquantenaire aux traits volontaires et à ses yeux pailletés d’or, semblait vouloir percer à jour ce qui se cachait sous le masque de chair.
Comme une espèce à part fondue dans le biome humain, les individus qui avaient fréquenté l’anormal de près savaient parfois se reconnaître d’un simple regard.
Déjà lassé de l’impénétrable silence qui était en train de s’installer, l’hôte lança finalement :
« Bon, allez, assez ri. L’Afghanistan, vous disiez… Si vous n’aviez pas ouvert la bouche, j’aurais pu croire que vous étiez la sœur ou la copine d’un ancien camarade de combat lancée sur les traces d'un proche, ou quelque chose comme ça, mais votre accent… Vous n’êtes clairement pas originaire d’Europe de l’est. »
Helen sourit. L’âge n’avait rien fait perdre de sa perspicacité au vieil homme.
« Vous avez raison. Je ne suis pas liée à un de vos anciens frères d’armes, et je ne suis pas d’origine slave. Mais, avant de répondre à vos questions… M’autoriseriez-vous à vous en poser une ? »
Tsukanov l’observa quelques instants, le regard soupçonneux, avant de pousser un grognement d’assentiment.
« Êtes-vous le capitaine Tsukanov qui a ordonné le retrait des troupes soviétiques stationnées dans le secteur d’Hashdaar en février 1988 ? »
La méfiance du septuagénaire se mua instantanément en surprise, et c’est d’une voix troublée qu’il confirma :
« C’était moi, en effet, mais comment… »
Plus aucun doute possible. Elle ne lui laissa même pas le temps d’achever sa phrase avant de reprendre la parole :
« Permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Helen Flores, essentialiste de mon état. Ce qui veut dire, au cas où vous l'ignoreriez, que je dispose de… talents et de connaissances qui me permettent de percevoir et d’influer sur l’essence même des choses… »
Ce fut au tour de son interlocuteur de lui couper brusquement la parole :
« Je sais ce qu'est un essentialiste. Vous l’avez créée, pas vrai ? La sphère ? »
Helen resta muette quelques secondes. Toutes les représentations mentales qu’elle s’était faite de la scène la voyaient avouer d’un ton solennel son implication dans les événements du début de l'année 88, et elle ne put s’empêcher d’être un peu déçue.
« Créée ? Non. Je n’aurais pas cette prétention. Modifiée pour qu’elle détecte les ressortissants soviétiques situés dans son aire d’effet et qu’elle s’étende en conséquence, oui. Mais ça n’en fut pas moins le chef-d’œuvre de ma vie. Aucun de mes collègues n’aurait pu prétendre avoir atteint un tel niveau de précision et de rendement, surtout à l’époque… »
Consciente qu’elle s'étendait peut-être un peu trop, la cinquantenaire se tut et laissa quelques instants au Russe pour lui permettre d'assimiler l’information.
« Bon dieu, alors un être de chair et de sang était bien derrière tout ça, en fin de compte… Mais comment avez-vous procédé pour…
- …La détection ? Hé bien… Il n’est pas évident d’expliquer les arcanes de mon art, mais… Imaginez-vous l’essence d’un individu comme étant une accumulation de strates. C’est la combinaison de toutes ces strates qui fait notre unicité à chacun. Mais de très nombreuses strates peuvent être communes à plusieurs individus…
- Y compris aux habitants d’un même pays ?
- Exactement. La langue parlée, la culture, l’attachement à une terre natale, l’identification à un système de valeurs ou à certains archétypes… Ce sont autant de ficelles sur lesquelles on peut jouer pour distinguer les habitants d’une même zone géographique des autres.
Mais isoler et agir très précisément sur ces strates est infiniment complexe. Disons qu'on parle d'un travail à échelle infinitésimale, et les tentatives dans le domaine sont bien souvent assez grossières. Elles finissent par concerner trop de monde ou trop peu. Elles contiennent très souvent des leviers parasites, ou finissent par se détériorer rapidement…
Pour être honnête, je dois très probablement mon succès de l’époque autant à mon talent qu’à la chance. Je n'ai d'ailleurs jamais réussi à produire un autre ouvrage de cette qualité, malheureusement… »
Le vieil officier resta longuement abasourdi, le regard perdu dans le vide. À tel point qu’Helen craignit quelques secondes qu’il ait complètement perdu pied face à ce flux d'informations. Puis il s’anima et lui lança, le ton de sa voix trahissant une vive émotion :
« Si vous saviez combien de temps… Viktor était persuadé que c’était l’un d’entre vous qui avait fait le coup, mais les autres affirmaient que c’était impossible d’atteindre une précision pareille dans le ciblage avec des méthodes de ce genre… On vous a cherché pendant si longtemps…
- À vrai dire, moi aussi je vous cherche depuis très longtemps, capitaine. »
L’homme se rembrunit brusquement.
« Je vois… Vous êtes venue vous venger parce que j'ai salopé votre sale boulot, pas vrai ?
- Non, vous n'y êtes pas. Je suis venue vous remercier. »
Incrédule, il répéta :
« Me… Remercier ?
- Vous remercier, oui.
- Me remercier… »
Tout en prononçant ces mots, il ouvrit mécaniquement le buffet qui trônait juste à côté d’eux et en extirpa une bouteille d'une vodka de bonne qualité et deux verres, qu’il remplit aussitôt généreusement.
« Je ne bois pas, se sentit obligée de préciser l’essentialiste.
- Moi non plus, d’ordinaire. J’ai vu bien trop de gars – et de femmes aussi, d'ailleurs – sombrer là-dedans pour oublier… Mais pour l’occasion… Alors, de quoi voulez-vous me remercier, au juste ? »
Helen prit sa respiration. On y était. L’instant qui à lui seul justifiait ces années passées à glaner des informations de-ci de-là, à apprendre la langue de l’homme qui la recevait à cet instant expressément pour pouvoir converser avec lui, à tourner et à retourner dans sa tête les mots qui allaient suivre, comme un joaillier polit et repolit une pierre précieuse pour en tirer le meilleur éclat.
Elle se lança dans la conversation comme on plonge d'une falaise de cinquante mètres :
« Les essentialistes ont… une perception du monde très différente de celle du commun des mortels, et ce dès le plus jeune âge. Nous pouvons toucher du doigt des notions purement conceptuelles, totalement intangibles pour le reste de l’humanité, et bon nombre de jeunes gens dotés de mes talents se targuent de pouvoir en découvrir seuls le sens profond, caché. Je ne faisais pas exception.
Mon obsession à moi était le genre humain. Il m’agaçait autant qu'il me fascinait. Je ne pouvais pas comprendre comment notre espèce pouvait être à la fois à l’origine de choses aussi belles et aussi monstrueuses. Les œuvres d’art bouleversantes à vous en tirer des larmes et la bonté la plus désintéressée d’un côté, la violence futile et la mort donnée à échelle industrielle d’un autre. »
Sentant une boule se former dans sa gorge, elle se résigna à avaler une gorgée d’alcool, y cherchant le courage nécessaire pour poursuivre ses aveux. Le liquide lui brûla la langue et l’œsophage, ce qui n’était pas si désagréable que ça.
« Quand les troupes soviétiques sont entrées en Afghanistan, en 1979, j’étais encore jeune. Mais cela m’a révoltée. Pas pour des considérations géopolitiques – tout ça n’avait aucune espèce d’importance pour moi – mais parce que c’était une énième preuve de la futilité et de la bestialité de la nature humaine. N'était-elle jamais repue de massacres ?
La plupart de mes confrères vivaient alors en mettant leur art au service d’autrui, moyennant de généreuses rétributions. Je ne faisais pas exception à la règle, et, bien qu'ils me dégoûtaient, les champs de bataille étaient l’endroit idéal pour trouver des clients prêts à payer généreusement.
Je me suis donc rendue moi aussi en Afghanistan, et j’y ai vu toutes les horreurs qu’on peut imaginer : la mort, la violence, la cruauté, déchaînées contre tout et tout le monde, encore et encore. Plus le temps passait, plus ce que je voyais broyait à mes yeux tous les mérites que j'avais pu accorder à l’humanité.
Très vite, même les actes de générosité, de sacrifice désintéressé et d’entraide dont je fus témoin de part et d’autre ne suffirent plus à apaiser mon dégoût. »
Helen marqua une pause, chamboulée à l'évocation de ces souvenirs douloureux. En face d’elle, Tsukanov, suspendu à ses lèvres, avait saisi son verre sans en tirer une seule gorgée. On pouvait lire dans son regard qu'il était lui-même replongé trente ans en arrière.
« Alors… Quand ils sont venus pour me demander de créer une arme susceptible de chasser définitivement vos troupes hors d’Afghanistan… J’ai décidé de leur donner exactement ce qu’ils voulaient, et bien plus encore. C’était pour moi le dernier test à faire passer au genre humain, mon ultimatum : mettez de côté votre fierté, votre haine et votre soif de pouvoir et de sang pour régler le problème, où disparaissez engloutis par la sphère. Aussi simple que ça. »
Nouvelle pause. Dérouler son histoire était de plus en plus éprouvant.
« Bien piètre juge du genre humain que l’être humain lui-même, n’est-ce pas ? Je m’étais un temps crue inquisitrice légitime de notre espèce, je n’étais qu’une pécheresse comme les autres. J’avais tout simplement lâché une nouvelle arme destructrice, insatiable et impitoyable, une véritable déesse guerrière, au milieu de toutes les autres. Mais la mienne était susceptible de tous nous détruire jusqu’au dernier sans qu’on puisse rien n'y faire. J'avais de très loin surpassé en cruauté et en orgueil ceux que je méprisais tant.
Quand j’ai compris la folie de mon geste, il était déjà trop tard. Les moudjahidines à qui elle avait été confiée l’avaient déclenchée, et je ne pouvais plus rien faire pour inverser le processus. Quelques temps après, vous arriviez sur place, et toutes les conditions étaient réunies pour que la sphère commence à s’étendre sans plus jamais s’arrêter. »
Elle prit une ultime gorgée de vodka, décidée à garder les idées claires jusqu’au bout.
« Quand les moudjahidines et leurs alliés ont compris ce que j’avais fait, j’ai dû fuir pour échapper à leurs représailles. Mais j’ai continué à suivre la situation de loin. J’ai plus tard appris qu’ils s’étaient déployés dans les hauteurs de la vallée où vous étiez stationnés, et j’ai cru que tout était perdu. Vous alliez vous battre, d’autres des vôtres viendraient, et la sphère grandirait plus vite encore.
Mais rien de tout ça n’est arrivé. Il n’y a pas eu de combats. Vous et vos hommes avez quitté la vallée, et vous avez même réussi à anéantir la sphère…
Ça me paraissait impossible : je pensais que la fierté et l’avidité vous pousseraient à rester longtemps, et que vous ne vous rendriez compte que trop tard… J’avais été détrompée. Vous m’aviez redonné un peu de foi en l’être humain.
C’est à cette époque que j’ai vraiment compris que tout n’était pas tout noir ou tout blanc, et qu’il ne m’appartenait pas d’être juge et bourreau de ma propre espèce. Par contre, je pouvais faire en sorte de faire pencher la balance du bon côté, en mettant mes arcanes au service du bien. Et c’est ce que je me suis appliquée à faire depuis. »
Son pied battait maintenant nerveusement en l’air. Elle osait à peine regarder son interlocuteur dans les yeux, craignant son jugement. Elle trouva cependant le courage de lui demander :
« J’ai toujours voulu savoir qui avait pris la décision qui nous avait sauvés. Je croyais que c’était vos supérieurs, à Moscou ou ailleurs, mais j’ai fini par retrouver de vieux documents où il apparaissait que c’était vous qui aviez fait évacuer la zone de votre propre initiative. Ça vous a valu des ennuis, n’est-ce pas ?
- Je… me suis un peu fait taper sur les doigts, c’est vrai, avoua le vieil homme d’une voix tremblante. Mais ils savaient que j’avais pris la bonne décision, et je leur avais ôté une belle épine du pied en le faisant à leur place. Et quand l’URSS a été dissoute, je n’ai plus jamais entendu parler de cette histoire…
- Quoiqu’il en soit, j’imagine que vous n'avez jamais été remercié comme il se devait pour ce que vous aviez fait. Alors, si je voulais absolument vous retrouver… C’était juste pour vous remercier. Vous remercier, et tous ceux qui étaient là-bas, pour ne pas vous être affrontés, pour avoir évacué cet endroit de malheur tant qu’il en était encore temps, et pour m’avoir montré qu’il y avait plus de bon sens en l’être humain que je le pensais. »
Elle se redressa et entrevit une larme traçant un sillon brillant sur la joue gauche du vieillard.
« Je ne sais pas quel genre d'homme vous avez été par ailleurs, mais je sais ce que vous avez fait ce jour-là. Merci d’avoir laissé l’occasion à l’humanité de faire encore beaucoup d’horreurs, mais aussi de très belles choses. Merci de m’avoir empêchée de tous nous détruire. Merci de m'avoir permis de devenir une personne meilleure. Merci. »
Et, sur ces mots, l’ex-capitaine Tsukanov fondit en larmes, sans qu’on eût pu dire si c’était de joie ou de tristesse, sous les yeux de sa visiteuse et de ses anciens frères d’armes qui l’observaient depuis les photos jaunies disposées sur la commode à côté d’eux.