La première chose que l’on entend au loin, ce sont des gémissements métalliques et creux qui semblent s’élever du sous-sol sous la poussière. Ce qui est déstabilisant, ce n’est pas que ces gémissements sonnent comme un écho au fond d’une caverne souterraine, ni même qu’ils semblent être bien trop nombreux pour le désert chauffé à blanc ; mais c’est que l’on se rend compte soudainement à quel point la route était calme jusqu’à présent, et que ces pointes sonores surréalistes nous arrachent à la pesanteur solaire qui règne sur le paysage livide, lavé de ses couleurs par la lumière.
Du même coup, on les aperçoit au loin, dressés et inertes, à l’exception de leurs têtes entraînées inégalement dans leur course. Les hurlements métalliques continus s’échauffent chacun à leur rythme, désaccordés mais lents, comme si chaque frottement de la tige dans son cylindre de pompe était suffisamment routinier pour que cette dernière ne daigne plus se plaindre qu’occasionnellement. Le vacarme n’est pas particulièrement insupportable, mais tout de même un peu fatiguant. Puis vient le claquement régulier des pales, et soudainement l’on n’est plus certain de supporter longtemps la litanie. Celles-ci ne cliquettent pas toutes en même temps, mais tout de même de manière cadencées, et rapidement de surcroît.
Puis l’on remarque le vent, par une brise forte qui nous surprend dans notre route insipide. Alors toutes les pompes à vent se tournent pour l’avaler, et là l’enfer sonne. Les ressorts s’étiolent, les pales claquettent, les cylindres grincent à l’unisson. Puis la brise passe dans le champ, le troupeau se calme et reprend sa complainte métallique et désaccordée. Et l’on est alors véritablement arrivé aux alentours du Ranch Peters, dont les rares bâtiments sont désormais bien visibles autour du champ d’éoliennes.
Puis soudain le vent repasse et le champ frétille. Parmi la cacophonie, solitaire, un gémissement s’arrête, un claquement se tait. Le cow-boy relève la tête, alerte. Il plisse les yeux, tente de se remettre à l’aise malgré les cordes qui l’enserrent. Perché sur son cheval il ne voit rien de plus, rien d’anormal, et les deux cavaliers qui retiennent ses liens se trouvent toujours de chaque côté de son champ de vision.
Alors le cow-boy se met à penser que s’il ne voit rien de plus, c’est qu’il doit manquer quelque chose.
Alonso faisait gratter péniblement la plume sur le papier. Celle-ci égratignait tellement la surface qu’on avait l’impression que le vieil homme tremblait à l’idée que ses pensées s’échappent entre le moment où il les formulait et celui où il les envoyait à sa main tremblante. Ou bien peinait-il simplement à se souvenir. À l’évidence, ça devait être un peu des deux, et son encrier pouvait témoigner que les pensées d’Alonso s’étaient bousculées et se bousculaient encore.
On frappa au loin. Les coups répétés firent sursauter l’espagnol, comme s’ils avaient fait écho à la réminiscence profonde qui l’avait emmené loin de la réalité. Il se crispa alors sur sa plume, tiré de ses pensées, et sortit de sa transe. Il fit s’égoutter la plume par à-coups au-dessus de l’encrier, la reposa et laissa sécher son ouvrage en cours. Il jeta un rapide coup d’œil vers la pile poussiéreuse de livres qui s’accumulaient contre un mur, puis regarda celui d’en face en plissant des yeux, surpris de la lumière spectrale qui se précipitait par les carreaux mal lavés. On frappait à la porte. Une voix forte se fit entendre, presqu’aussitôt suivie des pas de Shawn Peters. Alonso se relaxa puis hésita longuement à reprendre la plume.
— Unité d'Investigation de l'Union ! Nous demandons à voir Shawn Peters !
Les deux officiels n’eurent pas longtemps à attendre avant qu’un jeune homme plutôt frêle et visiblement antipathique leur ouvre la porte. Le plus jeune et visiblement le moins gradé des deux soldats réitéra leur demande commune.
— Serait-il possible de parler à Shawn Peters ?
— Je suis Shawn Peters.
Les deux considèrent le gringalet, puis se concertèrent avec un regard légèrement perplexe. Shawn Peters aperçut alors un cow-boy fermement ligoté et attaché à la balustrade de sa ferme. Le plus gradé et visiblement le plus pompeux des deux soldats de l’Unité d'Investigation de l'Union prit la parole.
— Tu n’aurais pas de la famille avec qui on pourrait causer, fiston ?
— Qui vous a autorisé à l’attacher ici ?
— Qu– lui ? Mais nous–
— Je veux rien avoir à faire avec vous, allez-vous-en.
Et sur ce, il leur claqua la porte. Les deux soldats étaient pour le moins confus. Ils n’avaient pas l’habitude d’être respectés par tous, étant donnée la proportion de grand banditisme qui sévissait sur tout le continent, mais ce fermier chétif n’avait pas un comportement très approprié, ce qui le rendait plutôt suspect. L’un fit signe à l’autre de forcer la porte. Néanmoins ce dernier se figea avant d’exécuter l’ordre : on entendait à présent une dispute étouffée à l’intérieur de la maison. Quelques minutes plus tard, Alonso leur ouvrit la porte, tout sourire.
— Désolé pour l’attente, messieurs ! J’espère que le voyage n’a pas été trop rude avec vous…
— Pour être tout à fait hon–
— Nous sommes des soldat de l’Union, mon brave ! Le désert n’est qu’une broutille, nous le prenons certes au sérieux, mais moins que nos criminels.
Alonso esquissa un sourire mélancolique à celui qu’il avait identifié comme étant le capitaine, et s’empressa de faire valoir cette information pour paraître plus plaisant à ses hôtes.
— Dites-moi, Capitaine… Où se trouve le reste de vos hommes ?
— Malheureusement, nous avons vécu une sale affaire du côté des Badlands, aucun de mes hommes ne s’en est sorti… Le pire dans cette histoire, c’est que nous étions séparés et que j’étais trop occupé de mon côté pour pouvoir leur venir en aide. Seul le soldat Werter s’en est sorti.
Le soldat Werter resta de marbre, se remémorant la tragédie. Alonso eut son deuxième sourire compatissant de la journée.
— Mais entrez, entrez donc ! Vous méritez bien un peu de repos, j’imagine. Celui-là vient avec nous ?
Il désigna le cow-boy ligoté. Le Capitaine regarda sa prise en souriant et s’empressa de lui répondre.
— Oh ! Non, non, pas pour l’instant. De toute manière je ne pense pas qu’il ait envie de s’échapper.
— Très bien alors, Capitaine. C’est vous qui voyez.
Ils rentrèrent donc à l’intérieur. Une fois la porte refermée, le vent souffla à nouveau, et les éoliennes gémirent. Le cow-boy releva furtivement la tête, prêtant attention à la cacophonie désagréable. Enfin il pinça les lèvres.
Pas de doutes, il était au bon endroit.
Alonso les fît s’asseoir dans la salle à manger. Cette dernière était assez sobre, et il y avait peu de choses à entretenir. Néanmoins, l’entretien de ce peu de chose n’était visiblement pas fait avec ferveur.
— Alors, racontez-moi donc, qu’est-ce qui vous amène par ici ?
Le Capitaine, heureux qu’on lui pose la question, se lança dans une réponse plus longue que nécessaire, comme à son habitude.
— Cet homme, là-dehors, est un criminel parmi les plus recherchés. Un hors-la-loi qui est toujours passé entre les mailles de nos filets. Il n’y a pas si longtemps, il y a eu un incendie sur les rives du Mississippi, une sale histoire d’un vapeur hors de contrôle qui se serait écrasé sur la ville. Et on l’a retrouvé là-bas, dans les pommes. Étant donné son passif, on nous l’a confié pour le ramener dans une bourgade à l’ouest d’ici du nom d’Aleph. Votre ranch nous a été conseillé pour faire une escale pendant la nuit.
Le vieil homme était perplexe. Perplexe car il ne voyait pas qui aurait pu leur parler du ranch, et parce qu’il n’avait pas connaissance de leur destination.
— Aleph ? Connais pas. Pourquoi vous faire traverser tout le pays comme ça ?
— Ah ce qu’il paraît, le bougre a commencé avec un meurtre. Un certain Jeremy Greyton, un pauvre type dont on n’a pas retrouvé le corps. Et dans cette ville, y’a une satanée loi qui stipule que le bougre doit être ramené et jugé pour son premier meurtre. Et allez savoir pourquoi, les gros bonnets de l’Union sont favorables à la demande. Il y a une sacrée magouille politique là-dedans, comme quoi l’Union a besoin de raffermir son emprise sur certaines zones sensibles. M’est d’avis que les attaques comanches de ces derniers temps y sont pour quelque chose…
— Je comprends mieux… Cependant… ça n’aurait pas été plus simple de le transporter en train ?
Le Capitaine tapa du poing sur la table.
— C’est ce que je me suis tué à leur dire ! Il a fallu qu’ils nous envoient… "Oui, Capitaine, votre parcours est exemplaire et nous pouvons compter sur vous, mais les voies ferrées sont moins sûres ces derniers temps"… Mon œil ! 23 hommes que j’ai perdus, vous y croyez ça ? Vingt-trois valeureux soldats de la nation qui ont péri dans les Badlands ! Et je n’ai rien pu faire… J’ai beau avoir un profond respect pour mes supérieurs, je ne vais pas laisser passer cela ! La vie de mes hommes avant tout.
Le soldat Werter se sentait exclu de la conversation. Il jeta un œil aux alentours, mais la pièce lui semblait bien ennuyeuse. C’était mieux que les plaines vertes et vides, le désert sec et brûlant ou les montagnes rudes et menaçantes, certes, mais après toutes ces péripéties un tel endroit ne le distrayait guère. Pire, il n’avait pas l’impression qu’il pourrait se reposer, et que cet endroit miteux ne serait qu’une étape supplémentaire, un point éphémère et perdu au milieu d’absolument rien. Alors son attention distraite se reporta sur le grincement des pompes. Ça devait être insupportable au quotidien. Il abandonna complètement la conversation alors qu’Alonso reprit la parole, le regard profondément mélancolique.
— C’est bien, c’est bien… on peut dire que vous avez une mentalité plus forte que la mienne.
— C’est-à-dire ?
— Il se trouve que j’étais moi aussi soldat en mon temps. J’étais le Capitaine Quesada de la marine espagnole, sous les ordres du Commandant Carlos Palanca Gutiérrez pendant la Campagne de Cochinchine !
— Pas possible ! Cochinchine… Cochinchine… bon sang, vous avez été jusqu’en Asie de l’Est, c’est pas rien tout de même pour un espagnol !
— C’était une sacrée guerre ! Mais je ne préfère pas m’étendre sur le sujet… J’ai fait des choses regrettables, comme vous vous en doutez. Mais j’ai surtout fait passer ma personne et mon grade avant mes hommes. Aussi, par expérience, je peux vous affirmer que vous avez fait le bon choix, même si vos hommes ne sont plus de ce monde.
— Peu importe, peu importe. Ils sont morts et je n’étais pas avec eux.
Un silence relatif s’installa. Relatif pour cause des éoliennes, mais aussi parce qu’un bruit de course se fit entendre depuis le côté de la maison. Une porte communicant directement avec le champ s’ouvrît à la volée, révélant un Shawn plus inquiet qu’essoufflé dans l’encadrement.
— Il y a… Il y a un trou au milieu du champ.
Le bruit était encore plus insupportable lorsqu’on se trouvait au milieu du champ de maïs. Le soldat Werter et son Capitaine s’en seraient vite agacés s’ils n’étaient pas passablement distraits par les pousses de maïs frémissant doucement dans le vent et le grand trou circulaire en triple croissant de lune au milieu desdites pousses. Le sol était complètement aplani, plus rien ne subsistait au sein de la parcelle géométriquement bombée.
— Même la pompe a disparu.
Werter regarda dans la direction indiquée par Shawn Peters et s’y dirigea, intrigué. On pouvait distinguer plusieurs petits cercles métalliques disposés en un carré large, et au milieu un cylindre creux avec au fond la partie basse d’une tige métallique, elle aussi tranchée nette. Le moulin avait tout bonnement disparu. Le Capitaine termina de faire les cent pas de part et d’autre du cercle.
— À peu près 113 pieds de large. C’est un sacré tracé, c’est plutôt propre. Et il n’était pas là ce matin ?
— Non, pour sûr. Je vérifie et répare régulièrement les pompes, le rapport de vitesse use facilement le mécanisme de pompage.
— Mmh.. Vous avez été victime d’un vol, fiston. Et un sacré vol, avec ça.
Le jeune homme marqua un temps, étonné par une telle expertise. Il s’agita.
— En plein jour ?! Et comme ça ?!
— Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ?
— Je sais pas… Mais dans le coin, on entend toujours des histoires sur des événements étranges, et je…
Le Capitaine éclata d’un rire franc. Il alla vers le jeune fermier et lui empoigna les épaules.
— Écoute fiston. Des histoires étranges, on en entend partout, c’est le folklore qui veut ça. Et en plus, ces terres ne nous sont pas tout à fait familières ! Nous ne sommes pas les plus à plaindre, mais l'Amérique nous est encore hostile.
— Mais j–
— Fie-toi à ce que tu vois ! Que sais-tu des populations locales ? Qui te dit que cet étrange vol n’est pas une sorte d’avertissement !
— Mais la ferme est là depuis des décennies !
— Les indiens sont tellement imprévisibles. S’ils considèrent qu’ils doivent récupérer des terres, ils ne se feront pas prier. La plupart nous méprisent, nous dédaignent, et s’étonnent avec bêtise que l’on ne comprenne pas les messages qu’ils souhaitent nous faire passer. Ils ne font pas le moindre effort d’adaptation, et ne sont pas plus amicaux. Ceci, fiston, est un avertissement comanche, pour sûr. Mais pas d’inquiétudes, l'Unité d'Investigation de l'Union veille !
Ponctuant sa démonstration confiante par une tape sur l’épaule et un sourire franc, il retourna à l’intérieur de la ferme. Les grincements des moulins se refermèrent après son passage sur Peters et Werter, incertains.
— Pourquoi toutes ces pompes ?
Werter avait parlé avec curiosité et peut-être une pointe d’agacement. Peters marqua un temps avant de lui dévoiler la réponse.
— Quand mon père s’est installé ici, il a fait construire toutes ces pompes pour fournir de l’eau aux récoltes. Le sol d’ici est particulier, de ce qu’il me racontait, et c’était presque inconscient de la part de mes vieux d’installer une exploitation agricole à cet endroit. C’est grâce aux pompes que tout marche si bien, mais elles demandent un entretien énorme.
— Et votre famille n’est pas là pour vous aider ?
— Un détachement de l’Union les a emmenés suite à un meurtre.
Pas de silence. Les éoliennes se faisaient grinçantes, accusatrices. Shawn Peters ne laissa pas le temps au soldat de l’Union de lui faire des excuses pitoyables et reprit tout aussi sèchement.
— On avait plus les moyens d’entretenir les moulins. Alors mon père s’endettait, on espérait tous une meilleure récolte, mais plus le temps passait plus nos chances de rembourser les dettes paraissait infimes. Je sais juste qu’il y a eu une altercation avec un de nos créanciers, et que ça s’est très mal terminé. Ils sont venus à l’heure du déjeuner, et la soupe de mon père s’est laissée refroidir. Ma mère est morte deux semaines plus tard, elle ne l’a pas supporté. Je suis resté seul à m’occuper de la ferme, jusqu’à l’arrivé d’Alonso. En échange d’un gîte, il a fait jouer certaines… compétences pour m’aider à joindre les deux bouts.
Werter marqua un silence intérieur. Il se décida enfin à prendre la parole.
— Au nom de l’Union, laissez-moi vous aider à réparer nos erreurs en résolvant cette affaire et en vous rendant les biens qui vous ont été volés.
Shawn Peters était incrédule. Il se garda bien de dire ce qu’il pensait au soldat peut-être un peu trop naïf qui se tenait devant lui avec la mine la plus sérieuse et officielle qui soit. Il mesura ses propos.
— Vous pensez vraiment que vous pourrez compenser la perte d’une famille en retrouvant un moulin ?
— Non, mais je ne peux pas faire grand chose de plus. Je ne suis pas responsable.
Troisième silence intérieur. On pouvait presque remarquer la variation imperceptible du vacarme ambiant causée par l’absence de l’éolienne qui aurait dû se trouver entre les deux hommes. Shawn finit par prendre la parole.
— Venez, je vais vous montrer un truc.
— Voilà pourquoi il m’avait semblé aussi hostile à l’Union.
Le Capitaine était attablé, pensif. Le vieil Alonso venait de lui conter toute l’histoire.
— Oh, pas vraiment l’Union, Capitaine, plutôt les soldats qu’elle emploie.
Le Capitaine éluda la question, ne se sentant pas particulièrement concerné par les problèmes de l’orphelin.
— C’est compréhensible, c’est compréhensible. Cependant mon camarade et moi-même ne sommes pas responsables de ce qui est arrivé à sa famille.
— Je vous en prie, Capitaine… Nous savons tous les deux qu’il y a toujours quelqu’un au dessus de nous pour porter le chapeau.
— C’est différent. Je vous parle de faire régner l’ordre, le pays n’est pas un champ de bataille.
— Vraiment ?
Le Capitaine resta silencieux, lorgnant distraitement sur son uniforme, l’air coupable. Il finît d’une traite son verre, plus pour combler le silence de la conversation que pour étancher une réelle soif. Alonso Quesada se rassit et continua.
— Pendant la guerre, j’ai rencontré un Capitaine de la Marine Française, Antoine Vehan. Je vous passe les détails, et l’histoire m’appartient, mais nous nous sommes rapprochés malgré les barrières linguistiques. Il m’a avoué qu’après la guerre, il comptait changer d’air, se trouver un endroit nouveau où passer le reste de ses jours, fonder une famille. C’est ce qu’il a fait, et je l’ai suivi jusqu’en Amérique. J’ai fait ma vie en tant que croupier sur un casino flottant, un sacré vapeur qui m’a fait voir du pays, mine de rien. Antoine, lui, a prit le nom de Peters, s’est trouvé une femme, a fondé un ranch, et vous pouvez facilement imaginer la suite. Quand j’ai appris qu’ils avaient été emmenés et que leur fils s’était retrouvé seul, j’ai pris la décision de me retirer ici pour lui tenir compagnie.
— Vous semblez avoir vécu de sacrées histoires !
— Ah, ça ! On peut dire ça, oui, en effet…
Il y eut un nouveau creux dans la conversation. Cependant le Capitaine ne laissa pas les pompes à vents reprendre le pouvoir, et fit part de sa curiosité à l’ancien militaire espagnol.
— Étant donné que nous avons décidé d’allonger notre séjour ici pour vérifier que vos terres ne craignent rien, serait-il déplacé de vous demander de m’en dire un peu plus ?
Alonso leva un sourcil. Il réfléchit un instant, regardant par la fenêtre. Le champ de maïs et de moulins métalliques frémissait et grinçait alors que Shawn et Hervé s’éloignaient vers la grange. Finalement Alonso se dirigea vers la porte à l’opposé, fit tourner la poignée et descendit les deux marches grinçantes et usées. Il alluma la lampe à huile de l’applique murale à sa droite.
— Venez, je vais vous montrer quelque chose.
L’une des lourdes portes de la grange grinça. La lumière passait à flots à travers la charpente et la toiture, ainsi qu’au travers des fenêtres. En conséquence l’endroit était d’une clarté surréaliste et chaleureuse, paisible, et la poussière ne s’interposait au milieu des rayons que lorsque l’on s’aventurait trop longtemps dans l’endroit. Par ailleurs, les rayons étaient déjà sur le déclin, et la lumière se chargeait progressivement d’une subtile nuance orangée.
Hervé Werter remarqua immédiatement que cette grange n’avait rien d’ordinaire. L’atmosphère criait mille et une histoires, et la bâtisse portait les stigmates de l’effort et de l’acharnement. Au sol, contre les murs, des draps cachaient des formes cubiques, tubulaires ou indiscernables, et les quelques endroits à découvert dévoilaient des structures géométriques en métal cabossé. Accroché au mur, un autre engin métallique gisait inerte, complètement rouillé à plusieurs endroits précisément marqués. Plusieurs pièces mécaniques gisaient dans des ballots de pailles éventrés. On devinait d’autres carcasses fantastiques et menaçantes à l’étage.
Le soldat s’approcha de l’établi qui s’étendait contre le mur du fond. Plusieurs petits carnets usés y étaient entassés, et devant eux de nombreux objets plus ou moins curieux gisaient éparpillés. Hervé dénombra notamment plusieurs montres à gousset figées, une boîte en fer blanc avec une étrange ouverture sur le côté, un cristal cubique incrusté dans un cube en verre, ce qu’il reconnut comme étant un arbre de transmission incrusté dans un œuf, en verre lui aussi, et une petite boîte en bois sombre stylisée avec une fleur, qu’il n’osa pas ouvrir. Shawn reprit la main et lui donna de plus amples explications.
— C’était là que travaillait mon père. Quand il a aménagé les terres en construisant tous ces moulins, il s’est dit qu’il devait acquérir des compétences en mécanique. Il était souvent dans la grange. Un jour, il m’a dit que si j’avais des problèmes, je trouverais de quoi me défendre ici.
Le soldat Werter balayait les formes métalliques et drapées d’un regard inquiet.
— Qu’est-ce qu’il y a de particulier ici ? Des armes ?
Shawn soupira et se frotta la nuque.
— Je ne sais pas. Je n’ai aucune idée de ce qui marche ni comment ça marche. J’ai essayé de m’aider des carnets mais je n’ai rien pu en tirer.
Werter attrapa un carnet puis l’ouvrit. En le feuilletant, il s’aperçut qu’il était rempli exclusivement de croquis de la faune marine et de plusieurs engins brouillons, ainsi que de rares notes cryptiques quand elles n’étaient pas simplement illisibles. Shawn poursuivit, livrant ses souvenirs.
— Il me racontait souvent les histoires des créatures de la mer qu’il avait vues quand il était dans la marine. Ça le passionnait presque tout autant que ce qu’il faisait ici.
— Vous pensez que je peux vous aider à comprendre ce qu’il faisait dans cette grange ?
— … Je ne sais pas, peut-être…
— … Mmph. Ça ne coûte rien d’essayer.
Hervé Werter se replongea donc dans le carnet, résolu à mettre en lien les croquis et les notes avec le fatras qui s’étendait autour de lui, épaulé par Shawn Peters. Quelques minutes plus tard, les deux hommes manipulaient distraitement les machines, résignés, espérant tomber au hasard sur quelque chose. Shawn s’était rabattu sur un cube mécanique ciselé avec des motifs circulaires, qui fonctionnait et s’arrêtait spontanément sans qu’il sache quelle était la manipulation qu’il avait effectué pour un tel résultat. Hervé, lui, tentait en vain de faire pivoter les segments de ce qui ressemblait à une petite sculpture d’oiseau réalisée avec assez peu de pièces.
— Je ne suis pas certain que cela nous avance à grand chose. Je ferais mieux de patrouiller autour du champ avec le Capitaine cette nuit.
— Je suis sûr que mon père avait quelque chose en tête quand il travaillait ici… Il m’avait assuré qu’il comptait nous protéger de ceux qui nous menaceraient…
Hervé Werter fronça les sourcils, regardant l’enfant plein d’espoir.
— Ceux qui vous menaceraient ? Il était à ce point persuadé qu’on viendrait vous poser problème ?
— Il était dans l’armée, alors je suppose…
— … Mmph. Je suis désolé mais je ne suis pas convaincu du tout. J’ai plutôt l’impression que la seule chose que votre père vous ait laissée, ce sont des sculptures en métal, des moulins à eau et des images d’animaux marins.
— Mais–
— Allons, je suis le premier à savoir qu’il ne faut pas s’accrocher ainsi au passé. N’en parlons plus.
Ironiquement, une autre chose sur laquelle Hervé Werter omit momentanément d’épiloguer (et ceci pour la simple raison qu’il ne l'avait pas encore remarquée), ce fut qu’un cachalot s’était soudainement matérialisé dans la grange à quelques dizaines de centimètres au-dessus de leur tête.
Devant le Capitaine de l’Union s’étendait une véritable bibliothèque. En soi, il n’y avait pas réellement d’étagères, mais une quantité impressionnante de manuscrits plutôt larges reposaient les uns sur les autres, au sol comme sur la table en face de lui. Cette dernière, usée et polie par son utilisateur, témoignait de la trace de ses bras s’activant pour permettre à la main de faire son œuvre. Avec un peu plus d’attention, le Capitaine aurait pu distinguer tous les mouvements, imprimés avec délicatesse et à jamais, témoignage des passés condensés en un seul motif présentement sous ses yeux. Plusieurs couches successives d’encre sèche dégoulinaient de leur réceptacle, figées dans le temps, elles aussi. La plume, quant à elle, pouvait être sentie vibrante de force.
D’un regard chaleureux, Alonso Quesada invita le Capitaine à ouvrir un des ouvrages. Ce dernier s’exécuta. Celui qu’il choisit lui parut bien lourd, semblable à son manuel d’instruction durant sa période d’apprentissage à l’académie. Il l’ouvrit avec précaution, un peu pataud tout de même, puis commença à lire à voix haute, plus à l’aise quand il pouvait mettre à l’application ses talents d’orateur, et dans le cas présent de narrateur.
La suite appartint à l’heure qui se déroula au sein de cette petite pièce, au milieu de nulle part. Les moulins ne se turent pas, pourtant leur cacophonie ne parvint pas à pénétrer le lieu, où venaient de se déverser des histoires de batailles sanglantes et fantastiques, des lieux inconnus et merveilleux, des récits héroïques et des mémoires tragiques, qui n’étaient pas sans rappeler les plus grandes histoires de chevalerie vertueuse. Les mers de Cochinchine, les rives espagnoles, les terres de l’Ouest, c’était toute la vie d’Alonso Quesada qui s’étalait dans ces pages, romancée par ses soins, et que le Capitaine mît remarquablement en voix, tout du moins par bribes. Il ne regretta pas cependant de ne pouvoir lire toute la bibliographie du vieux militaire, tant ils purent s’esclaffer, s’émerveiller, se comparer, ou parler plus simplement de leurs expériences respectives. Le Capitaine avait une confiance aveugle et soudaine en cet homme exceptionnel dont il en savait désormais bien plus.
Ils étaient soûls de leurs passés de combattants. Tellement soûls que le soir arriva, et que la nuit commença à tomber sur leur allégresse. Tellement soûls qu’ils ne remarquèrent pas que les moulins avaient commencé à disparaître un à un. Tellement soûls qu’ils en oublièrent l’ombre qui se faufilait vers la grange à travers le champ.
Hervé et Shawn n’en croyaient pas leurs yeux. Un cachalot de taille modeste flottait actuellement dans l’étable au-dessus de leur tête. La vision était d’autant plus terrifiante qu’il fallait tenir compte de la probabilité pour un habitant de l’Ouest Américain de croiser un cachalot. Tétanisés, il ne purent s’enfuir. Puis, après un temps, ils glissèrent lentement le long des murs, incertains du comportement de la bête. Le gros animal semblait plutôt paisible à vrai dire. Du moins jusqu’à ce que Shawn se cogne les pieds dans l’échelle qui menait à l’étage et que celle-ci bascule droit sur le cachalot.
À la surprise générale, l’échelle se rétama piteusement au sol, ne manquant pas au passage de soulever une volute de poussière. Hervé et Shawn se regardèrent sans un mot. Hervé avisa l’oiseau métallique qu’il tenait dans la main. Lentement, il baissa le bras avant d’envoyer l’objet en l’air, droit sur le mammifère flottant. L’oiseau disparut purement et simplement lorsqu’il rentra en contact avec son ventre, puis on l’entendit retomber quelques secondes plus tard avec un tintement avant de se perdre dans la paille. Presqu’aussitôt, le cachalot devint flou, puis transparent, avant de se disperser complètement. Il fallut une bonne minute aux deux éberlués pour reprendre leurs esprits. Un rayon disparut alors que le soleil s’effaçait à l’horizon.
— … Qu’est-ce que c’était que ça ?
— Je sais pas… On aurait dit un des monstres marins dont me parlait mon père !
— C’était un genre de baleine… Bon sang, j’ai vu des choses étranges du coté des Badlands, mais là… Je commence à croire que je suis maudit.
— Je pense pas que c’était moi… Vous avez touché à quelque chose ?
— Peut-être… J’ai bien un morceau de mon truc qui a bougé…
— Quel truc ?
Werter, encore confus, alla fouiller du côté de la paille à l’opposé de la pièce.
— Un genre d’oiseau en métal… Merde, pourquoi je le retrouve pas ! Il est suffisamment gros pour que je le retrouve… Aide-moi un peu.
Le fils Peters se mit à fouiller. Hervé Werter était frénétique.
— Putain de merde ! J’en ai marre qu’il nous arrive toujours des emmerdes.
— Ça vous arrive souvent ?
— Nan, pas vraiment, mais depuis qu’on transporte ce prison–
Hervé s’interrompit un instant. Il jura.
— Merde, le prisonnier ! Je commence à croire qu’il en sait plus qu’il veut bien nous dire, ce salopard !
— Comment ça ?
— C’est lui qui nous a recommandé le ranch… On était désespérés et on avait plus le matériel pour monter un campement, alors il nous a dit : "Vous savez, un peu plus au nord, y’a un ranch dans lequel vous pourriez vous arrêter."
— Mais comment il sait ça ?!
— Hein ?
Le jeune fermier ne contrôlait pas ses émotions et le soldat Werter commença à s’en inquiéter. L’attitude de Shawn avait subitement changé.
— Je suis sûr que cette ordure a vu mes parents ! Personne est au courant à part moi et Alonso !
— Oh, eh, t’emballe pas non plus, petit…
— Je vais allez l’interroger moi-même !
— Attends un peu, qu’est-ce t– eh ! Reviens là ! Tu n’es pas autorisé à… Au nom de l’Union, arrête-toi immédiatement !
Shawn Peters sortit de la grange en trombe, Hervé à sa poursuite. Il n’écoutait pas les injonctions du soldat de l’Unité d'Investigation de l'Union. Cependant, il fut bien obligé de rendre l’oreille quand l’orchestre dysharmonique des moulins à eaux commença à perdre brutalement des instruments.
La première chose que le Capitaine vit, ce fut son dernier soldat courir après un jeune fermier en hurlant des articles de la constitution concernant la condition des prisonniers de l’Union et les devoirs de ses soldats. En revanche la première chose qu’Alonso Quesada vit, ce fut que les moulins disparaissaient un à un, et des parcelles du champ avec, comme si un géant invisible appliquait un tampon qui l’était tout autant sur le sol, retirant absolument tout dans cette étrange figure circulaire en triple croissant de lune. Les deux comparses ne tardèrent pas à obtenir une vue d’ensemble de la situation.
Ce fut le moment choisi par une gigantesque baleine à bosse pour se matérialiser dans la nuit naissante, au-dessus du vacarme des pompes qui grinçaient plus que jamais, comme si elles avaient senti la menace arriver. Le champ de métal hurlait alors qu’on lui arrachait sporadiquement des portions, et plus il diminuait, plus son cri de souffrance s’étouffait. Le Capitaine avança lentement vers le champ, fasciné par cette vision stupéfiante.
Alonso Quesada décrocha son sabre qui gisait dans son bureau, près de la sortie. Peu importe ce que c’était, géant ou indien, il l’affronterait corps et âme. L’ancien Capitaine de la Marine Espagnole, prit d’une vigueur nouvelle, s’élança à travers le champ, au milieu du vacarme métallique qui hurlait. Il ignora la baleine divine et menaçante. Il ignora la bourrasque qui soufflait. Il courait vers Shawn Peters, le brave Shawn, qui l’avait accueilli et logé, dont le père avait été un si bon ami, il courait pour le protéger, et il abattrait tous les satanés moulins qui se dresseraient sur son chemin s’il le fallait.
Le tampon du géant s’abattit. Le champ, le moulin et le chevalier qui lui faisait face n’étaient plus. Shawn hurla. La mémoire d’Alonso Quesada ne subsistait désormais plus que dans sa bibliothèque.
L’instant d’après, ce fut au tour de Shawn Peters d’être happé par les formes de 113 pieds de long.
Hervé Werter s’arrêta net. Plus que du chagrin, son esprit lui intimait de fuir. Fuir à tout prix. Deux personnes venaient littéralement de disparaître de façon complètement improbable. Il pivota d’un quart vers la droite et se mit à courir plus vite que jamais. Le moulin derrière lui cessa brusquement de batailler avec le vent. Ce dernier changea tout aussi brusquement de direction, manquant de faire vaciller le soldat Werter. Il se rattrapa contre un des pylônes et le repoussa presqu’immédiatement, comme s’il craignait qu’il soit maudit.
Il y avait sûrement un peu de ça.
Profitant de ce nouvel élan, il s’élança de plus belle vers la barrière. Le champ se déroba juste devant lui. Il sursauta, manquant de s’écraser au sol, et se souvint à temps qu’il pouvait marcher sans problème au milieu des trous une fois que le mal était fait. Il continua sa route au milieu de la forme, non sans appréhension.
Quelques secondes plus tard, il avait enjambé la barrière et s’effondrait au sol, haletant. Il poussa sur ses jambes et ses bras pour reculer un peu plus, par mesure de précaution.
Puis il remarqua le Capitaine au milieu du champ. Il se tenait droit, sans bouger, miraculeusement épargné par les événements.
— Capitaine !
Hervé Werter cria pour le ramener à la raison.
— Capitaine ! Dégagez de là !
Pas de réponse. Peut-être était-il trop loin.
— Capitaine !
En dernier ressort, chose qu’il n’avait jamais osée faire soit-disant par respect (ce que le Capitaine lui avait parfois reproché), il hurla à pleins poumons le nom de son supérieur.
— Capitaine Filbuson !
Le Capitaine William Filbuson était bien embêté. Actuellement, ce qu’il avait identifié comme étant une baleine à bosse flottait haut au-dessus de sa tête. Sa première pensée fut : "C’est étrange, je suis pourtant persuadé de ne pas m’être perdu au point d’être arrivé près des côtes canadiennes".
Sa deuxième pensée fut : "Ah, mais suis-je bête. Ça reste un très joli nuage, un peu seul certes, mais ce sont des choses qui arrivent".
Sa troisième pensée fut : "Un peu comme ces squelettes de dinosaures dans les Badlands. Quand je pense que mes troupes en avaient peur. Heureusement que ces bêtes-là sont mortes depuis des éons".
Sa quatrième pensée fut : "J’ai l’impression de voir des choses étonnantes tout de même. Quelle imagination débordante".
Sa cinquième pensée fut : "Les comanches sont quand même de plus en plus discrets et efficaces. Il faudra que je pense à faire un rapport". Cependant, son esprit rationnel fut tellement occupé à traiter cette nouvelle pensée qu’il n’eut même pas le temps de remarquer qu’il était déjà mort.
Plus tard dans la nuit, il n’y avait plus âme qui vive au Ranch Peters. Le plus inquiétant, ce fut surtout que le désert était définitivement retourné au silence dans cette partie de l’Ouest. Pas même l’écho des moulins. Ceux-ci s’étaient évanouis et l’on ne retiendrait plus rien de leurs décennies de services. La baleine elle aussi s’était volatilisée. Le ranch n’était plus qu’un terrain vide entouré par des barrières misérables.
Il n’y avait réellement plus personne.
Le cow-boy désormais libéré de ses liens faisait face à un béluga de taille respectable. Les deux êtres se jaugeaient en silence.
Puis on entendit un craquement, et le béluga s’effaça. Le cow-boy ouvrit la main et laissa tomber les débris de l’oiseau de métal, dont le ventre brisé tombait en miettes.
Le cow-boy, qui avait auparavant répondu au nom d’Iris Alf, n’était pas mécontent de son déguisement. Il avait désormais la certitude que les créations de l’homme qu’il traquait étaient ouvertement hostiles à l’Union et à ses soldats. Il restait cependant à retrouver une trace de l’homme en question.
Le cow-boy songea au fait qu’il devrait chercher plus souvent du côté de l’Union à l’avenir. En remontant à cheval, il se félicita intérieurement d’avoir renvoyé l’un des deux autres à la nature. Malheureusement, il n’avait pas retrouvé le troisième.
Le cow-boy se dirigea lentement vers l’Est. Toute histoire de cow-boy se serait terminée par un générique en fond, une musique appropriée. Mais ça, le cow-boy n’en avait pas conscience, et en avait assez entendu depuis un jour. Il n’aurait pas souhaité la moindre mélodie pour accompagner son long voyage. Il n’était le héros d’aucune histoire. Il n’était personne.
Après tout, il avait en face de lui le lever de soleil le plus magnifiquement calme qui soit. Et c’était amplement suffisant.