Wowwii Tu Té suicider

NOTE : Il s'agit du dernier conte d'une série en comprenant 23 : La Guerre Cool. Lire celui-ci en premier est une très mauvaise idée et pourrait dévoiler une grande partie de l'intrigue.


Le Sculpteur s'approcha de la porte en bois crasseuse, l'air sûr de lui. Il tourna la poignée en cuivre et ouvrit la porte.

Le Nettoyeur était assis en face de lui, ses bras croisés sur sa poitrine. L'habituel sifflement sourd du masque à gaz bourdonnait dans la petite pièce délabrée. Le Sculpteur laissa la porte se refermer derrière lui avec un petit bruit métallique. Il sourit à la figure masquée d'un air suffisant.

"Et bien ? Et Maintenant, Je Suis Le Critique ?"

Le Nettoyeur demeura immobile.

"Oui."

Le rictus du Sculpteur s'élargit en un sourire à pleines dents face à son nouvel esclave.

"Génial. Génial."

Le Sculpteur baissa les yeux sur ses mains boueuses et recouvertes d'argile.

"Putain de GÉNIAL."

Il laissa sa tête partir en arrière en gloussant frénétiquement, les yeux grands ouverts vers le plafond : l'extase suintait par tous les pores de son être.

Il avait gagné.

"Debout, Nettoyeur. On a du pain sur la planche."

Le Nettoyeur se leva, sa cape se gonflant derrière lui. Le Sculpteur se tourna vers la porte, prêt à sortir victorieux de la mêlée. Il se saisit de la poignée en laiton et la tourn-

Attendez.

Le Sculpteur essaya de tourner la-

Quoi ?

Le Sculpteur, frustré, remua bruyamment la poignée, puis se retourna.

"Nettoyeur, ouvre cette putain de…"

Le Nettoyeur avait disparu et un petit talkie-walkie rose était sur sa chaise.

"Meeeeerde."

Le Sculpteur examina la pièce : il n'avait pas remarqué jusque là, mais il n'y avait pas de fenêtres pour s'enfuir. Il n'y avait pas de bouche d'aération, il n'y avait pas de système de plomberie. Le seul moyen de sortir était par la porte ou par les murs. Une unique ampoule incandescente tremblotait obstinément au plafond. Le talkie-walkie crachota et une voix féminine se fit entendre.

"Bonjour, Sculpteur. Je veux jouer à un jeu."

La mâchoire du Sculpteur se décrocha. Il courut, s'empara du talkie-walkie et pressa le bouton.

"Merde. MERDE. JE T'EMMERDE, RÉALISATRICE. MERDE MERDE MERDE MERDE MERDE."

Le Sculpteur relâcha le bouton. Le talkie-walkie laissa échapper un soupir.

"Tu vois, ton manque de créativité est la raison pour laquelle tu es là. Tu jures même pas de façon originale. Quelle absence totale de vision artistique. Tu n'es qu'un amateur sans talent."

Le Sculpteur lança le talkie-walkie au sol et l'écrasa de son pied, broyant le plastique rose bas de gamme. Il se tourna et frappa la porte du pied en essayant de faire levier. L'appareil cassé au sol transmit un rire.

"Non, tu ne t'en sortiras pas comme ça. Tu ne t'en sortiras pas du tout, malheureusement. Tu vois, moi au moins, j'ai eu la sagesse de prendre en compte différentes éventualités."

Le Sculpteur ignora le discours ; il cognait ses poings contre le bois qui ne voulait pas céder en hurlant diverses variantes peu originales du mot "merde". La lumière clignotante projetait de profondes ombres sur les murs et plongeait parfois toute la pièce dans le noir complet.

"Tu ferais bien de te retourner."

Le Sculpteur cessa son assaut et regarda par dessus son épaule. Une grosse caisse en bois se tenait derrière lui et produisait de temps en temps des grattements. Une substance boueuse rouge s'en échappait et se répandait sur le sol. Le Sculpteur inspira profondément avec appréhension et sentit une bouffée de sang et de merde. Son visage pâlit et ses yeux s'écarquillèrent. Sa vie défila devant ses yeux. Il chuchota un seul mot.

"Uścisk."

La Réalisatrice l'interrompit pour faire une dernière remarque.

"J'aurais pu dire que ça a été sympa de t'avoir connu, mais ce n'est pas le cas."

L'ampoule incandescente clignotante s'éteignit pendant un instant. La Réalisatrice approcha son oreille du talkie-walkie. Un bruit de bois écrasé, un cri étouffé, puis un dernier craquement.

La Réalisatrice prit une gorgée de son café, pensive.


"Joey, je m'ennuiiiiiiiiiie."

Rita tapotait les poils d'une de ses araignées invisibles (ou plutôt ses setae, puisqu'elle connaissait leur nom formel). Elle était paresseusement allongée sur la banquette arrière du van ; Overgang était assis au centre, occupé à taper sur son ordinateur portable (et regardant l'écran à travers ses lunettes de soleil, bien entendu), tandis que Joey et Molly étaient assis sur les sièges de devant (Molly était au volant).

"Tu peux descendre si tu veux. On a des jeux vidéos quelque part dans le coin."

Rita se redressa et dépassa Overgang pour accéder aux sièges à l'avant. Elle fronça les sourcils vers Joey.

"Joey, ceci est un van. Les vans n'ont pas de sous-sol."

Joey l'observa en retour et haussa un sourcil.

"La trappe au milieu. Fais attention à la marche."

Rita, confuse, se retourna avec le front plissé.

"Overgang, bouge tes pieds."

Overgang se déplaça sur sa droite pour que Rita puisse faire coulisser la trappe recouverte de moquette. Elle s'assit et laissa ses pieds se balancer dans le trou ; d'un geste rapide de la main, elle fit d'abord descendre toutes ses araignées de compagnie. Elle empoigna l'échelle et commença à descendre dans la pièce non-euclidienne.

Rita arriva à la base de la petite échelle et observa le vaste espace dans lequel elle venait de pénétrer. Elle évalua l'endroit tout en descendant un escalier menant à un hall bien éclairé. Certains murs étaient faits de brique et de mortier, d'autres de plastique brillant, d'autres encore de verre ou de Perspex, et d'autres de métal. C'était un méli-mélo éclectique de matériaux et de conceptions : des colonnes de marbre gigantesques côtoyaient d'énormes conserves de soupe Campbell, le tout supportant un toit changeant et inégal. Rita suivit le mur le plus proche, observant les différentes salles. Des garde-mangers, une salle à manger, des chambres, une énorme salle de jeu avec un mur entier dédié à une télévision. Rita ne pouvait s'empêcher de sourire.

Un manoir impossible était caché sous leur van.

Rita aperçut Overgang sauter par l'ouverture et se diriger vers la table de la salle à manger en tenant son ordinateur portable d'une main et en tapant avec l'autre. Joey suivit : il se dirigea vers le garde-manger, attrapa une pomme et en prit une bouchée. Il lança une autre pomme à Rita ; elle l'attrapa et mordit dedans. Elle retroussa ses lèvres et grimaça un peu tandis que Joey gloussait.

Elle avait un goût de citron.


"Bon, qu'est-ce que je vais faire de vous deux ?"

L'Agent Green était assis face au Peintre et au Maçon. La bouche du Peintre était recouverte de sang séché qui avait formé quelques taches sombres sur son torse. Le Maçon avait de profonds cernes sous les yeux à cause du stress et du manque de sommeil. L'Agent Alcorn surveillait le flux vidéo depuis l'autre pièce.

"D'un côté, en liberté, vous êtes des menaces pour la société. Vous êtes pas loin du sommet du plus grand groupe d'anartistes de ce côté de l'équateur. Vous êtes dangereux. Bien sûr, relativement parlant, vous êtes plutôt incompétents, mais dangereux tout de même. Si on suivait les règles à la lettre, vous seriez déjà morts tous les deux… enfin, 'éxécutés'."

Green se leva et commença à arpenter la cellule. Les deux anartistes baissèrent les yeux vers leurs genoux.

"D'un autre côté, vous connaissez certaines choses. Vos cerveaux sont des avantages potentiels. Et en tant que tels, j'hésite à les endommager."

Green se retourna et s'assit.

"Heureusement, j'ai trouvé une solution à ce problème. Voulez-vous savoir de quoi il s'agit ?"

Le Peintre leva les yeux vers Green et lui cracha au visage.

"Va te faire foutre."

Green essuya la salive en souriant de manière condescendante. Il sortit de sa poche une longue et épaisse seringue dans laquelle une substance marron irrégulière tournoyait. Green passa derrière le Peintre, qui était toujours assis, attaché à son siège. Le Peintre, anticipant le pire, commença à se débattre.

"ME TOUCHE PAS, PUTAIN !"

"Shhhhh."

Green planta l'aiguille hypodermique à l'arrière de l'épaule du Peintre et fit rentrer le liquide. Quand la dernière goutte fut expulsée du tube, le Peintre frissonna légèrement, puis sa tête retomba sur son torse, inerte.

"Fais de beaux rêves, Robbo."

Green se plaça de l'autre côté de la table et regarda dans les yeux fatigués du Maçon.

"Quant à toi, Bob, tu as droit à quelques précieuses minutes de conscience avant qu'on t'injecte une bonne dose de barbituriques."

Le Maçon lui lança un regard vide.

"Ah. Coma chimiquement induit. Bon, au moins je pourrais dormir un peu."

"Précisément. Quelque chose à ajouter avant d'y passer ? Un conseil avisé ? Une petite phrase profonde et bien sentie sur la condition humaine et l'art ? Quoi que ce soit d'utile ?"

"Non. Non, je ne pense pas."

"Moi non plus."

Et alors le monde du Maçon fut réduit à néant.


Ruiz Duchamp était décédé.

Un grand nombre d'invitations furent néanmoins envoyées. Certaines à des académiciens professionnels, quelques-unes à des artisans de renommée mondiale, d'autres à des sans-abris, et d'autres encore à des personnes que l'on croyait mortes depuis longtemps. La source des invitations était inconnue ; c'était comme si les lettres apparaissaient simplement à l'intérieur des sacs postaux. C'était bien entendu impossible, et c'était donc exactement ce qui était en train de se passer.

La majeure partie des destinataires n'avait jamais entendu parler de Ruiz Duchamp.

La majeure partie du monde n'avait jamais entendu parler de Ruiz Duchamp.

La majeure partie du monde se fichait de Ruiz Duchamp.

Trois personnes dans le monde étaient affectées par le décès de Ruiz Duchamp.

Et là encore, elles ne s'en souciaient pas tant que ça.


Rita dansait de toit en toit en souriant gaiement pour elle-même. Elle lançait des grenades fumigènes aux couleurs vives dans les allées en contrebas, portée et protégée par son cadre d'arachnides invisibles. Molly et Joey arrivèrent en courant par l'escalier extérieur rouillé : ils transportaient des portes-documents remplis de fournitures artistiques. Rita sortit son téléphone et cria pour couvrir les coups de feu qui se faisaient entendre en bas.

"O.G., sur le toit ! Au coin entre la Quatrième et la Deuxième !"

Molly passa son porte-document à Joey, puis sortit un lance-pierre de sa poche et commença à tirer des jellybeans à haute vélocité sur les agents de la CMO qui les poursuivaient. Le bâtiment se mit à trembler violemment ; Rita regarda par-dessus le rebord et vit Overgang conduire le van verticalement sur le côté du bâtiment. Il atteignit le sommet et le van fut propulsé dans les airs, puis il pivota pour être parallèle à la surface du toit et atterrit dans un grand bruit sourd. Overgang appuya sur un bouton du tableau de bord et un long bras robotique doté de plusieurs articulations jaillit d'un côté du véhicule. Il s'étira et s'accrocha solidement à Joey en l'attrapant par l'arrière de sa ceinture, puis le ramena dans le véhicule. Molly continuait de tirer des jellybeans tandis que Rita, chevauchant ses araignées, entrait dans le van et descendait dans le manoir caché en passant par la trappe centrale. Overgang appuya sur l'accélérateur et le véhicule décrivit un arc qui passa juste derrière Molly ; Molly, quant à elle, tira un dernier jellybean dans le torse d'un soldat équipé d'une armure conséquente, puis sauta dans le van.

Les balles des agents de la CMO ricochaient contre le van et laissaient des petites traces dans un grand bruit métallique chaque fois qu'elles faisaient mouche. Overgang écrasa l'accélérateur et propulsa le van en-dehors du toit. Pendant quelques secondes, il ne pesait plus rien, la chute libre faisait effet ; puis le van atteignit le sol. Sans le système complexe d'amortisseurs anormaux qu'il avait installé la semaine dernière, ils seraient tous morts. L'adrénaline le fit sourire, heureux que tout ait fonctionné parfaitement du premier coup.


"J'ai rencontré un sage, une fois. J'ai escaladé de hautes montagnes et traversé de larges précipices et je l'ai trouvé assis au centre du monde. Je lui ai demandé qui il était et il m'a répondu qu'il était un élève. Un élève de qui, ai-je demandé ; un élève du seul maître, a-t-il répondu. Y a-t-il d'autres élèves, ai-je demandé ; nous sommes tous des élèves, et à notre tour, nous devenons tous des maîtres, a-t-il répondu. Je lui ai demandé qui il était. Il m'a dit qu'il était Buddha. Malheureusement, un autre sage m'avait dit ceci : si tu croises le Buddha sur ta route, tue-le."

Le Découpeur se retourna en souriant.

"Alors, bien sûr, je l'ai égorgé."

Il n'y avait pas de cadavres. Les cadavres lui faisaient penser à la mort, et la mort lui rappelait son frère. Son frère était mort. Ruiz était mort.

Quel rabat-joie.

"Où sont mes machabusiers ? Qu'ils gardent la porte."

Quelle déception.

"Il n'y a rien de bon ou de mauvais en soi, ça ne le devient que lorsque l'on y réfléchit."

Alors pourquoi réfléchir ?

“En effet, pourquoi réfléchir ?”

Ici, je parle simplement.

"Avec toi, mon cher frère, avec toi."

Pico s'approcha du mur, ramassa une bouteille de vodka et versa son contenu dans sa bouche ouverte, parlant et crachotant dans le flux d'alcool.

"Dans quel but ? Quel sens ? La 'raison d'être', je dirais, si j'avais envie d'avoir l'air atrocement condescendant et terriblement Français."

Je commence à tourner moralisateur, là.

"Bonjour, terre vivante."

Pico prit la bouteille et l'éclata au sol.

"Qu'est-ce que ça voulait dire, je me demande ? Quoi, quoi, quoi…"

On en a déjà parlé. Le sens des choses réside dans la réflexion sur leur sens.

"Il faut des gens pour qu'il y ait un sens. S'il n'y a personne, il n'y a pas de sens, et le monde n'est rien."

Le monde n'est rien.

"As-tu déjà essayé de… te suicider ?"

J'ai déjà essayé.

"C'était comment ?"

C'était pas… agréable.

"Je m'en doutais."

Alors tu avais raison de douter, fragment.

"Fragment ?"

Fragment. Tu n'es qu'un fragment de mon imagination.

"Ha. Tu sais ça mieux que moi."

J'espère bien.

"Mais un bon fragment ? Un bon petit fragment ?"

Il n'y a rien de bon ou de mauvais en soi, ça ne le devient que lorsque l'on y réfléchit.

"Tu m'as piqué ça."

Tu m'as piqué ça.

"Et maintenant quoi ?"

Tu te tenais du côté opposé de la pièce, observant le fou parler dans le vide. Tu te demandais à qui il était en train de parler ; c'est-à-dire que tu te demandais qui j'étais, ou peut-être qui je suis. Le temps du passé continu est un peu délicat, n'est-ce pas ? Le Découpeur dit :

"Il l'est."

Et tu réponds par le silence. Ou pas ? Comment réagirais-tu, comment as-tu réagis, comment réagis-tu ? Est-ce que tu tuerais cet homme ?

Je place un couteau dans ta main ; Pico Wilson présente sa gorge. La décision [était/est/sera] la tienne.


L'Agent Green inspira profondément avant de relâcher un nuage de fumée dans la rue. Il se frottait les dents distraitement avec sa langue en regardant les voitures passer depuis sa chaise sur la terrasse du café. Il écrasa sa cigarette dans le cendrier puis prit sa tasse de thé et commença à la boire.

L'Agent Alcorn tira la chaise en face de Green, s'assit, et sortit une de ses propres cigarettes. Green proposa son briquet ; Alcorn passa son cancer en bâtonnet au-dessus de la flamme jusqu'à ce qu'il s'allume. Alcorn porta la cigarette à sa bouche et inspira une chaude bouffée de fumée toxique, puis expira un torrent de gris sur la ville également grise. Il se tourna vers Green.

"T'es merdique à ton boulot."

Green observait son reflet sur la surface de son thé.

"Ouais."

Alcorn tira à nouveau sur sa cigarette.

"Enfin, t'es meilleur que moi. Meilleur que la plupart."

"Le problème, c'est les gens."

"Les gens sont tout, Green. Le problème et la solution. Tu es la solution la plus proche qu'on ait à un problème vraiment, vraiment merdique."

Alcorn jeta sa cigarette par terre et l'éteignit d'un mouvement de sa chaussure.

"Mec. J'emmerde les artistes. J'emmerde les artistes et j'emmerde l'art."

Green continuait de fixer sa tasse de thé.


"As-tu déjà essayé de… te suicider ?"

J'ai déjà essayé.

"C'était comment ?"

C'était exaltant. Tout jusqu'à ce moment n'était juste… rien. Je me tenais dans la brise fraîche d'un juillet hivernal. Le gros gravier crissait sous mes sandales et j'avais mal aux jambes après cette longue montée. La nuit était sombre, comme la plupart des nuits. J'avais douze ans.

"Douze ? Un poil trop jeune."

Trop jeune pour faire partie du monde, oui, mais pas trop jeune pour le haïr. Le monde est pourri, fragment. Mon monde, en tout cas. Le tien est un rien plus pur.

"Tu digresses."

C'est vrai. Le sol craquait sous mes pas. J'étais au sommet de la colline ; la gare était plus bas. Des cloches et des lumières et tout a défilé. Ding ding ding ding… et le train était passé. Je portais un pyjama avec des motifs d'étoiles. J'ai levé les yeux vers le ciel et il n'y avait pas d'étoile. C'était trop près de la ville, de la lumière, des stades massifs d'idiots glorifiés. Les gens de la terre gênaient le monde. Ils ne le méritaient pas. Ils ne me méritaient pas. Je ne les méritais pas.

"Tu me ressemblais."

Peut-être, bien que tu sois joyeux et libre, alors que j'étais amer et piégé. Piégé dans un monde qui ne réfléchissait pas, qui ne pouvait pas concevoir ou comprendre. J'ai descendu la colline et j'ai trébuché. Des petits cailloux me sont rentrés dans les mains, les paumes, et les doigts. Je les ai détachés et m'en suis débarrassé et ma peau est devenue un peu rouge. Je suis arrivé à la route et j'ai regardé à gauche puis à droite.

"Ridicule."

La sécurité d'abord. Une voiture pouvait ne pas suffire. Ici, la clé était l'efficacité. J'ai traversé la route et j'ai traversé un pont. Les gens du dernier train étaient en train de partir. On pourrait penser que, peut-être, quelqu'un m'arrêterait. Que l'une de ses 'personnes' s'agenouillerait pour me dire bonjour, ou pour me demander qui j'étais, ou pour me demander où j'allais, ou pour me complimenter sur mon beau pyjama à étoiles. Mais personne ne s'est arrêté, et j'ai donc continué à marcher.

"Les gens ne remarquent pas ce qui ne les concerne pas."

Oui, et les gens ne sont jamais concernés. Tout va bien. Tout va toujours bien, tout est toujours sous contrôle. J'ai dépassé la horde de zombies et je suis entré dans la gare. La lumière était allumée, tu vois, mais il n'y avait personne. Je suis allé au bord et me suis mis à balancer mes jambes par-dessus. Les gens sont partis et je me suis laissé tomber. Le gravier a crissé sous mes sandales quand j'ai atterri. Je me suis approché des rails métalliques et j'ai donné un petit coup du pied sur le côté. Ça avait l'air plus réel que n'importe quoi. Ce simple segment de rail était la seule chose qui pouvait faire quelque chose pour moi. La seule chose qui pouvait me sauver. Je me suis allongé sur les rails et j'ai prié pour mon salut.

"Et D—u t'a entendu ?"

Il m'a entendu et il n'a pas arrêté le train.


Rita était assise en face de son ordinateur, appuyant sur les touches sans y prêter attention. Elle avait déjà vu tout ce qu'il y avait de nouveau sur Internet pour aujourd'hui et elle n'avait aucun nouveau message sur son portable ou son adresse mail. Elle ressentait quelque chose d'étrange. Rita voulait faire quelque chose, et pourtant, rien ne semblait particulièrement intéressant. Elle se tenait aux portes de l'éternité dans l'attente de leur ouverture. Elles ne bougèrent jamais. Elle reposa sa tête sur le côté sur la table en bois.

Personne était assis à la table à côté d'elle et elle se mit donc à lui parler.

"Salut, Tan."

L'homme qui s'était appelé Mandarine, surpris, haussa les sourcils.

"T'es pas censée te souvenir de moi."

Rita tapota son crâne, l'air absent.

"Mémoire eidétique, ça reste pour toujours. Pas moyen d'oublier tes chemises débiles."

"Quand même."

"C'est juste un chapeau, Tan. Pas plus magique ou omnipotent que le reste de ce qu'on fait. Juste de la poudre aux yeux."

Personne retira le chapeau de sa tête et passa ses doigts dans ses cheveux roux en bataille.

"Tu as peut-être raison."

"Alors, qu'est-ce que tu veux ?"

"Rien de particulier."

Rita soupira.

"Pourquoi t'es là, Tan ?"

"Je garde un œil sur vous. Je rends visite à de vieux amis."

"Pourquoi t'es là, Tan ?"

Personne fronça les sourcils vers la fille lui faisant face.

"Je ne suis pas le bienvenu ?"

"Ni plus ni moins que n'importe quel autre. Je suis juste curieuse."

"Tu sais ce qu'on dit à propos du chat et de la curiosité."1

"Machin chose, je hais les lundis."

Rita se leva, s'approcha du réfrigérateur et en sortit une canette de jus de raisin. Elle tira sur la capsule et la canette s'ouvrit en laissant s'échapper un peu de gaz.

"Réponds à la question, Tan. T'auras rien tant que tu m'auras pas répondu."

Personne soupira.

"Alors, qu'est-ce que tu fais, Rita ? Pourquoi t'es là ?"

Rita prit une gorgée de la boisson pétillante violette.

"C'est plus intéressant que les autres possibilités."

"Pourquoi ?"

"Ces gens sont plus intéressants que les autres gens."

"Alors tu suis ton intérêt ?"

“Ouais.”

"Alors c'est ma réponse aussi."

Rita s'assit de nouveau à la table.

"Okay. Okay, Tan, c'est comme… okay. C'est quoi la valeur d'une personne ?"

Personne se frotta le menton et sa barbe naissante produisit des bruits sourds de grattement.

"Le potentiel de ses contributions, je suppose."

"La somme de ses parties, alors."

“Ouais.”

"Bon, d'accord. Imaginons qu'on ait deux personnes, d'accord ?"

"Okay."

"Complètement identiques sous tous les aspects à ça près que l'une d'entre elles a quelque chose de différent, d'unique à offrir à cette réalité. Un différenciateur de valeur."

"Hm."

"Elles peuvent toutes les deux vivre leur vie et faire la même chose. Elles seraient bien payées pour faire ce dont elles sont capables. Mais celle avec cet apport potentiel n'a jamais l'occasion de l'exprimer. Ce potentiel meurt."

Personne ne dit rien.

"Il y a plein de choses que je peux faire mieux que tous les autres, pas vrai ? Je suis un génie, Tan. Tu prends n'importe quel boulot, je suis capable de m'en charger mieux que n'importe qui d'autre. Mais ça n'a pas de sens, c'est pas ça, ma valeur n'est pas là, tu vois ? La valeur réside dans l'originalité. Et c'est pour ça que je ne suis pas assise dans une salle de cours à faire des petites additions faciles et à apprendre à écrire. Je fais des choses que je suis la seule à pouvoir réaliser, et au-delà de ça, je le fais parce que j'aime ça, peu importe l'utilité. Tu comprends ?"

Personne reposa le chapeau sur sa tête.

"Et le devoir ?"

"Devoir dû à qui ?"

"Au monde, je suppose."

"La capacité est différente du devoir. Je ne dois rien à personne."

"C'est égoïste."

"Oui."

"T'es égoïste."

"Oui."

"Tu ne te sens pas coupable ?"

"Non."

"Pourquoi ?"

"Je n'ai rien fait pour me sentir coupable. Le monde ne me doit rien, et je ne dois rien au monde. Le devoir, c'est des conneries, Tan."

Personne sourit légèrement.

"Peut-être bien."

Puis Personne partit faire quelque chose d'autre et Rita ne fit rien et resta assise à tapoter les touches du clavier jusqu'à tomber endormie.


"As-tu déjà essayé de… te suicider ?"

J'ai déjà essayé.

"C'était comment ?"

C'était maussade. Tout jusqu'à ce moment n'était juste… rien. Je me tenais dans la brise fraîche d'un juillet hivernal. Le gros gravier crissait sous mes sandales et j'avais mal aux jambes après cette longue marche. La nuit était sombre, comme la plupart des nuits. J'avais seize ans.

"Seize ? Un adolescent lunatique, alors."

Rien de tel. À cet âge, j'étais un homme sage. J'étais… désabusé. Le monde était redevenu ennuyeux. J'étais déjà mort une fois, d'une certaine manière. Mais ça ne s'était pas bien passé, alors je suis reparti pour m'ôter la vie.

"Sûr de cette décision ?"

J'étais sûr la première fois. La deuxième fois, j'exécutais simplement les gestes. Je suppose que… j'étais poussé [par/vers] la folie. Faire la même chose à nouveau et espérer un résultat différent. Alors j'ai marché jusqu'à ce vieux bâtiment : il était grand et fait en bois, et était condamné depuis longtemps pourtant personne ne voulait perdre son temps à le détruire. J'ai toujours aimé cette maison. Elle avait l'air… mystérieuse. Comme venue d'un autre monde. S'il y avait quoi que ce soit d'intéressant sur la surface de la planète, ce serait dans cette maison. Et puis je suis entré.

"Et il y avait quelque chose d'intéressant à l'intérieur ?"

Rien à part moi. Je suis passé par une fenêtre verrouillée, mais le verrou était vieux et pas très difficile à crocheter. Je me suis un peu coupé sur le rebord. De la vieille peinture s'est retrouvée sous ma peau : ça se serait infecté si j'avais vécu plus longtemps que cette nuit. L'endroit était intéressant, bien sûr. Le sol était un parquet en bois dur. J'ai enlevé mes sandales et je me suis promené. La texture sous mes pieds était indescriptible et pourtant le bonheur était creux. Il y avait une table et quelques chaises. Trois étages en tout.

"Et la mort ?"

La mort était maussade. J'ai monté les escaliers grinçants et j'ai regardé dans chaque pièce. J'ai éternué à cause de la poussière et j'ai écarté une toile d'araignée. Une araignée a sauté de la toile et m'a mordu la main. Je l'ai écrasée et j'ai jeté son corps par terre. Je suis allé au dernier étage et j'ai dégagé la main courante qui pourrissait d'un coup de pied. L'impact ne me tuerait pas à coup sûr. J'ai sorti mon couteau de ma poche et je me suis tranché les poignets, les jambes et les chevilles. Je me suis tranché la gorge et je suis tombé en avant. Alors que le vent se précipitait sur mon visage, j'ai prié pour m'être trompé, pour que tout ça soit un rêve, pour que le monde ait un sens. J'étais piégé dans un monde qui comprenait les symptômes mais pas la cause. Un médecin de passage, pas celui qui proposait de guérir, mais celui qui proposait à peine un traitement aveugle. Celui qui n'en avait rien à faire. Il ne restait qu'à espérer et à prier.

"Et D—u t'a entendu ?"

Il m'a entendu et il n'a pas arrêté ma chute.


Ruiz Duchamp était mort. L'enterrement était court, ennuyeux et catholique, bien que deux de ces adjectifs soient redondants.

En temps normal, les personnes présentes aux enterrements sont les proches de la personne décédée. Ruiz, ayant été un connard fini pendant la majorité de sa vie d'adulte (et pendant tout le temps précédant cela) n'avait jamais trouvé le temps pour se faire des 'amis'. Des connaissances, oui : Ruiz connaissait beaucoup de gens, mais la différence entre connaissance et acceptation est… hmmm. Pas si grande que ça, finalement. Simplement une question d'opinion.

Il avait tout de même réussi a tirer une sorte de respect rancunier de la plupart des personnes dont il s'était moqué. Il n'était pas vraiment un bon artiste, ou du moins il ne l'aurait pas pensé, mais pourtant, grâce à une étrange série de coïncidences, un nombre étonnamment élevé de personnes en étaient convaincues. Peut-être qu'il était juste un très, très bon menteur. Si seulement il avait fait de la politique.

Bien sûr, pour chaque mensonge que Ruiz débitait, il y avait une part de vérité. Rien ne sort de nulle part. La toile de ses mensonges laissait entr'apercevoir des facettes du 'vrai' lui. Un million de morceaux brisés, réfractant tous une même source de manière intrinsèque, réfléchissant un tout probablement cohérent.

Ou pas ?

Bien sûr que si. Les gens ne sont, après tout, que des gens. Derrière toute la condescendance et l'art dément et la folie absolue, il y avait un être humain qui pensait, qui vivait, qui respirait, et qui recherchait l'approbation de la seule manière dont il était capable. Et quand l'approbation s'est tarie, il ne restait rien pour lui.

Son éloge funèbre ne mentionnait pas vraiment tout cela. C'était parce que Ruiz l'avait écrite et fournie lui-même, enregistrée comme toujours sur un enregistreur Betamax cabossé. Quand Ruiz dut résumer sa propre vie, voici ce qu'il dit :

"Salutations, amis, ennemis, ennamis, amemis, cyborgs, sorciers, chiens, chats, souris, mouches, microbes, virii, caissiers de supermarché et autres êtres subjectifs vivant potentiellement dans un futur comparativement relatif. Mes hommages depuis l'autre côté de la tombe !

"COUPEZ. D'accord, je vais enregistrer ce passage plusieurs fois. Quand vous allez vraiment, vous savez, diffuser ça, il suffit de choisir celui qui a l'air le plus… valide. Et tout le monde va être genre 'woah, il était voyant ou quoi, incroyable !' et tout le monde va penser que j'étais un gars cool, ou un voyant ou quoi. Okay ? Okay.

"UN. Celui-ci, c'est si je meurs de vieillesse, ou par accident, ou d'un autre truc chiant. En gros, c'est le passage générique. Donc quand vous rassemblez tous les morceaux, il faut commencer ici :

"Alors je suis mort. Je parie que je suis parti en faisant pas mal de bruit, hein ? Une énorme explosion pyrotechnique m'a eu, probablement pendant que je me portais au secours d'un sac plein de chatons et d'orphelins. Je suis parti courageusement, sans que mes convictions dans la force de l'esprit humain jamais ne faiblissent, on un truc dans ce style.

"COUPEZ, et DEUX. Ça c'est si un trou du cul m'a tué. Commencez ici :

"Alors je suis mort. Et j'ai une confession à faire… je sais qui m'a assassiné. Terrifiant, pas vrai ? Cette personne est en fait actuellement assise dans cette pièce. La police sera là sous peu pour prendre vos témoignages et probablement pour tuer celui jugé coupable.

"COUPEZ, et TROIS. Bon. Ça c'est… enfin, c'est si je décide de partir de moi-même. Ça commence là :

"Alors je suis mort. J'ai ragequit la réalité et je me suis séparé de vous, bande d'abrutis.

"COUPEZ. Oui, je sais, c'est court, mais on s'en fout. Personne aime les enterrements. Merde, qui me dit que je vais mourir un jour, de toute manière ? J'sais même pas pourquoi je m'emmerde à enregistrer ça. Okay, à partir d'ici jusqu'à la fin, il faut tout garder. Enfin, pas ça. Après cette phrase.

"Alors voilà mon éloge funèbre pour vous, les gens d'une planète ennuyeuse, les tas de pus et de chair insignifiants qui vous vous illusionnez avec des mirages d'importance et de grandeur ; que des essaims d'anges bercent par leurs chants votre sommeil ! Puissiez-vous être divertis et rester dans votre béatitude masturbatoire, puissiez-vous pourrir pour l'éternité dans votre immonde porcherie. Je serais pas là pour recevoir les nouvelles de l'Angleterre, alors brûlez mon courrier pour moi tant que suis pas là.

"Bonne nuit, société décédée. Le reste n'est que silence."

Bien sûr, l'église n'avait pas de lecteur Betamax et personne ne put entendre l'éloge.


"As-tu déjà essayé de… te suicider ?"

J'ai déjà essayé.

"C'était comment ?"

C'était terrifiant. Tout jusqu'à ce moment n'était juste… rien. Je me tenais dans la brise fraîche d'un juillet hivernal. Le gros gravier crissait sous mes sandales et j'avais mal aux jambes après cette longue descente. La nuit était sombre, comme la plupart des nuits. J'avais vingt ans.

"Vingt ? Peut-être que t'en as eu marre de remplir des rayons ?"

Non, au contraire. Tout ce que je voulais, c'était la simplicité. J'avais depuis longtemps abandonné le choix, j'avais depuis longtemps abandonné l'espoir, j'avais abandonné la vie, l'amour et tout le reste. L'instinct de préservation n'est pas une émotion. La peur, oui : la peur de mourir est une émotion, mais l'instinct n'en est pas une. Et n'est pas non plus logique. La volonté de continuer à exister est assez répandue parmi les choses qui existent, simplement parce que celles qui ne l'ont pas n'existent pas longtemps. Même les bactéries essaient de vivre, mais pas par peur de la mort. Elles le font parce qu'elles le doivent.

"Tu digresses."

C'est vrai. Le sol craquait sous mes pas. Je me tenais en bas de la colline, la plage s'étendait devant moi. L'air salé de la mer déchirait mes lèvres, écorchait ma peau à la moindre brise. J'ai enlevé mes sandales, laissant mes pieds s'enfoncer dans le sable un peu humide. J'ai remué mes orteils et des petits grains se sont glissés sous mes ongles. J'ai avancé vers l'océan. Si puissant ; les vagues se brisaient sans relâche. J'ai sorti mon portable de ma poche et l'ai lancé au loin. Je ne l'ai pas entendu tomber dans l'eau par-dessus le rugissement du vent et de l'eau.

"Je n'ai jamais vu l'océan."

C'est une chose à voir. Comme toute chose, je suppose. De l'énergie brute, incontrôlée, déchirant le sol par le dessous. J'ai avancé, les bras frissonnants ; je tremblais dans les rafales glaciales et j'avais le souffle court, pourtant, je continuais à placer mes pieds l'un devant l'autre. L'eau glacée a atteint mes jambes et je suis tombé à la renverse à cause du choc.

"Et ensuite ?"

Je me suis relevé. J'ai continué de bouger, bravant la peur. Il fallait que ça s'arrête. Ça devait s'arrêter. Je voulais juste encaisser mes gains, j'avais besoin de quitter la table. J'avais tous les jetons, pourquoi le jeu continuait-il ? Quand on gagne, le jeu s'arrête et on peut passer au suivant. Mais l'univers aime bien ce jeu et me fait jouer. J'ai mis mes mains en coupe et j'ai mis un peu d'eau de mer dans ma bouche. Le froid a engourdi mes papilles, mais pas suffisamment pour empêcher le sel de passer. J'ai encore marché, ensuite la vague m'a frappé et je me suis effondré. J'ai ouvert les yeux ; là encore, le sel piquait, mais je n'y ai pas prêté attention. L'eau m'a fauché et les courant m'ont maintenu sous la surface. J'ai pris une inspiration et je me suis senti lourd et plein. La densité de mon corps avait atteint celle de l'océan. Je ne faisais plus qu'un avec l'océan, j'étais à sa merci, et bientôt, idéalement, j'allais disparaître. Alors j'ai prié pour que ce soit différent cette fois. Pour que quelque chose soit différent.

"Et D—u t'a entendu ?"

Il m'a peut-être entendu, mais Poséidon a gagné.


Carol servit leur boisson à Sandra Paulson et Felix Cori, puis retourna derrière le comptoir. Felix souffla doucement sur sa tasse de café et la porta à ses lèvres pour prendre une gorgée prudente. Sandra ferma les yeux et pressa ses deux mains sur son front pour le masser. Elle grommela une question.

"Qu'est-ce qui s'est passé ?"

"C'est vraiment important ?"

"Plus ou moins, oui."

"T'es sûrement mieux informée que moi. À vous voir vous balader ensemble comme des idiots…"

"On sait qu'il s'est passé 'quelque chose'. Toutes les communications ont été coupées, il a arrêté de vivre dans la gallerie, et il a, genre, ouvert wowwii au public pour de bon."

"Super, maintenant je sais qu'il s'est passé 'quelque chose'."

"Tu le connaissais bien ?"

"Pffff, pas du tout. Je l'ai seulement rencontré après qu'il a envoyé cette vidéo débile. Et toi ?"

"Je le connaissais un peu. Tu vois, on allait à l'école ensemble. Je pense qu'il a eu un petit faible pour moi ou quoi à un moment ? J'sais pas. Je suis pas douée pour ces trucs. Merde, nan il y a aucune chance."

"Il était comment à l'époque ?"

"À peu près pareil."

"Un connard condescendant ?"

"Ouaaaaaaip."

Sandra fit craquer ses phalanges, puis prit sa tasse de thé vert. Elle la sirota, laissant le liquide amer se propager dans sa bouche.

"Il avait arrêté de prendre ses médicaments."

Ils levèrent les yeux vers Carol, qui arborait ce faux sourire typique des personnes travaillant dans la restauration. Elle s'échappa de derrière le comptoir et vint s'assoir à leur table, laissant ses coudes reposer sur la surface de la table et son menton à son tour dans la paume de ses mains ouvertes.

"Il avait pour habitude de venir à peu près au milieu de la journée pour commander quelques cafés qu'il buvait avec une poignée de pilules. Ces dernières semaines, il venait toujours et commandait la même chose, mais il ne prenait plus rien avec. C'est presque comme s'il avait tout oublié, parce que 'quelque chose' lui était arrivé. Comme si quelqu'un lui avait fait oublier… mais ça n'a pas de sens, pas vrai ?"

Carol maintint son sourire neutre en tapotant le côté de son nez. Sandra et Felix se regardèrent, puis Sandra posa la question dont ils voulaient tous deux la réponse.

"Et t'es qui, déjà ?"

"Le Nettoyeur."

Felix recracha son café sur la table, attirant l'attention des personnes assises non loin. Sandra s'arrêta pour traiter cette nouvelle information, la comparant à ce qu'elle savait déjà. Carol continua.

"J'aurais pu le cacher plus longtemps, mais ça n'a pas vraiment d'intérêt."

Felix attrapa quelques serviettes de table dans le présentoir et commença à essuyer la table tout en posant une question.

"Tu peux le prouver ?"

Carol sortit un masque à gaz d'un noir sombre de derrière son tablier ; Felix dévisagea l'objet avec le même sentiment d'admiration et de peur que ce dernier imposait aux personnes qui le regardent. On pourrait parler de tour de passe-passe, mais celui-ci servait bien ce rôle. Carol laissa le masque retomber dans la poche frontale de son tablier et Felix sentit un poids quitter sa poitrine.

"C'est juste un masque et un mètre, même s'il ne serait pas d'accord avec ça. Ceci étant dit, les tâches ménagères. Les seuls membres restants de notre petite cabale cachée sont attablés ici. Tous les autres sont prédisposés ou morts. On cherche de nouveaux membres."

Felix haussa un sourcil. Sandra était toujours dans ses pensées.

"J'ai plus ou moins arrêté."

"Tu n'as pas arrêté. Tu as fait une pause. Maintenant tu reviens."

Felix soupira.

"Si tu le dis."

"Je vous ai fait une liste. Nibman et Aldon sont probablement les meilleurs choix maintenant, bien que la décision finale reste entre vos mains."

Sandra intervint.

"Entre nos mains ?"

"Ce n'est pas moi qui prend les décisions. C'est votre club, moi je suis juste la dame de ménage. Au fait, l'un d'entre vous doit être Le Critique maintenant, alors -"

"Pas moi."

"Pas m… merde."

Le Critique prit une gorgée de café.

"Alors c'est bon. Vous avez besoin de trois nouveaux membres dans la semaine qui vient. Choisir les titres vous revient, comme tout le reste, lorsqu'il le faut. Vous avez mon numéro, bien sûr, et je suis normalement là si vous voulez juste quelque chose à boire."

Sandra revint au sujet original.

"Et pour Duchamp ?"

"Il est mort. Les costards ne l'ont pas tué, ils lui ont donné la corde pour qu'il se pende. Vos actions n'auraient pas changé le résultat de toute manière. Il n'y a pas grand-chose d'autre à dire."

"Si tu le dis."

Un client familier passa la porte, laissant de la fumée de cigarette dans son sillage.

"Mais pourquoi tu travailles dans un café, en fait ?"

Carol se leva, arborant encore ce même sourire dépourvu d'émotion.

"Parce que j'aime le café."


"As-tu déjà essayé de… te suicider ?"

J'ai déjà essayé. Plusieurs fois.

"C'était comment ?"

Ça ne ressemblait à rien.

"Rien n'y ressemblait ?"

Non, tout se ressemblait. La sensation était la même que tout le reste.

"Et quelle était cette sensation ?"

Rien. Tout jusqu'à ce moment n'était rien. Et pourtant, ce qui suivit n'était rien non plus. Le néant sorti du néant sorti du néant.

"Rien ne sort de nulle part, vis à nouveau !"


Monsieur Redd marchait.

Monsieur Redd marchait depuis très, très longtemps. Ses chaussures, d'abord propres, cirées et noires, étaient maintenant en lambeaux, usées et d'un gris mat rappelant la poussière. Ses chaussettes s'étaient effilochées quelques heures après que les semelles se sont détachées. La peau de ses pieds avait pris quelques jours mais avait tout de même fini par se détacher aussi, avec le temps. Monsieur Redd marchait, laissant derrière lui des empreintes sanglantes sur des kilomètres de forêt et d'autoroute.

Ça faisait des années qu'il n'était pas rentré.

Monsieur Redd ne parvenait pas à se souvenir de la raison précise qui l'avait poussé à rentrer, mais bon, sa mémoire lui jouait déjà des tours en temps normal. Il fourra ses poings dans ses poches, sa main droite rencontra le papier d'une invitation oubliée et il se souvint pourquoi il rentrait. Il sortit les mains de ses poches et oublia aussitôt. La seule chose réelle était la marche. La chair à nu de ses pieds sur le chaud goudron de la route. Marcher et marcher et marcher. Les poings dans ses poches, en dehors de ses poches, dans ses poches. Le jour puis la nuit puis le jour puis la nuit puis des semaines de marche à travers des champs de verre brisé avec rien à manger ou à boire ou à faire à part marcher et penser à rien d'autre que cela.

Pour la première fois de sa vie - bien qu'il ne soit pas capable de s'en rappeler, bien sûr -, l'esprit de Monsieur Redd était concentré sur un seul objectif. les minuscules ET LES MAJUSCULES Et Le Pote Qui Parlait Comme Ça retournèrent à la poussière, succombant à la marche, au mouvement, retournant tous à un tout intensément cohérent. Monsieur Redd marcha pendant 40 jours et 40 nuits.

Et puis il se tint face aux Wonderworks.

Monsieur Redd s'approcha du grillage. Il fit craquer ses doigts un par un et puis il bondit et s'accrocha aux fils entremêlés. Il força son pied écorché à prendre appui, tachant de rouge le métal gris. Il continua à escalader puis, lorsqu'il fut arrivé en haut, il attrapa le rouleau de fil barbelé. Monsieur Redd sourit en silence tandis que le sang se mettait à couler des nouveaux trous dans ses mains. Il se hissa par-dessus le rouleau de fil barbelé puis retomba en un tas chiffonné de l'autre côté du grillage. Il sentit son épaule se démettre sous le choc. Avec un petit sourire, il se releva et la remit en place en produisant un craquement désagréable. Monsieur Redd étira ses bras dans les airs et le sang coula de ses nouvelles blessures.

Monsieur Redd lécha ses doigts, souriant à mesure que le goût du fer envahissait sa bouche. Il marcha jusqu'au bâtiment ; quand il approcha, les portes en verre s'ouvrirent pour lui en coulissant automatiquement. Il entra dans le hall désert, teintant le marbre blanc du sol d'un rouge cramoisi. Le bureau d'accueil était vide.

Monsieur Redd fit sonner la cloche sur la table. Il n'y eut pas de réponse.

Aucune importance. Il se retourna et s'engouffra dans le labyrinthe de couloirs des Wonderworks. Il erra sans but et passa d'innombrables portes. Le décor était toujours 'brillant'. Tout semblait réfléchissant. L'écho des pas de Monsieur Redd résonnait dans les couloirs.

Monsieur Redd tourna à l'angle d'un couloir et se retrouva face à une petite armée de corgis. Ils aboyèrent entre eux de manière enthousiaste puis se dispersèrent en dandinant dans toutes les directions. Certains d'entre eux passèrent à côté de lui ; l'un d'entre eux s'arrêta à ses pieds et s'assit, attentif. Monsieur Redd fit la grimace au chien, le sang coulant de ses mains se répandait au sol.

Jeremy, qui avait l'air de vouloir se rendre utile, aboya et commença à guider l'invité vers son maître.

Monsieur Redd suivait les petites pattes glissantes du chien en gardant ses yeux rivés sur sa queue qui remuait. Le chien se fraya un chemin et s'arrêta finalement devant les grandes portes en bois du bureau d'Isabel Helga Anastasia Parvati Wondertainment V, PhD. Il se tourna vers Monsieur Redd, aboya en signe d'adieu, et partit s'occuper d'autre chose.

Monsieur Redd tourna la poignée et ouvrit la porte.

Isabel Wondertainment était en train de manger une barre chocolatée en roulant sur le sol. Elle entendit la porte s'ouvrir, puis regarda l'homme qui se trouvait là. Pour commencer, il était plus grand qu'elle, ce qui était inhabituel. De plus, il avait de la glace à la fraise d'un rouge profond tout autour de sa bouche, de ses mains, et de ses pieds. Pouquoi avait-il de la glace à la fraise sur ses pieds ? Depuis l'autre côté de la grand pièce ouverte, elle lui cria :

"Pourquoi tu as marché sur de la glace ?"

Monsieur Redd commença à marcher lentement vers elle et posa une question en grognant.

"Où est ton très cher père ?"

"Mort ! Je crois."

Monsieur Redd arrêta de marcher. Isabel l'observa se figer puis tomber à genoux. Il étala la glace à la fraise dans ses cheveux en y passant la main, puis leva les yeux au plafond et se mit à hurler. Isabel se boucha les oreilles, ferma les yeux et grimaça à cause du volume. Le hurlement se changea en saccades de rire caquetant. Quand Isabel ouvrit les yeux, Emma Aislethorp-Brown se trouvait entre elle et l'homme qui aimait peut-être trop la glace à la fraise pour son propre bien. Monsieur Redd ricana, puis tomba au sol sur le côté et fut pris de légères convulsions.

Puis cela cessa. Monsieur Redd fit craquer ses doigts à nouveau et se remit sur pied. Il frotta ses yeux et y laissa du sang, puis tourna son regard vers la femme se trouvant entre lui et la fille.

"Et qui es-tu ?"

"Emma Aislethorp-Brown. L'assistante de Mademoiselle Wondertainment. Et vous ?"

"Redd. Un… 'produit' de son père. Tout comme elle si on y pense. On est frère et sœur, dans un sens."

Monsieur Redd affichait un grand sourire, des dents ensanglantées pointaient entre ses lèvres.

"J'avais dit que j'arrivais. J'ai envoyé beaucoup de lettres."

Emma dévisageait simplement l'homme en face d'elle.

"Que voulez-vous ?"

"Je passe dire bonjour. Je pensais demander des nouveaux jouets au vieux. L'un des miens est apparemment cassé, vous voyez. J'aimerais quelque chose de nouveau. Enfin, s'il n'est pas là, alors on peut rien y faire, je suppose."

Monsieur Redd laissa son regard dépasser Emma et tomber sur Isabel, qui mâchait toujours sa barre chocolatée. Le vieux était mort. Il ne restait plus rien à faire ici.

Monsieur Redd n'était plus en colère. Il n'y avait plus personne vers qui diriger sa colère. Il sourit.

"J'ai dépassé ma garantie de toute façon."

Il se retourna et passa la porte, laissant derrière lui une trace écarlate.


Ne chargeons point notre mémoire du poids d’un mal qui nous a quittés.


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