21 mars 1982, à la frontière entre le Belize et le Guatemala :
Nous étions au beau milieu de la jungle, près de l’endroit indiqué sur la carte que nous avions reçue de l’ORPA. Sceptre continuait à me demander sans cesse pourquoi nous avions décidé de les aider et j’essayais de le faire taire sans succès. Ce fut Hathor qui y parvint en lui faisant remarquer qu’entre elle et lui, c’était lui qui risquait de finir empalé sur l’une de ses cornes.
J’avais toujours éprouvé un certain respect à l’égard de mes chers collègues mais j’avouais que Sceptre commençait à doucement m’énerver. Heureusement qu’Hathor savait être directe quand elle le souhaitait, bien que son comportement impulsif me désarçonnât parfois, n’étant guère un·e1adepte de la violence. Je lui adressai toutefois un sourire reconnaissant qu’elle me rendit avec un petit clin d’œil. Nous continuâmes alors notre route en nous enfonçant toujours un peu plus dans la jungle dense. J’aperçus du coin de l’œil un jaguar qui venait très certainement observer d’éventuelles proies, mais la haute stature d’Hathor et son odeur prédatrice le dissuadèrent d'attaquer et je le vis décamper aussi vite qu’il était apparu. Les oiseaux s’étaient tus, toute la faune et la flore semblaient retenir leur souffle comme s’ils arrivaient à percevoir la présence de trois entités pluridimensionnelles au-delà de nos apparences trompeuses.
Sceptre marchait désormais silencieusement tandis qu’à un niveau pentadimensionnel, je voyais sa forme longiligne vrombir de manière boudeuse. Hathor, en tête de notre groupe, fit une percée dans les feuillages et autres lianes à l’aide de ses cornes, ou d’une machette si nous nous placions d’un point de vue tridimensionnel, pour nous dégager un passage. Ce fut à ce moment que nous tombâmes sur le lieu indiqué par l’ORPA : les ruines d’un cénote ainsi que d’une pyramide complètement recouvertes par la cime des arbres qui poussaient en ces lieux. C’était là que se trouvait l’un de leurs puissants artefacts à en croire les dires d’un de leurs plus vieux membres.
Soudain, j’entendis Sceptre s’agiter derrière moi. Il avait aperçu deux membres de l’UNRG gardant ces ruines, ce qui était étonnant. Que faisaient-ils là alors que l’une de leurs factions venait de nous envoyer pour protéger ces mêmes ruines ? La réponse vint d’Hathor qui me glissa à l’oreille le mot « Aigles ». Je les observai alors à mon tour, caché·e derrière le tronc d’un arbre gigantesque. Ils n’avaient pas l’air d'être des habitués de la jungle profonde, sursautant à la moindre apparition de bestioles volantes ou rampantes et brandissant leurs armes avec fébrilité contre des menaces inexistantes. Malheureusement, ils gardaient l’entrée de la pyramide, là où nous devions nous rendre, il était impossible de les contourner.
« Je ne pensais pas que les Aigles seraient aussi rapides, souffla Sceptre.
- Peu importe, on fonce dans le tas et on balance les cadavres sur le parvis de la Maison Blanche, proposa Hathor.
- Je vais plutôt leur parler… Je peux ? »
Ma proposition emporta l’acquiescement favorable de Sceptre et celui, déçu, d’Hathor.
« D’accord, mais si ta belle langue ne nous sort pas de là, j’en fais mon affaire.
- Compris. »
Hathor n’avait guère d’estime pour le genre humain, ou du moins, avait la même estime pour lui que pour les insectes. Quant à moi, j’appréciais certains talents de l’humanité quand d’autres m’attristaient grandement. Hathor me disait que j’étais trop idéaliste, je me considérais plutôt comme un·e indécrottable rêveur·se.
Je m’avançai alors, allant au devant des deux Aigles maladroitement déguisés et leur adressai l’un de mes plus beaux sourires :
« Bonjour messieurs, commençai-je en espagnol.
- Halte, les mains en l’air ! Ordonna l’un d’eux avec un fort accent américain. »
J’entendis un gloussement provenant de l’arbre où était cachée Hathor.
« Qui d’autre est avec vous ? Eh ! Vous ! Sortez de là ! »
La tête espiègle d’Hathor sortit de la cachette ainsi que celle renfrognée de Sceptre. Tandis qu’ils s’avançaient, je tentai de calmer la situation :
« On est avec vous, vous n’avez pas reçu les nouvelles directives ? Demandai-je d’un air innocent dans un anglais parfait.
- Quelles directives ? Demanda à son tour le deuxième Aigle dans sa langue natale.
- On nous a signalé que des membres de l’UNRG étaient dans les environs et on nous a expressément dépêché·e·s sur place. »
Les deux Aigles regardèrent d’un air méfiant mes deux acolytes, notamment Hathor dont la haute stature et les muscles impressionnants les firent ricaner :
« C’est une femme ça ? Et depuis quand il y a des femmes-agents dans notre unité ? »
Je sentis Hathor frémir de colère. Je m’interposai entre les deux :
« C’est… »
Alors que je cherchais un mensonge potable mais que mes pensées ne m’insufflaient que des prétextes trop avant-gardistes, Hathor rugit après un énième ricanement du premier Aigle. Sceptre et moi n’eûmes pas le temps de réagir, Hathor fonça et empala l’agent misogyne.
« ‘Spèce d’enfoiré. »
Le deuxième Aigle ne parvenait pas à comprendre comment son acolyte avait été tué. Il avait juste vu Hathor foncer avec sa machette qui avait réussi à le transpercer alors qu’elle ne semblait pas du tout aiguisée.
« Que… C’est quoi ce bordel ? »
Il n’eut pas le temps de le savoir, Hathor le fit taire en le piétinant.
« Tout dans la subtilité, bravo, ironisa Sceptre.
- Je suis peut-être pas assez « féminine » pour toi, peut-être ? Rétorqua-t-elle. »
Sceptre et moi, nous nous regardâmes d’un air blasé. Nous étions au-dessus de ce genre de considérations et les réactions d’Hathor lorsqu’une personne malavisée lui faisait remarquer son manque de féminité étaient assez déconcertantes de notre point de vue. Je fis taire le débat naissant en ordonnant aux autres d’avancer, évitant du regard les cadavres transpercés ou déchiquetés des deux Aigles. Il n’aurait pas été de bon ton de se mettre à vomir.
Avec tout le grabuge que nous avions fait, je ne doutais pas que notre entrée allait se faire de manière délicate, d’autres Aigles attendaient certainement à l’intérieur.
Alors que nous entrions dans les entrailles de la pyramide de Kukulcán afin d’accéder à une plus petite et plus ancienne dédiée à Ah Puch, dieu maya de la Mort et grand seigneur de Xibalba, je priais en silence pour qu’Hathor parvienne à contrôler son impulsivité face aux Aigles. Je voulais à tout prix éviter un carnage.
21 mars 1982, à l’intérieur de la pyramide dédiée à Ah Puch :
Les entrailles de la Terre, long couloir sculpté de hiéroglyphes mayas et de divinités du monde intermédiaire et de l’Inframonde, nous conduisirent jusqu’à l’entrée de la petite pyramide imbriquée dans l’autre comme l’une de ces poupées russes que l’on pouvait trouver en Europe soviétique.
J’étais étonné·e de ne pas avoir encore croisé d’Aigles. Je ne fus pas déçu·e lorsque, après avoir franchi l’entrée, nous nous retrouvâmes encerclé·e·s par des Aigles armés jusqu’aux dents. Alors qu’Hathor se préparait à combattre, je n’avais d’yeux que pour ce qui se trouvait devant moi.
Là, sublimé par un trait de lumière venu d’une faille au sommet de la pyramide d’où il pendait à l’aide d’une simple corde tressée, le Cercle Noir d’Ixtab semblait observer la scène, à peine troublé par l’air que nous respirions.
J’étais frappé·e par la simplicité d’un si important artefact, joyau épicentre d’une prophétie de fin des mondes. Cette petite chose qui semblait si fragile, si facile à détruire, était l’une des clefs de notre destruction.
« Camille ? Qu’est-ce qu’on fait ? Souffla Sceptre. »
Perdu·e dans mes pensées, je n’avais pas réagi face au danger autour de moi. Je repris alors mes esprits et me concentrai sur le problème immédiat, à savoir cinq Aigles prêts à nous abattre.
« Qui êtes-vous ? Hurla l’un d’eux en anglais, oubliant sa couverture.
- Nous sommes venu·e·s protéger l’artefact, criai-je à mon tour.
- Déclinez votre identité. »
Ce fut Sceptre qui parla à son tour :
« Je suis le docteur Suarez et voici mes collègues, docteurs eux aussi. Nous venons protéger l’artefact.
- De quel groupe venez-vous ?
- Nous sommes des membres de la CMO, expliqua Sceptre.
- La CMO qui protège un artefact ? Vous vous foutez de moi ! »
Les Aigles resserrèrent leur emprise sur leurs armes. Je décidai d’intervenir à nouveau :
« La communauté internationale nous envoie. On ne peut pas détruire cet artefact, nous comptons vous aider à le protéger.
- Et moi je suis la Reine d'Angleterre ! »
Hathor qui se faisait étonnamment toute petite depuis le début de l’altercation, s’avança et alla au devant des Aigles :
« Nous avons une autorisation écrite de la part de la CMO. Vous voulez la voir ? »
Je la regardai d’un air étonné. Nous n’avions pas prévu de papiers à effets mémétiques. Le pire oubli de toute mon existence. Hathor m’en avait fait baver pendant tout le voyage à ce propos. Elle sortit son cahier à dessins de l’une de ses innombrables poches dimensionnelles. Je sentais sans l’entendre Sceptre qui hurlait intérieurement « Mais qu’est-ce qu’elle fout ? ».
Hathor se fit une joie de répondre à sa question muette et frappa l’un des agents avec son calepin de toute ses forces. Sauf que ce n’était pas qu’un simple calepin. Hathor qui tenait autant à ses dessins qu’à la prunelle de ses yeux, avait renforcé la couverture du cahier pour qu’il soit résistant à tout, même à la mâchoire carrée d’un Aigle.
Ce dernier heurta l’autel sous le Cercle Noir et, sonné, ordonna l’assaut. Cependant, nous n’avions pas attendu son signal pour attaquer. Ne pouvant voir que notre forme tridimensionnelle de leurs yeux de simples humains, les Aigles ne comprirent pas pourquoi Hathor parvenait à les déchiqueter en ne faisant que les bousculer. Les hommes ne pouvaient pas tirer, au risque de blesser l’un des leurs ou de toucher le Cercle. Un Aigle s’approcha alors de moi, prêt à se battre au corps à corps. Je ne fis qu’esquiver ses coups, respectant ma promesse de ne blesser personne.
Ce fut Hathor qui s’en chargea et fonça sur lui. Le corps désarticulé de l’Aigle fut projeté en arrière. Malheureusement, derrière, il y avait le Cercle Noir qui fut emporté par l’homme puis revint à sa place tandis que le corps s’écrasait de l’autre côté de la salle.
Le temps sembla s’arrêter. Je regardai alors, affolé·e, le Cercle Noir revenir à sa place…
Puis se balancer en avant. En arrière. En avant.
Il ne cessait d’opérer un mouvement de balancier d’une amplitude de plus en plus faible.
Tous avaient cessé le combat, Hathor était pétrifiée, le souffle coupé. Les Aigles ne disaient mot et se préparaient à affronter ce qu’allait enclencher le Cercle.
Ce dernier cessa de se balancer puis le silence se fit. Tous soupirèrent de soulagement, moi y compris. Mais nous nous étions réjoui·e·s trop vite. Sans que le Cercle ne bouge, la corde se mit à trembler. Tous reculèrent d’instinct hormis Hathor et moi. Sceptre se plaça à nos côtés, le regard lourd de reproches.
La corde se mit alors à s’allonger et à grossir, le sommet de la pyramide grandit jusqu’à ce que nous ne puissions plus en voir le bout. Le cercle noir disparut et ce fut à cet instant que je me rendis compte que nous étions tous trois en train de tout simplement rapetisser. Bientôt, je pus m’accrocher à la corde puis m’y allonger. Soudain, la gravité changea et je sentis mon corps peser contre la corde devenue notre horizontale.
Cette dernière continuait à s’élargir puis devint un chemin. Je me levai ainsi qu’Hathor qui pleurait de rage et de honte. Sceptre se leva en dernier et se plaça devant elle.
« Appuie-toi sur moi, il faut que nous avancions. »
Hathor utilisa Sceptre de mauvaise grâce, trop chancelante pour avancer sans appui. J’étais alors en tête du groupe et pris le temps d’observer mon environnement.
21 mars 1982, entrée de Xibalba :
« Pardon, je suis désolée.
- Pas le temps pour ça, Hathor. »
La voix sèche de Sceptre coupa court aux lamentations d’Hathor.
« Et les Aigles restants ? Me demanda-t-elle, la voix brisée.
- Quoi qu’ils fassent, ils ne pourront rien faire de pire. »
Je me maudis de ne pas avoir été plus doux·ce dans ma réponse lorsqu’Hathor se mit à trembler.
« Écoute, dis-je doucement en m’approchant d’elle, j’ai aussi ma part de responsabilité. J’aurais dû me battre et tu n’aurais pas dû avoir à me défendre. Mais là, nous devons avancer et rejoindre Ixtab.
- Je ne me sens pas bien… »
La voix faible d’Hathor me brisa le cœur. L’air sentait le soufre et la décomposition. Nous étions à l’entrée de l’Inframonde, près de la première des six Maisons des seigneurs de l’Inframonde à franchir pour rejoindre Ixtab. Six étapes, comme un chemin de pénitence. Autour de nous, il n’y avait qu’une brume dense et sombre. Une faible lumière venant de notre dos nous éclairait et nous poussait à avancer.
Ce fut ce que nous fîmes, moi en premier·ère, alors que je me rendais compte que peu importe la catastrophe qui allait arriver, j’étais aussi fautif·ve que mon amie.
Tandis que nous marchions, l’air devint soudainement brûlant et acide. Toutes les dimensions dans lesquelles nous étions étaient emplies d’un vent chaud qui rendait difficile notre respiration. Alors s’ouvrit à nous la première des Maisons : la Maison de la Chaleur. Des langues de feu se soulevèrent de part et d’autre du chemin, nous éblouissant et nous menaçant de nous réduire en cendres. Soudain, nos pieds commencèrent à nous lancer, comme si des pieux chauffés à blanc nous transperçaient la voûte plantaire. Je baissai les yeux et me rendis alors compte que mes chaussures avaient été détruites, je marchais désormais pieds nus sur la corde devenue braises. Plus nous avancions, plus la douleur était forte. Nous ne pûmes retenir longtemps un premier cri de douleur, suivi de plusieurs autres. La litanie de nos hurlements n’était cependant pas une horreur à mes yeux. J’y voyais là la juste punition pour avoir osé perturber le Cercle Noir d’Ixtab.
Cette torture sembla durer une éternité avant que la chaleur ne finisse par disparaître brutalement, nous laissant essoufflé·e·s et meurtri·e·s. Nous n’osions pas regarder l’état de nos pieds. Hathor me devança alors que je reprenais mes esprits, tête basse, l’air sombre. Je me doutais que la culpabilité rongeait son esprit avec avidité et je n’osais imaginer quelles étaient les idées noires qui envahissaient son esprit. Sceptre, dont le pied avait été brûlé, continuait cependant à soutenir Hathor dans un effort de cohésion du groupe dont je lui étais gré·e. J’entrepris alors de les suivre tandis que le silence pesant qui nous entourait commençait déjà à s’estomper, porteur de la nouvelle épreuve que nous allions devoir endurer.
Le vacarme assourdissant des lames qui crissaient et qui sifflaient envahit l’air ambiant. Nos tympans furent assaillis par des sons stridents. Des couteaux sortaient et disparaissaient de murs de métal. Les lames frottaient contre les parois, source d’une musique assonante et stressante. Nous avions devant nous Chayin-Ha, la Maison des Couteaux, deuxième des six Maisons de Xibalba. Il était difficile de se concentrer, notre tête sourde à toute pensée constructive. Lorsque des lames nous barrèrent la route à un rythme régulier, nous eûmes beaucoup de mal à réfléchir et à les éviter. L’une d’elles faillit me transpercer le flanc. Alors que notre crâne semblait vouloir exploser, le vacarme s’arrêta lui-aussi et la deuxième Maison fut close. Le silence revint, salvateur.
Aucun mot ne sortit de nos bouches. Nous étions silencieux depuis le début de la deuxième épreuve et plus rien ne comptait désormais, hormis l’objectif d’atteindre le plus vite possible ce qui était au-delà de la dernière Maison.
Nous continuâmes alors à avancer, le dos courbé, les pieds brûlés et les oreilles sourdes. Cependant, la troisième Maison ne sembla pas vouloir s’ouvrir à nous. Fort heureusement, la corde était toujours là et continuait à nous guider, signe que nous ne nous étions pas égaré·e·s.
Soudain, je sentis du mouvement au-dessus de moi. La brume qui nimbait Xibalba en dehors des Maisons se transforma petit à petit en une caverne aux parois faites de roches et de mousse. Cependant, la voûte de la caverne semblait lointaine, perdue dans une obscurité mouvante. Tandis que je la contemplais avec curiosité, Sceptre me héla.
« J’ai trouvé la sortie ! »
Je baissais les yeux vers l’horizon que me pointait mon ami. En effet, l’on pouvait apercevoir au loin la fin de la caverne qui débouchait dans une jungle aux feuilles d'un vert grisâtre. Nous étions encore à quelques pas quand l’obscurité au-dessus de nos têtes se mut avec plus d’insistance et s’approcha de nous.
Je plissai les yeux tandis que Hathor flairait le danger.
« Des chauves-souris ! S’exclama Sceptre. »
Ce que j’avais pris pour une ombre informe était en réalité un groupement de milliers de chauves-souris qui fonçaient à toute allure vers ceux qui avaient osé troubler leur sommeil. Malgré la douleur à nos pieds, nous nous mîmes à courir le plus vite que nous le pouvions. Mais la sortie devenait de plus en plus lointaine et les chauves-souris de plus en plus proches.
Je fus happé·e en premier. Les chauves-souris commencèrent à m’entourer, à me griffer et à me mordre. Je me jetai à terre et commençai à ramper malgré les centaines de ces animaux volants qui m’attaquaient. La seule chose qui me permettait d’avancer désormais était la volonté de sauver le monde qui nous était si cher.
Avec l’énergie du désespoir, je poussai un cri viscéral, quasi animal. Les chauves-souris disparurent alors comme par magie, me laissant ensanglanté·e et tremblant·e. Je fermai les yeux tandis qu’un souffle d’air sulfuré faisait bruisser les feuilles des arbres. J’avais atteint la quatrième maison, Balami-Ha, celle des Jaguars. Mais peu m’importait les éventuels prédateurs, ce qui m’inquiétait surtout, c’était l’absence de mes amis.
Je rouvris alors les yeux et sondai l’épaisse jungle qui s’offrait à moi. Ma voix semblait ne pas vouloir porter mon appel, bloquée dans ma gorge. Je me relevai difficilement et, chancelant·e, suivis le sentier créé par la corde d’Ixtab.
La jungle m’entourait d’épaisses lianes, racines et feuillages nimbé·e·s de brume. Le tout semblait se décliner en différentes nuances de gris, comme si toute vie avait quitté cet endroit. J’entendais des bruits et cris d’animaux en tout genre, connus on inconnus. Mais il n’y avait pas âme qui vive. Des esprits de l’Inframonde vivaient certainement en grand nombre dans cette maison et leur maître incontesté était le Jaguar dont j’aperçus la forme floue sauter d’un arbre à un autre au-dessus de moi. Je me focalisais sur la route, ne prêtant pas attention à ses tentatives pour me faire peur. Si je restais sur la corde, le jaguar ne pouvait sans doute pas me tuer, ce n’était en tout cas pas la volonté d’Ixtab, j’en étais certain·e.
Lorsqu’il se rendit compte que sa présence ne m’effrayait pas du tout, le jaguar ainsi que l’entièreté de la quatrième maison poussèrent un grognement de dépit. La jungle se transforma alors en mirage qui se mêla à la brume et disparut, comme de l’aquarelle qui s’évanouissait sous la pluie.
Je repris ma marche solitaire, me préparant à affronter l’avant-dernière maison, Xuxulim-Ha. Mais mon avancée fut interrompue lorsque je vis au loin Hathor et Sceptre qui m’attendaient. Hathor avait toujours le visage marqué par une honte profonde. Sceptre, d’ordinaire le moins extraverti des deux, ne put s’empêcher de me sourire avec soulagement. Ils étaient tous les deux blessé·e·s eux aussi. Quant à moi, si mon visage était aussi meurtri que l’étaient mes mains en sang, je n’osai imaginer quelle terrible impression je leur donnai.
Hathor ne dit mot et se contenta de désigner du menton la Maison suivante qui nous attendait, prête à nous infliger d’autres tortures. J’inspirai un bon coup l’air sulfuré mais au moins chaud de Xibalba et avançai vers elle.
Xuxulim-Ha, la Maison glaciale. Un vent givré et violent nous accueillit tandis que la corde se recouvrait peu à peu de glace. Nos pieds nus furent une nouvelle fois transpercés de mille pieux, la morsure du froid étant aussi brûlante que celle du feu.
Devant moi, Hathor et Sceptre furent vite recouvert·e·s par une neige qui nous frappait le visage et le corps. Le vent soufflait et hurlait dans nos oreilles comme mille proches nous faisant des reproches. Un pas après l’autre, nous luttions contre ce froid épouvantable. Nous atteindrions Ixtab, quoi qu’il devait en coûter. Mais notre détermination n’était pas suffisante, la Maison refusait de nous livrer la sortie. Alors nous continuâmes, un pas après l’autre…
Un pas après l’autre…
Notre horizon n’était que blancheur, nous ne voyions plus rien. Je fermai alors les yeux afin de me protéger des flocons qui nous giflaient.
Le vent cessa soudain. Avions-nous atteint la sortie ?
Mais alors que je demeurai persuadé·e d’avoir fermé les yeux, je me rendis compte qu’ils étaient ouverts. Je ne voyais plus rien, j’étais aveugle. Mon corps continuait à me brûler, mes oreilles continuaient à siffler, j’étais gelé·e, calciné·e. Seul demeurait désormais mon esprit. Mais où aller ? Il n’y avait plus la lumière qui avait toujours éclairé nos pas dans notre dos. Et surtout, où étaient Hathor et Sceptre ?
Je les appelai de toutes mes forces, ma voix étant revenue. Mais elle ne portait pas bien loin, l’obscurité semblait absorber les sons. Il n’y avait plus de corde sous mes pieds meurtris, aucun guide, juste les ténèbres et aucune sortie cette fois. Je marchai pendant des heures, pendant des jours, mais rien. Aucun changement. Il fallait m’y résoudre. Nous avions perdu, Quequma-Ha, la Maison Obscure avait eu raison de notre détermination.
À bout, je me laissai tomber lourdement au sol, à genoux. Alors je sentis la corde sous moi qui ondulait faiblement. Elle avait toujours été là, mes pieds étaient juste trop détruits pour que je la sente. Je me mis à quatre pattes et commençai à la suivre en la touchant, aveugle que j’étais.
La corde devenait de plus en plus étroite. Au bout d’un certain temps, je pus l’enserrer de mes mains ensanglantées. C’est alors que la gravitation changea et j’entrepris de l’escalader. J’étais sorti·e de la dernière Maison. Je jetai un œil en bas, m’attendant à voir une masse noire, signe de la présence de la sixième Maison mais à la place, je vis les restes d’un antique terrain de jeu de balle. Je ne m'attardai cependant pas, je devais continuer à grimper, aller toujours plus en avant, toujours plus loin, aller là où Xibalba se terminait, au-delà de l’Inframonde.
D’autres cordes rejoignirent la mienne et je vis Hathor et Sceptre en train d’escalader un amas de cordes imbriquées les unes dans les autres. Je les rattrapai aussi vite que je le pus. Sceptre m’accorda un signe de tête soulagé mais muet. Hathor était la plus en avant. Tandis que je la dépassais, je lui fis un petit sourire qu’elle ne daigna pas remarquer, trop absorbée par sa douleur intérieure.
C’était bien trop injuste. La charge de la faute ne revenait qu’à moi, pas à elle. Je devais le lui prouver par n’importe quel moyen. La voir aussi terne et vide qu’une souche me causait bien plus de mal que ce que mes mots ne pouvaient décrire. Je n’avais jamais voulu que cela dégénère autant. Je détestais voir les autres souffrir.
Malgré le poids de la culpabilité, nous continuâmes à avancer. Alors je le vis, je vis ce qui était au-delà de l’Inframonde.
Hors du temps et des réalités, au-delà de Xibalba :
Nous avions atteint la gueule béante d’un puits. Nous sortîmes de là et découvrîmes un large plateau. Au-delà, des volutes de brume grise tournoyaient et virevoltaient. Une source de lumière éclairait nos pas, changeant de place au gré de la danse calme et apaisante des nuances de gris. Sceptre alla au bord du plateau et se pencha pour toucher l’au-delà. La brume le traversa comme s’il n’existait pas.
« Il y a certainement autre chose derrière, observa-t-il.
- Il y aura toujours autre chose au-delà. »
La voix qui venait de lui répondre provenait d’ailleurs, de partout et de nulle part à la fois. Hathor et Sceptre se rapprochèrent de moi tandis que la brume prenait forme et qu’un arbre squelettique apparaissait, ses racines semblant provenir du puits et l’une de ses branches se penchant au-dessus de ce dernier. Accrochée à elle, une corde tressée semblable à celle qui avait troublé le repos d’Ixtab laissait pendre ce qui apparut à première vue comme un cadavre à un stade de décomposition avancé serrant dans ses mains fragiles un deuxième cercle noir. Un autel apparut entre l’arbre et nous sur lequel était posé un couteau sacrificiel.
Hathor ne détournait pas les yeux du couteau. Quant à Sceptre, il me jetait des coups d’œil anxieux. Devant et tout autour de nous se trouvait Ixtab, c’était sa voix que nous venions d’entendre.
Sceptre et moi-même contournâmes l’autel pour nous approcher de l’apparence tridimensionnelle de l’entité. L’une des cordes partant du Cercle Noir s’agitait en continu. Soudain, provenant du Cercle, une nécrose effroyable commença à se répandre sur toutes les cordes. Nous comprîmes de suite que c’était la corde que nous avions agitée qui était la source de cette catastrophe.
« Bientôt, la Mort se réveillera et détruira tout ce à quoi vous tenez. Mon repos, seule garantie du sommeil de la Mort, ne peut être retrouvé que si vous consentez à m’offrir un dû sacrifice. »
Tous deux, nous nous retournâmes vers l’autel et le couteau qu’Hathor avait pris dans ses pattes et qu’elle comptait plonger dans son poitrail.
« J’exige le sacrifice d’une réalité pour sauver les autres. Coupez la corde et ne troublez plus ma paix. »
Ni une ni deux, je bondis sur Hathor pour lui prendre le couteau. Elle poussa un cri indigné mais Sceptre l’empêcha de me le reprendre en lui barrant la route. D’un simple regard vers sa direction, je sus qu’il était d’accord avec moi. J’étais coupable. C’était à moi d’en subir les conséquences.
Le couteau se mit alors à peser lourd dans mes mains en sang. Il était simple, sa lame était faite en obsidienne, d’un noir aussi profond qu’un ciel sans étoiles, et son manche, nullement sculpté, était fait d’un ivoire aussi blanc que la pureté. Il était d’une terrible beauté.
La nécrose continuait sa tragique avancée alors que la corde ne cessait de trembler. Je la saisis d’une main tremblante et la soulevai un peu pour pouvoir l’éloigner des autres afin d’être certain·e de ne pas couper par inadvertance une autre corde. J’eus alors l’impression de soulever un terrible poids. Mes muscles ne pouvaient le supporter bien longtemps.
J’avais entre mes mains le poids de milliards de vies, certes, des duplicatas d’autres vies, mais aussi et surtout, des vies déterminées par des choix. Au sein de cette seule et unique réalité, certain·e·s avaient une belle vie alors que d’autres cordes portaient le poids de leurs mauvaises décisions. Qui étais-je pour estimer ce duplicata moins important que les autres ? Tous identiques mais tous uniques. J’allais d’un simple geste tuer et détruire, sacrifier des existences à cause de ma stupidité. Il me semblait qu’Hathor criait mais elle paraissait bien loin. J’étais seul·e. C’était ma décision et aucun autre duplicata n’assurerait le choix inverse. Il n’y avait pas d’alternative au-delà de l’Inframonde, il n’y avait qu’une seule réalité, qu'un seul choix.
La nécrose s’avança un peu plus et toucha ma main. Ce fut alors la Mort que je frôlai et son contact froid et visqueux me fit prendre ma décision. Dans une résolution pragmatique, je brandis le couteau et coupai la corde.
Le plus horrifiant fut de devoir la lâcher et de la regarder se perdre dans les ténèbres insondables du puits.
La réalité avait disparu, je n’avais plus son poids entre les mains, et pourtant j’avais toujours l’impression de la porter, de la supporter tel un fardeau qui ne me quitterait plus, même après la mort. Je voulais repartir dans la Maison de la Chaleur et me consumer dans les flammes, ou me faire transpercer par mille lames, être déchiqueté·e par les chauves-souris, mangé·e par un jaguar, ou tout simplement me perdre dans le froid ou dans l’obscurité. Mais je méritais bien pire. Une souffrance éternelle, celle d’avoir survécu et d’être vivant·e alors que des milliards d’autres avaient été détruits par ma faute et de ma main.
Le couteau toujours en main, le corps et l’esprit engourdis, je sentis à peine Sceptre et Hathor se précipiter vers moi pour me saisir par les bras et m’emporter vers une autre corde. Ixtab venait-elle de parler ? Avait-elle désigné une corde ? Mes amis me parlaient-ils ? Pleuraient-ils ?
Je l’ignorais. J’étais ailleurs, au-delà de ce qui était au-delà de l’Inframonde, dans un état second. Mon esprit refusait d’appréhender ce qui se passait autour de lui.
Ixtab n’exigeait pas qu’un seul sacrifice. Une réalité avait été sacrifiée et j’avais été sacrifié·e.
Ce fut ainsi que ma vie s’acheva.
21 mars 1982, à la frontière entre le Belize et le Guatemala :
« C’est une femme ça ? Et depuis quand il y a des femmes-agents dans notre unité ?
- … Pardon ? »
J’avais toujours le couteau dans les mains. Les deux Aigles en face de moi bondirent et me tinrent en joue :
« Comment avez-vous fait pour faire apparaître ce couteau ?! Posez-le à terre et mettez-vous à genoux, mains en l’air ! »
Encore sonné·e, je me tournai vers Hathor et Sceptre qui semblaient s’être réveillé·e·s d’un terrible cauchemar. La réalité était la même et pourtant différente. Des souvenirs ne collaient pas et entraient en conflit. J’avais le papier à effets mémétiques, pourtant j’étais sûr·e de l’avoir oublié.
Nous avions été catapulté·e·s dans une autre réalité très proche de la nôtre. Ce conflit interne entre deux duplicatas de la même existence était singulière et un peu inconfortable. Mon malaise vint du fait que je n’avais pas été puni·e, que j’avais de nouveau une chance de ne pas troubler le repos d’Ixtab, que je pouvais encore espérer atteindre mon objectif de ne faire de mal à personne. Mais c’était faux, c’était une illusion. J'avais déjà perdu. Je devais échapper à ce mirage, trouver un moyen de quitter cette réalité. Aller ailleurs, me perdre quelque part, loin, très loin.
Hathor ne fit qu’une bouchée des deux Aigles face à moi mais je ne voyais désormais cette réalité que comme un artifice. Le duplicata de mon amie se tourna vers moi :
« Viens, faut pas merder une deuxième fois. Je ne le supporterai pas.
- Vous savez comment faire, dis-je dans un souffle. Allez-y. »
Je lui tendis le papier à effets mémétiques qui nous avait fait défaut dans notre réalité. Le duplicata d’Hathor le prit sans comprendre :
« Mais… Tu viens pas avec nous ?
- Camille…, commença Sceptre.
- Je ne suis pas à ma place ici. Ce n’est pas ma réalité. Protégez le Cercle Noir, protégez le sommeil d’Ixtab. »
Sans attendre leur réponse, je m’enfuyais déjà. En chemin, je réfléchissais à une manière de partir de cette réalité sans passer par Ixtab. La réponse me vint lorsqu’une fois arrivé·e au village où nous attendait l’ORPA, je vis un enfant dormir, le sourire aux lèvres.
Je suis corrompue. Je sais que tu l’as fait exprès Camille. Tu n’as laissé que ce qui était suffisant pour que je comprenne que couper une corde n’était pas un acte anodin, qu’il ne fallait plus toucher au Cercle Noir. Je sais aussi que tu crois encore en notre mission. Camille, je t’en prie, si tu me ressens, reviens. Je n’aime pas le vide que tu crées. Je n’aime pas l’absence de savoir. Je n’aime pas cette limite que tu imposes à mon omniscience. Reviens.