Centre des Canons Anglais » Centre de What a Wonderful World / Centre de Ces pins tortueux » Emporte-le, ma Chérie » Refuge Faunique Wilson
Chapitre I.IX
Mes yeux me piquaient. Évidemment, ils piquaient depuis que la lune de minuit s'était levée dans le ciel, mais c'était un mélange de fatigue et d'utilisation intensive d'une tablette pendant une nuit entière. La façon dont mes yeux picotaient maintenant était nouvelle et alarmante. Je suis peut-être une insomniaque, mais j'étais une insomniaque responsable, et ma dernière nuit blanche remontait à des années.
Mais mes yeux, tous rebelles qu'ils étaient, ne me trompaient pas. La tête du soleil matinal commençait à sortir de ses couvertures, bâillant, s'étirant, et teintant le ciel de violet. Il était 5h30 du matin, et je n'avais pas fermé les paupières mis à part pour cligner des yeux.
Je refermai la tablette et la fourrai dans mon sac. Non, je n'étais toujours pas fatiguée. Mais ce n'était pas une excuse pour ne pas prendre soin de moi. J'avais besoin de manger, j'avais besoin d'un lit, et l'on ne pouvait trouver ni l'un ni l'autre à Tickle Creek, donc ma seule option était de retourner jusqu'à la route.
J'étais contente de pouvoir m'allonger. Les draps étaient doux et soyeux, les oreillers avaient été récemment retapés. Le réceptionniste était chaleureux et amical d'une façon qui semblait sincère. L'expérience était assez simple pour presque me laisser moins que crevée, mais il n'y avait aucune force dans l'univers qui puisse améliorer mon humeur à part le sommeil — et encore, même ça n'était sans doute qu'une demi-mesure.
Je me sentais surexcitée. D'un côté, je savais ce que c'était. De l'autre, je n'en savais rien. Qu'est-ce qui m'avait poussée à faire une nuit entière d'écriture ? Ça me semblait si évident quand j'avais commencé. Étais-je délirante au point de ne pas pouvoir me rappeler mon raisonnement passé ? Avais-je prévu tout cela et découvert qu'il s'agissait d'un effort qui en valait la peine ? Mon cerveau était trop embrouillé pour pouvoir faire autre chose que me poser ces questions. Même les tâches exemptes de tout effort physique me faisaient me sentir comme si j'avais soulevé des voitures ou couru des marathons.
Je sortis paresseusement une bouteille de comprimés du sac par terre à côté du lit et dévissai le bouchon de sécurité enfant. J'en sortis deux comprimés de somnifère, remis la bouteille à sa place, attrapai le verre d'eau sur la table de chevet, me relevai sur un coude pour arriver à un angle où je ne me ferais pas mal à la gorge, et les descendis tous les deux. Je remis le verre sur la table de chevet et m'effondrai. Avec un peu de chance, ça m'assommerait. Même dans mon état détérioré, le sommeil était repoussé par une force invisible. Une sorte de pression qui avait commencé comme une phase d'adolescence comme une autre et qui s'était transformée en une habitude handicapante à vie.
Je regardai l'horloge et notai que j'allais m'endormir à 8h du matin. Dieu sait quels effets cela aurait pendant les mois à venir — mes rythmes circadiens étaient déjà bancals.
J'éteignis la lampe, contente d'avoir eu une chambre sans fenêtres, m'enfouis sous les couvertures et me recroquevillai dans une sorte de position fœtale. Mon téléphone essaya peu de temps après d'attirer mon attention avec deux notifications mystère, mais rien ne pouvait me déranger. Le médicament m'envoyait déjà dans un sommeil fragile.
Ma dernière pensée était que j'écrirais dans la matinée, en oubliant que demain était déjà passé.
C'était toujours étrange quand Tim emmenait des gens faire des randonnées avec lui, parce qu'il était souvent le plus enthousiaste alors qu'il avançait lentement et qu'il peinait beaucoup. Curieusement, il était toujours souriant quel que soit le moment où vous le trouviez, qu'il soit en train de gravir une pente ou non, une main sur sa poitrine, se traînant et soufflant comme si une pierre qu'on lui aurait lancée lui avait coupé le souffle. Mais aujourd'hui, pendant que les enfants étaient à l'école, Tim avait invité Alice à venir avec lui faire une rando.
C'était un peu plus loin que d'habitude ; Tim les avait emmenés haut, toujours plus haut dans les montagnes, à tel point qu'ils commençaient à voir de la neige ça et là.
"L'altitude ne va pas te poser problème ?"
"Ça ne m'a rien fait jusqu'ici !" lui dit Tim en l'embrassant. Alice trouvait ça dur à croire, mais elle préférait qu'il vienne avec elle là-haut plutôt que d'y aller seule, donc elle n'ajouta rien.
Ils s'arrêtèrent sur le bas-côté, garèrent la voiture, sortirent et s'étirèrent pour détendre les muscles raidis par le long trajet. Alice aurait bien demandé pourquoi ils allaient là, mais les trajets de plus d'une heure juste pour visiter un sentier que Tim avait découvert n'étaient pas si rares, et c'était même plus près que certains des endroits où il l'avait emmenée, elle et la famille.
"En fait, il n'y a pas de chemin ici," dit Tim. "Je me suis frayé un petit chemin dans la brousse, je trace mon propre sentier. J'espère y passer assez de fois pour qu'il devienne un autre de ces chemins qui n'apparaît sur aucune carte et sur lesquels les gens tombent par hasard. J'ai toujours voulu être ce gars-là. Alors allons-y !"
Alice se maudit intérieurement de ne pas s'être habillée chaudement ; Tim, sachant parfaitement où ils allaient, ne s'était encore une fois pas habillé correctement. Il semblait être une de ces personnes qui ignoraient totalement le froid. La chaleur pouvait lui poser des soucis, mais Alice ne l'avait jamais vu porter quelque chose de plus épais qu'une veste fine, à part lorsqu'elle le forçait à le faire.
À cette altitude, les arbres étaient éparses et le terrain était rocailleux. Même si les montagnes étaient escarpées, Tim avait trouvé un rebord qui était le plus souvent plat et descendait même parfois légèrement. Le ciel était dégagé, le soleil brillait, et pourtant sa chaleur semblait les négliger. Un grand mur de roc gris-blanc, pas assez haut ni assez escarpé pour être une falaise, leur donnait de quoi s'appuyer sur leur droite, et un gouffre béant donnant sur des pins les accompagnait sur leur gauche. Alice frissonna violemment.
"Ce n'est pas très loin," l'assura Tim. "Je veux juste te montrer quelque chose."
Alice acquiesça et le suivit. Ça ne ressemblait pas à Tim d'aller si vite, mais il semblait particulièrement déterminé aujourd'hui. Mais il commença à se calmer, à vagabonder plutôt qu'à trottiner, et finalement, il s'arrêta et s'assit.
C'était un gros affleurement rocheux qui avait l'air de pouvoir se fissurer et tomber dans le vide à tout moment. De la pierre presque blanche, érodée par les rivières, sortait du mur rocheux et était suspendue au-dessus du vide, semblable en apparence à du gui parasitant un tronc. Tim, évidemment, choisit de s'asseoir précairement tout au bord, les jambes pendant au-dessus de l'abîme vertigineuse.
"Tim," dit Alice, et ce fut assez pour le faire revenir. "C'est mieux."
Elle se dirigea vers lui puis s'assit sur ses genoux, à sa grande surprise. "Prends-moi dans tes bras," ordonna-t-elle, sans chaleur dans sa voix mais un sourire sur les lèvres. Tim s'exécuta.
"T'as froid ?" demanda-t-il.
"Très."
"Désolé, j'ai oublié de te dire."
Elle haussa les épaules. "C'est ça que tu voulais me montrer ?"
"Oui."
La vue, en un mot, était incroyable. D'ici, les collines semblaient être de petites buttes, les arbres comme des brins d'herbe remuant au vent. Un vol d'oiseaux orna la moitié gauche du champ de vision d'Alice, le soleil loin à sa droite et, partout, les routes qui indiquaient habituellement qu'un paysage était habité étaient cachées par les branches, les feuilles et les aiguilles ; cela donnait l'illusion d'un pays vierge de toute interférence humaine. Les pensées de Tim contenaient les mots "sauvage". Celles d'Alice passèrent par plusieurs variantes de "sacré". Mais en ce qui concernait leur conversation, le même mot franchit leurs lèvres :
"Magnifique."
"N'est-ce pas ?"
Tim laissa cet instant durer, les bras autour d'Alice, la tête sur son épaule, scrutant l'horizon, aimant le monde dans lequel il n'était qu'un animal parmi tous les autres. L'important, aujourd'hui, n'était pas le chemin, mais bien la destination. Ici, pensait Tim, il pourrait rester pour toujours, et être heureux.
"J'appelle ça mon coin à réflexion," fredonna Tim à voix basse comme si parler trop fort pouvait interrompre l'expérience d'Alice. "Je viens ici quand je veux réfléchir à quelque chose."
"C'est un bon coin à réflexion," dit Alice.
"Mhmm."
"Et donc, quelles étaient tes pensées dernièrement ?" demanda Alice.
Tim était toujours épaté de voir la vitesse à laquelle elle saisissait les sous-entendus.
"Eh bien," commença Tim, "je pensais quitter mon boulot."
"Mhmm, et que vais-je devoir répondre à ça."
""Tu ferais mieux d'avoir un plan !""
"La bonne réponse était "certainement pas, non", mais celle-ci est une alternative acceptable, alors réponds-y un instant."
"Heheh, d'accord. Donc oui, j'ai un plan. Un grand plan, même."
"Vas-y, impressionne-moi."
Tim mit un bras devant elle pour qu'il puisse être dans son champ de vision, et le fit lentement défiler de gauche à droite tandis qu'il prononçait les mots : "Le Refuge Faunique Wilson."
"Ooo," dit Alice.
"Ouais, hein ?"
"OK, je suis tout ouïe, raconte-moi tout."
"Tout ?"
"Oui."
"C'est là que ça s'arrête, je n'ai que le titre."
"Hmmm. Tu ne pourras pas quitter ton boulot tant que tu n'auras pas un pitch."
"Ohhh, chérie…"
"Je ne veux pas que mes enfants aient un père au chômage."
Tim soupira. "OK. Mais j'ai besoin de ton aide pour ça."
Alice tourna sa tête vers lui du mieux qu'elle le pu. "Vraiment ?"
"Oui. Tu sais gérer une affaire, pas moi."
"Peuh. C'est un peu exagéré d'appeler une bibliothèque une affaire, mais j'imagine qu'il peut y avoir quelques compétences transférables."
"À vrai dire, une organisation à but non lucratif n'est pas vraiment une affaire non plus, et ni l'un ni l'autre ne font de chiffre, donc peut-être que ce serait… similaire ?"
"Tu n'as pas fait de recherches, hein ?"
Alice n'entendit aucune réponse de la part de Tim, et quelque chose là-dedans la fit sourire. "Tu sais quoi," dit-elle, "j'aime bien ton petit rêve. Tu n'as même pas besoin de venir à la bibliothèque ; je me pencherai sur ce que nous avons et je verrai si je peux trouver quelque chose. Peut-être trouver des assos à but non lucratif près de chez nous, faire quelques entretiens. Peut-être qu'être une employée du gouvernement m'ouvrira quelques portes ? Avec un peu de chances, nous pourrons trouver quelques confidents qui pourront nous parler de tous les secrets et coups fourrés quant à comment ne pas gagner d'argent. Est-ce que tu as encore quelques amis de l'école vétérinaire avec qui tu serais en contact ? Enfin…" Alice réfléchit un instant.
"Non, bien sûr," conclut-elle, "pas vraiment. Hmmm. Voilà qui va poser problème. Je sais que tu te débrouilles pas mal avec les animaux, mais tu n'es absolument rien d'officiel. Et est-ce que cette petite ville a vraiment énormément de choix niveau vétérinaires ? Nous ne sommes pas si loin de Portland ; nous devrons sans doute sous-traiter de là-bas. Et évidemment, tout ça dépend de s'il y a assez de faune à sauver en premier lieu. Est-ce que tu penses vraiment qu'il y en a tant que ça ?"
Tim savait d'expérience que c'était une question rhétorique et que répondre casserait son rythme.
"Bon, j'imagine que je devrai faire des recherches là-dessus également. J'imagine que tu seras d'une grande aide de ce côté-là juste avec tes hobbys et tes centres d'intérêt, mais ça ne ferait pas de mal d'entrer en contact avec des gardes forestiers, peut-être. Le Parc national de Milo McIver est tout près. Que dis-tu d'y aller une journée, peut-être samedi prochain ? J'ai un tournoi d'escrime ce weekend."
Aucune réponse. "Tim ?" Elle se tourna complètement et se trouva nez à nez avec un sourire radieux et sauvage. Immédiatement, il l'attira dans un long baiser fougueux, et quand il se recula, il dit :
"Je t'adore."
Le dos d'Alice se redressa alors que son excitation était à son comble, et elle trouva un compliment équivalent : "Je te trouve fascinant," répondit-elle, et ils s'étreignirent tous deux tendrement.
* * * * *
Pendant les une ou deux années suivantes, Alice et Tim développèrent totalement le plan, un plan qu'Alice essayait de garder secret vis-à-vis de tout le monde et dont Tim essayait de parler à autant de personnes que possible. Ils utilisèrent des facultés qu'ils connaissaient déjà tous deux et cultivèrent des compétences qu'aucun d'eux deux n'avait développées auparavant, telles que toutes les aptitudes nécessaires pour embaucher des gens (passer des annonces d'offre d'emploi, l'évaluation des compétences, faire des entretiens, etc.). C'était beaucoup de boulot, et devint le truc qu'ils faisaient dès qu'ils n'avaient rien d'autre qui doive être fait. De nombreuses soirées tardives furent passées à la table de la cuisine, à boire du café et à se plonger dans les candidatures, le courrier, l'écriture de notes, la réalisation d'un plan pour savoir quoi faire avec le budget… et il y eut de nombreux voyages pour découvrir les coûts du matériel nécessaire, parler aux gens du milieu, rassembler des avis, compiler ces avis, découvrir comment agir sur la base desdits avis. Encore plus de temps fut consacré à revoir le budget actuel, à se demander combien il leur faudrait pour démarrer, comment avoir cet argent, si c'était faisable même avec les enfants encore à la maison. Tim avait dit à un moment qu'il n'allait pas attendre 10 ans. Alice décida de ne pas débattre avec lui là-dessus.
L'enthousiasme et la vision de Tim mirent en marche tout le projet. L'organisation d'Alice mit tout en place. C'est peut-être un peu injuste à dire, mais c'est la vérité. Même si c'était les Solutions Fauniques Wilson, c'était certainement les plans d'Alice. Tim aidait, mais Alice portait le tout. Et deux ans plus tard, ils étaient prêts à faire l'investissement le plus risqué de leurs vies. Tim le savait. Alice le savait vraiment. Mais c'était le rêve. Et si ça ne marchait pas comme prévu, Tim se disait qu'il pourrait toujours retourner travailler aux fournitures agricoles.
"Un codeur ?"
"Ouais, et je m'y connais en plein d'autres trucs techniques. Les fusibles, les réseaux électriques, tout ça."
Tim se pencha vers Alice : "On a passé une annonce pour des techniciens ?"
"Non," dit le candidat, "mais vous allez en avoir besoin d'un. Faites-moi confiance. L'internet est en plein essor, là, maintenant. Toute ma famille est impliquée dans cette industrie, et il n'y a pas besoin d'être un génie en économie pour comprendre que c'est une sorte de révolution. Il va finir par vous falloir un site internet. C'est comme une bibliothèque à portée de main, à part que vous n'avez pas à acheter quoi que ce soit. Sans vouloir vous offenser, bien sûr."
"Il n'y a pas de mal," dit Alice. "Je suis justement en train d'intégrer un ordinateur à ma bibliothèque en ce moment. Pratique comme outil."
"Mais ça va être plus qu'un outil — ou alors peut-être juste l'outil qui vous changera le plus la vie. Bref, mon frère vit par ici, m'a dit que ça pourrait être quelque chose qui m'intéresserait, donc…"
La liste de l'équipe de base fut dressée et incluait des personnes telles que le futur web-designer Gary Harp, le collègue et ami de longue date de Tim Albert Westrin, et la vétérinaire Sarah Gardner. Ils commencèrent avec une armée de gens qui ne pouvaient pas s'y consacrer à plein temps mais seraient heureux de se porter volontaires. Parmi ceux-ci, le frère de Gary Harp, Justin, sa copine Feather Fanucchi, et bon nombre d'autres qui ne sont plus parmi nous (que ce soit dans la région, ou en ce monde), et bien que j'aimerais honorer leur mémoire à tous, je préfèrerais garder cette liste aussi concise que possible.
Les acteurs étaient réunis et tous étaient anxieux. Le 20 janvier 1997, le Refuge Faunique Wilson fut fondé. Le bâtiment avait besoin de quelques rénovations, mais dans les faits, l'affaire était lancée. Les cœurs de chacun d'entre eux battaient la chamade, les roues commencèrent à tourner, et l'aventure commença…
* * * * *
"Ça fait jamais plaisir de voir ça," dit Sylvester. "Pauvre créature malchanceuse."
La partie déplorable de ce type de travail était, évidemment, de constater toutes les circonstances faisant qu'un refuge animalier puisse fonctionner en premier lieu.
"Elle semble avoir été percutée par quelque chose de très gros, elle est probablement morte rapidement. Elle n'a pas dû souffrir, ou alors la douleur a été très brève. Regarde là, on dirait qu'elle a été heurtée de face", repondit Marie.
"Sûrement."
Boring n'étant pas une ville officielle, elle ne disposait pas d'un département d'embellissement officiel au sein de son administration locale, le genre de système en place afin de se débarrasser des animaux morts sur la route. Si je me souviens bien, c'était l'administration de Portland qui était compétente en matière de voiries, mais elle ne réagissait pas si personne ne signalait quoi que ce soit, ce qui était particulièrement rare. Ainsi, le Refuge Faunique Wilson combla ce vide. Cela coïncidait déjà avec d'autres parties de leurs opérations.
"Ils se cachent là-bas, juste derrière cette colline", dit la vieille dame qui les avait appelés.
Syl et Marie s'approchèrent tout en prenant soin de ne pas effrayer les animaux et aperçurent vite un groupe de trois jeunes faons, désorientés et désœuvrés, attendant que leur mère se relève, sans savoir qu'ils observaient leurs nouveaux parents.
"On dirait que ceux-là sont à nous, désormais," déclara Marie.
"Mhmm. La mère a l'air vraiment lourde. Tu pourrais appeler Gary, voir si quelqu'un est disponible pour venir ici ? On a besoin de deux camions de toute façon ; hors de question que ces bébés roulent aux côtés de leur mère morte."
"Je m'en occupe."
Et ils furent nommés Clovis, Buck et Lafaunda.
* * * * *
"On pense qu'il ne mangeait pas."
"Quoi ?" Tim se gratta la tête. "Qu'est-ce que ça veut dire, Sarah ?"
"Eh bien, ça signifie que leur source de nourriture est vraiment limitée, ce qui est alarmant. Sauf que ce n'est pas le cas, il y a des tas d'écureuils en bonne santé un peu partout. Je dirais bien qu'il souffre de lésions cérébrales, mais il mange ce qu'on lui donne, donc c'est difficile à dire. Il faudrait qu'on le suive dans la nature. Est-ce que ça vaut le coup ?"
"Ahh, je sais pas. Je dirais…", il commença à se gratter la barbe. "Je dirais de ne pas trop s'en faire. À moins que l'on en trouve un autre. Peut-être qu'il est resté coincé quelque part. Mais s'il mange, il sera reparti en un rien de temps, pas vrai ?"
"Je dirais quelques jours, tu as raison."
"Très bien dans ce cas. Continue comme ça, Sarah."
"Pas de problème."
Durant le mois suivant, ils allaient trouver trois autres écureuils ayant décidé, pour une raison inconnue, de ne pas manger et ce en dépit de l'abondance de leurs sources de nourriture. L'incident était étrange, mais ils avaient bien sauvé cet écureuil, et il n'était jamais réapparu.
Et il fut nommé Sam.
* * * * *
"Brûlé !?"
Laura se tenait devant le bureau en bois large et élégant de Tim, lequel était recouvert des profils d'une myriade d'animaux dont ils avaient la charge. Un problème informatique, dû au fait qu'une bénévole avait touché à des choses dans le système de Gary qu'elle n'était pas censée toucher, entraîna le classement de tous les profils de bestioles comme étant toujours sous leur supervision. Ils avaient tous été imprimés et triés de cette façon, et maintenant Tim devait réimprimer tous ceux qui ne devaient pas être ainsi. Ça ne représentait pas énormément de travail, mais c'était pénible. Tim ne connaissait pas tous les animaux qu'ils avaient sous leur aile — il avait abandonné cette idée au bout d'un moment. De plus, il se trouvait la plupart du temps derrière son bureau.
"Complètement carbonisé, monsieur."
Tim n'aimait pas que Laura l'appelle "monsieur", mais il avait abandonné cette bataille. "Et mon garçon a vu ça ?"
Anders se cachait timidement derrière l'imposante stature de Laura. Voir son père en colère le mettait mal à l'aise.
"Ce n'est pas pire que le carnage auquel on s'attendait, monsieur. C'est même mieux — il restait peu d'éléments identifiables, il ressemblait à une sorte de bûche bizarrement sculptée…" Elle observa l'expression de Tim, la bouche ouverte et les sourcils froncés, et décida de changer de sujet. "C'était juste assez surprenant, c’est tout."
"Et en dehors de l'eau aussi."
"Probablement tiré de là par un ours."
"Mais qu'il soit brûlé."
"De part en part. Il y avait aussi des marques de brûlure sur le sol tout autour."
Time s'affala dans sa chaise. "Les gens sont cruels."
"Vous pensez que ce sont des humains qui ont fait ça, monsieur ?"
Tim lui adressa un sourire perplexe. "Tu veux me faire croire qu'il y a une autre explication ? La foudre ne fait pas ce genre de chose."
Laura haussa les épaules. "Je suppose que non, monsieur."
"Très bien. Peut-être que j'enverrai Anders avec quelqu'un d'autre la prochaine fois, qu'il voie des activités humaines moins déroutantes. Je n'ai pas envie d'élever un misanthrope, hohoho."
Il riait vraiment comme le Père Noël, d'ailleurs. "Mais, monsieur—!"
"Ne t'en fais pas, je plaisante ! Je suis ravi que tu apprécies d'emmener Anders avec toi. Tu pourrais peut-être aussi emmener Robin. Ça serait bien de le faire sortir."
Et celui-ci était communément désigné comme le Poisson Ardent.
* * * * *
Caleb regardait avec émerveillement l'oiseau du troisième enclos. Il était grand, le bec incurvé vers le bas, se tenait sur une patte et effectuait un véritable numéro d'équilibriste. Oh, et il était rose.
"Un flamant rose."
"Je t'avais bien dit que je me foutais pas de ta gueule."
"Un flamant rose."
Ils se regardèrent l'un l'autre pendant ce qui semblait être une éternité. Puis, Caleb se retourna vers l'anomalie couleur crevette. "Ceux-là viennent pas de l'Oregon."
Dan éclata de rire. Et quand il reprit : "Non, alors là pas du tout."
Caleb, quoique plus impressionné qu'amusé, se mit à rire du simple fait d'être à proximité d'un tel spectacle. "Peut-être bien que j'ai vraiment vu un zèbre", dit-il.
"Peut-être, mec. Peut-être."
Et celui-ci fut nommé Miracle, il y a également toute une histoire sur la façon dont ils l'ont ramené sur sa terre natale en Bolivie. Peut-être pour une autre fois.
* * * * *
"Tim", dit Alice. Tim leva les yeux du tiroir du petit placard surchargé qui permettait autrefois de stocker tous leurs dossiers, mais qui nécessitait désormais un agrandissement. Des dossiers étant éparpillés sur le sol.
"Ils sont rangés, je sais ce à quoi correspondent tous ces dossiers et où ils doivent aller, alors s'il te plaît, ne fais pas de commentaires au sujet de mon bazar, parce que —"
"Non, Tim. Il faut que tu viennes voir ça."
Et elle partit aussitôt. Le ton de sa voix semblait sérieux, mais c'était peut-être là un aspect d'à quel point elle pouvait sembler illisible quand elle le voulait. Quoi qu'il en soit, elle avait disparu.
"Alice ?"
Pas de réponse.
Tim interrompit son travail et espéra qu'il se souviendrait vraiment de là où doivent aller ces dossiers à son retour. Il la suivit au travers du long couloir vert citron sentant la peinture qu'ils venaient juste d'appliquer. En passant, il remarqua que les portes des bureaux de Gary et d'Albert étaient ouvertes, et entendit le vacarme venant du hall principal.
Percevant l'excitation générale, signe de la récupération d'un nouvel animal convoité, il accéléra le pas, sa curiosité grandissant de plus en plus. Une fois arrivé dans le hall, il remarqua que les lumières étaient éteintes.
"Qu'est-ce qui se —"
"Shhh", dit quelqu'un qu'il n'arrivait pas à voir. "Il est en train de dormir."
"Qu'est-ce que c'est ?" chuchota Tim en s'approchant de la petite troupe dissimulée.
"Notre nouveau bébé chauve-souris."
"Montrez-la à Tim", entendit-il Alice chuchoter au milieu du groupe de spectateurs. Il était tard dans la nuit, la plupart des volontaires auraient déjà dû être partis. Et pourtant ils étaient si nombreux qu'il pouvait les entendre s'écarter de son chemin et soudain, une faible lueur sembla éclairer suffisamment les bras de quelqu'un pour qu'il puisse apercevoir que celui-ci berçait un petit corps emmitouflé.
Tim s'approcha lentement et silencieusement, se demandant pourquoi un bébé chauve-souris dormirait pendant la nuit. Peut-être que les bébés chauves-souris dorment juste énormément, pensait-il. Et puis, la personne tendit ses bras et lui donna le bébé. Pendant ce temps, Tim remarqua que la faible lueur était liée aux couvertures, et il dût demander : "Avec quoi est-ce qu'il est enveloppé ? Pourquoi est-ce qu'il a une veilleuse ?"
"Elle", le corrigea quelqu'un, "et on ne l'a pas enveloppée avec quoi que ce soit."
"Aww, pauvre créature." Tim ne sembla pas avoir entendu le commentaire, et ressentit à la place ce sentiment chaleureux et paternel qu'il avait constamment lorsqu'il câlinait un petit animal près de sa poitrine. En particulier lorsque celui-ci dormait. "Ce petit orphelin n'en est plus un désormais." Il écarta légèrement la couverture, lui gratta légèrement la tête, avant de remarquer qu'elle n'avait pas d'oreilles.
"Pas d'oreilles !?" C'était une exclamation malgré la voix basse et haletante. Personne ne répondit, et Tim remarqua que tout le monde était désormais entassé autour de lui. "Qu'est-ce que ce petit gars a de si spécial ?"
Et c'est alors qu'il ouvrit les yeux.
Les gens sursautèrent.
Ils étaient dépourvus de pupilles, d'une couleur jaune-blanche vive, semblable à la crème, et Tim comprit immédiatement la source de la lueur. C'était comme si deux lampes de poche avaient remplacé ses yeux et illuminaient tout ce qu'il observait. Ou encore, comme deux soleils incrustés sur son visage.
Puis, il ferma les yeux et fit un gros baillou, durant lequel Tim vit le tissu couleur crème constituant toute la partie intérieure de sa bouche, jusqu'au fond de la gorge et émettant cette même lumière, un déversement de bioluminescence comme Tim n'en avait jamais vu auparavant. Il observa tous les visages qui l'entouraient, réduits au silence par la stupeur.
"Sa-Salut, petit gars", Tim lutta pour établir un contact visuel avec les projecteurs, et gratta de nouveau sa tête. "Qu'est-ce que… tu es ?"
Et celui-ci fut nommé Blind.
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