« Un après-midi à la fête foraine | Way To Fall
Une odeur de tabac bon marché et de cendres froides flottait dans le bureau. Elle y planait de façon permanente, imprégnant jusqu’au moindre centimètre carré de la pièce. Y passer un quart d’heure suffisait pour qu’elle s’accroche à vos vêtements et vous suive fidèlement pour le reste de la journée.
Et pourtant, ça n’était pas dans cette odeur désagréable qu’il fallait chercher l’origine première de la réticence des visiteurs à y pénétrer.
La responsabilité en revenait plutôt à l’occupante des lieux, la colonelle Nikolaev, plus connue sous le doux surnom de « la Louve ». Celle-ci disposait de toute une gamme d’outils très élaborés pour mettre ses interlocuteurs mal à l’aise, de la chaise particulièrement inconfortable qui leur était dévolue à son regard qui vous sondait l'âme en permanence comme les deux vrilles d’une perceuse infernale. Modèle industriel.
Malgré plusieurs mois passés au sein de la Krasnaya, Xavier Herriot n'avait jamais été capable de se détendre en présence de sa protectrice. Quelque chose en elle le glaçait : une ambition et une détermination si impérieuses qu'elles en éclipsaient les considérations humaines les plus élémentaires. Mais peut-être était-ce dû au fait qu'il était plus un atout stratégique qu'un véritable individu à ses yeux.
Ceci étant dit, l’entrevue du jour s’avérait particulièrement déplaisante pour lui. Cela tenait essentiellement à son objet et à l’humeur massacrante de la gradée d’une part, et à l’anticipation des difficiles négociations qui s’annonçaient de l'autre. Si la colonel était une louve, alors il était un lièvre qui se présentait devant sa tanière pour marchander sa sortie de son territoire de chasse.
« Vous êtes sûr à cent pour cent qu’elle agit pour la Fondation SCP ? »
La soudaine irruption de sa voix rocailleuse de grande fumeuse le ramena brutalement à la réalité. Se redressant à la recherche d’une assise plus confortable, il répondit d’un air impassible :
« Elle m’a reproché ma trahison, m’a parlé de notre mission sacrée… Elle est encore fidèle à la Fondation, c’est le moins qu’on puisse dire. Et elle a pris du galon depuis l’époque où elle triait les archives. »
Son interlocutrice laissa échapper un grognement indistinct qui souligna opportunément la pertinence du surnom dont on la gratifiait volontiers. Il crut y percevoir une bonne dose d’agacement mais aussi, chose plus étonnante chez elle, un brin d’anxiété mal dissimulée.
« Ce qui veut dire que la Fondation est sur vos traces, et donc les miennes. Vous comprenez ce que que ça signifie, caporal ? »
S’il comprenait ce que ça signifiait ? Un peu, oui. Une fenêtre venait de s’ouvrir toute grande face au château de cartes qu’il assemblait patiemment depuis des mois. Il y avait désormais un flingue sur la tempe de presque tous les proches qui lui restaient, et une des ses anciennes meilleures amies avait le doigt sur la détente. Il ne pensait rien oublier.
Il comprenait d'ailleurs un peu trop bien pour son propre équilibre mental. Mais au moins avait-il été capable d'en tirer un semblant de plan d’action. De quoi sauver les meubles, ou au moins de se donner l’illusion d’essayer. Pour ne pas changer.
Rester à convaincre la louve qu’elle avait intérêt à laisser passer le lièvre sans le dévorer.
« Je pense avoir une solution, mon colonel. Elle n’est pas idéale, mais on pourrait éviter le pire.
- Ah, vraiment ? Hé bien, faites-moi rêver…
- Je pense que le mieux pour vous comme pour moi et mes camarades, ce serait que nos routes se séparent. Dès demain. Notre présence dans vos rangs peint une énorme cible sur le dos de la Krasnaya et nous, nous devons rester mobiles si on veut avoir une chance de… »
Il fut subitement interrompu par le vol d’un mégot encore fumant qui passa à quelques centimètres à peine de son visage, projeté d’une pichenette par Nikolaev. Il alla s’écraser mollement plus loin sur le sol. La violence du geste et surtout du message n’avaient pas échappé à l’ex-agent. La louve montrait les crocs.
« Mais bien sûr, réagit-elle avec une fraîcheur polaire, détachant chaque syllabe. On peut peut-être aussi vous préparer un panier pique-nique pour la route ? Et écrire un petit mot à vos amis de la Fondation dans la foulée, pour leur expliquer que c’est nous qui vous avons caché pendant des semaines ? L’hospitalité russe ne va pas manquer de les impressionner, j’en suis sûre. »
Il déglutit. Les choses s’annonçaient encore plus mal qu’il l’avait imaginé. Il ne pouvait pas se permettre de perdre la main.
« La Fondation SCP est en perte de terrain partout, mon colonel. Elle manque d’hommes, de matériel. Elle ne prendra pas le risque d’affronter la Krasnaya et de se mettre à dos Primordial si elle peut l’éviter. Et puis, c’est après moi que Ta… que Lucy en a.
Peut-être qu’ils ne sont même pas au courant du rôle que vous avez joué dans tout ça, et ça peut continuer si nous partons dès maintenant. »
La militaire se pencha en avant, joignant ses mains sous son menton.
« Ça fait beaucoup d’hypothèses, tout ça, vous ne croyez pas ?
- C’est vrai, mais je peux vous affirmer que dans tous les cas l’étau se resserre autour de nous. En nous laissant partir de notre côté maintenant, vous limitez les risques.
- Je pourrais aussi tous vous mettre une balle dans le crâne et vous enterrer quelque part, ou bien vous livrer dans un joli paquet cadeau à vos anciens employeurs. Qu’est-ce que vous en dites ?
- Dans ce cas, c’est avec le commanditaire que vous risquez d’avoir des problèmes. »
Elle se laissa aller en arrière, contre le dossier de son fauteuil. Quelque chose de mauvais hantait son regard, mais au moins gardait-elle un semblant de calme.
Il savait qu’il venait de jouer une bonne carte : si elle les trahissait, la Louve exposerait non seulement sa responsabilité à la Fondation, mais elle trahirait également un contrat, ce qui n’était jamais bon pour un groupe de mercenaires. Sa crédibilité et sa fiabilité étaient en jeu. Primordial risquait même de complètement la lâcher, et elle le savait.
« Parlons-en alors, de votre commanditaire. Il me paye pour que je vous protège. Si je vous laisse filer, je m’expose aussi à des conséquences.
- Le commanditaire ne réagira pas. En fait, il va vous notifier l’interruption de la mission et des paiements à partir de demain. »
Les yeux de la Louve s'étrécirent jusqu'à n'être plus que deux fentes au fond desquels luisait une colère sourde. Ses doigts, qui pianotaient distraitement sur le bureau un instant auparavant, se rétractèrent tandis que ses jointures blanchissaient. Pour un peu, il se serait attendu à la voir vraiment exhiber des crocs.
« Vous êtes en train de me dire que vous savez qui finance vos petites aventures, lâcha-t-elle, incrédule. Pire, que vous êtes en contact avec lui.
- Oui.
- Vous savez qui est derrière tout ça et vous ne m’en avez rien dit. »
Elle émit un grondement à lui donner la chair de poule, tandis que ses muscles saillaient au niveau de son cou. Le déserteur ne put réprimer un coup d’œil furtif à l’arme de poing posée négligemment devant elle, prête à l’emploi. À cet instant, il se sentit proche de la mort comme rarement il l’avait été au cours d’une vie pourtant mouvementée.
« Je croyais que faire partie du peloton d’exécution de Pavel aurait suffit à vous faire comprendre le sort que nous réservons aux traîtres, mais votre esprit est peut-être juste trop étriqué pour qu’on puisse y caser quelque chose d’aussi élémentaire qu’un instinct de survie. »
Puis il y eut un interminable moment de tension durant lequel elle le sonda en silence. Il parvint à soutenir son regard, affichant une assurance qu’il était loin de ressentir. Fort heureusement pour lui, sa balance intérieure sembla pencher en sa faveur : elle se détendit légèrement et se renfonça dans son siège.
C’est d’un ton presque courtois qu’elle lui demanda alors :
« Qui ? »
Il hésita.
« Peu importe, se reprit-elle. Moins j’en saurai et mieux ça vaudra pour tout le monde. »
Elle fit alors pivoter son fauteuil vers les grandes fenêtres qui donnaient sur la base dont elle avait la charge. Trois étages plus bas, sa petite armée s'afférait à ses tâches quotidiennes. Koop ne voyait plus rien de son expression, mais il sentit instinctivement que le pire était passé. Son brusque changement d’idée semblait indiquer qu’elle avait déjà longuement réfléchi la chose de son côté, et qu’elle était arrivée à une conclusion similaire à la sienne : le mieux à faire pour elle désormais, c'était de lâcher carrément l'allumette avant qu'elle ne lui brûle les doigts.
« J’ai fait un pari en acceptant ce contrat sans connaître l’identité de mon commanditaire. J’en ai accepté les risques, et par-dessus tout j’ai accepté la potentialité d’un échec. Je crois que nous avons échoué et il m’appartient donc désormais de prendre les mesures qui s’imposent. »
Elle se retourna vers lui, le visage dénué de toute expression.
« Je pourrais malgré tout vous livrer pieds et poings liés à votre employeur. En négociant bien, je pourrais obtenir son pardon et peut-être même une certaine protection. Mais la Fondation SCP est une bête blessée et aux abois, et on ne peut pas prédire comment ce genre d’animal va réagir une fois acculé. Ils pourraient être tentés de faire de nous un exemple pour dissuader d’autres organisations d’appuyer leurs déserteurs. »
Le maître-chien soupira intérieurement de soulagement. La partie était presque gagnée.
« Je vais faire un nouveau pari et vous prendre au mot. Peut-être que la Fondation ignore que nous vous avons aidé, en effet, ce qui me laisse une chance de m’en tirer à bon compte.
Vous voulez partir ? Parfait. En fait, je vous fous dehors. Vous et votre clique devrez avoir décampé avant demain soir. Je ne veux plus jamais vous croiser sur ma route ni même entendre parler de vous, et vous n’aurez plus aucune aide à attendre de la Krasnaya. Et si on me paye assez pour ça, je serais même prête à lancer tous mes hommes à vos trousses. Jusqu’au dernier de mes cuistots. C’est clair ? »
Le Français se contenta d’opiner. Les adieux n’étaient pas franchement bouleversants, mais il s’estimerait déjà heureux de quitter la pièce sur ses deux jambes.
« Chevêche reste ici », poursuivit-elle d’un ton sans réplique, déformant au passage le nom de la chercheuse en mémétiques de son accent slave.
Koop s’écœura lui-même en acceptant la condition sans broncher. Lui qui disait œuvrer pour le bien de ses anciens collègues s’apprêtait à abandonner la plus vulnérable d’entre eux à une organisation qui ne la voyait que comme une machine à produire des mémétiques tueurs et, incidemment, du pognon.
Il l’avait à peine côtoyée, du temps d’Aleph. Il lui avait glissé quelques paroles chaleureuses mais creuses au hasard de leurs rares rencontres, mais il faisait ça avec presque tout le monde, à l'époque. Il lui avait aussi donné un coup de main pour faire franchir un obstacle inattendu à son fauteuil, une fois. Et c'était à peu près tout.
L’idée qu’il l’avait tirée des griffes d’un connard de première avait apaisé un temps ses scrupules de l'avoir entraînée dans cette histoire, mais impossible pour lui de se trouver des excuses dans le cas présent.
Il savait que son plan impliquerait des sacrifices, et celui-là avait été le plus probable : jamais la Louve ne lâcherait sa poule aux œufs d’or. En contestant, il n’aurait fait que compromettre sa position sur tout le reste. Et puis, la chercheuse était encadrée en permanence par deux soldats qui lui avaient paru raisonnablement sympathiques et prévenants, humains en tout cas, ce qui n’était pas toujours acquis chez les gens de la profession. Peut-être même serait-elle plus en sécurité ici que n’importe où où il aurait pu la conduire.
Tu parles. Il s’en cherchait tout de même, des excuses. Chevêche allait être la première personne à subir les conséquences du grand flou artistique dans lequel il avait ébauché son projet, ni plus ni moins. Elle ne serait probablement pas la dernière.
Au moins pouvait-il utiliser cette concession pour en arracher une autre au passage.
« En ce qui concerne l’agente de la Fondation que nous avons capturée pendant le sauvetage de l’agent Valdez… Je pense qu’il serait préférable que nous l’emmenions également. »
Cela parut sincèrement étonner la Russe. Peut-être même avait-elle oublié jusqu’à l'existence de l'intéressée à cet instant.
« Vous êtes sérieux ? Pour qu’elle vous file entre les doigts et serve un rapport détaillé sur nos actions à ses supérieurs à la première occasion ?
- Il n’est pas dans notre intérêt non plus qu’elle parle, se défendit-il. Et si la Fondation apprend que vous retenez un de ses agents prisonniers, ça vous vaudra un paquet d’ennuis. »
La colonel attrapa lentement un briquet qui traînait devant elle et commença à le faire tourner entre ses doigts d'un geste fluide, affichant une expression pensive.
« Si vous le dites, lâcha-t-elle enfin. Embarquez-la et arrangez-vous pour qu’elle sache que je vous mets dehors à coups de pied au cul, elle s’en souviendra peut-être au moment de pointer les responsables. »
Koop en doutait : plusieurs semaines passées enfermée dans les geôles de la Krasnaya n’allaient certainement pas inciter Marie Clavel à la clémence, même si elle ne semblait pas avoir été maltraitée. Mais seul comptait le résultat : la Louve était trop heureuse de se débarrasser de cette épine-là dans la foulée, et ça l’arrangeait.
« Ce sera tout, caporal ? railla-t-elle en guise de conclusion. Ou vous espérez encore m’arracher des faveurs ? Ma patience est à bout, je vous préviens.
- Ce sera tout, mon colonel. Enfin, encore une chose : nous savons ce que nous vous devons. Merci pour ce que vous avez fait pour nous. »
« Même si vous avez agit par appât du gain et du pouvoir, et si vous gardez l’une d’entre nous pour servir vos intérêts », ajouta-t-il mentalement, bien qu’il ne fut pas en situation de critiquer quiconque sur la grandeur de ses motivations.
La gradée, un peu surprise de cette marque de reconnaissance après une rencontre aussi âpre, limita sa réponse à une moue circonspecte.
D’un geste souple, elle fit virevolter le briquet qui se referma avec un clic métallique, puis lui indiqua la porte d’un signe de la main.
« Au plaisir de ne pas vous revoir, caporal. L’intendance s’occupera des détails de votre départ. »
Puis, rangeant l’ustensile dans un tiroir, elle ajouta :
« Mon seul regret vous concernant, c’est que je ne saurai sans doute jamais si vous avez agi par idéalisme sincère ou si vous vous êtes juste foutu de moi de bout en bout. »
« Sans doute un peu des deux, mon colonel » songea-t-il avec un brin d’amusement tout en se levant.
La première étape de son plan était un succès.
Une heure plus tard, il se tenait devant ceux qu'il avait sauvé, dans le baraquement que la Krasnaya avait mis à leur disposition.
Les voir tous réunis face à lui l’aida à redonner un peu de sens à son parcours jusque-là, aux risques qu’il avait pris, aux décisions qu’il avait mûries. Ça n’était pas au nom de grands principes qu’il avait agi, pour une fois, mais pour préserver des choses simples mais précieuses.
Ces choses, c’étaient ces interminables soirées poker dans la salle de repos de Samech avec Antonio, Spray et Cavan.
L’expression vaguement outrée du docteur Holt quand Kalach manquait de le renverser au détour d’un couloir.
Celle, gênée et un peu honteuse, du docteur Cendres quand elle perdait un instant le contrôle de sa moitié reptilienne et adoptait les comportements les plus inattendus.
Les coups de gueule légendaires du colonel Vandrake pour la moindre pièce d'uniforme enfilée de travers.
Le lieutenant Kersey qui apparaissait de façon presque surnaturelle derrière tout employé commettant un impair, prête à châtier sans pitié l'imprudent.
Les reproches silencieux et amusés du professeur Nephandi pour des écarts dont il était le seul à se souvenir.
L’impitoyable humour pince-sans-rire d’Haures, qui lui avait fait frôler la dérouillée en règle à plus d'une reprise.
Les ronchonnements perpétuels de Sempras, qui ne rendaient ses rares épisodes de bonne humeur que plus appréciables.
Ethan, une tasse de café perpétuellement greffée à la main, qui prodiguait ses conseils d’un air tranquille sans se soucier qu’on l’écoute ou non.
La bonne humeur bienveillante qui paraissait irradier jour après jour de Tara Lucy. Sa façon d’avoir l’air faussement exaspéré devant le trait d'humour d'un collègue. Ses longues diatribes contre les scientifiques incapables de classer un rapport dans la section appropriée alors que ça n'est tout de même pas si compliqué à comprendre, bon sang. Sa manie de lisser sa blouse en cas d'anxiété. Les friandises qu'elle apportait à Kalach tous les vendredis soir.
Et puis il y avait les images qu’il aurait peut-être mieux valu oublier, mais qui faisaient tout autant partie de lui. Les nuits interminables de Convergence, quand son regard se perdait dans les étoiles tandis qu'au loin résonnait le concert interminable des coups de feu et des explosions.
Les classes D qu’on conduisait vers la cellule d’un skip au tableau de chasse déjà trop bien garni, leur regard implorant, désespéré ou résigné, quand ils n'étaient même plus capables de haïr leurs geôliers tant la trouille s'imposait en maîtresse.
Le son strident de l'alarme signalant une rupture de confinement. Les mains moites, le souffle court au moment de passer l'angle d'un couloir baigné de lumière rouge en se demandant s'il allait tomber sur une horreur prête à le pulvériser ou le cadavre d'un collègue salué le matin même.
Et maintenant, les témoins vivants de ces souvenirs se tenaient face à lui, le fixant dans une attente anxieuse. Ils attendaient tous de lui un plan, des instructions, de l’espoir. Non pas parce qu’il était le plus compétent ou le plus charismatique d'entre eux, mais parce qu’il était celui qui les avait embarqués dans cette situation pour commencer et qu'il en allait donc de sa responsabilité. Il s’efforça de leur apporter satisfaction.
La petite bande l’écouta en silence exposer ses projets. Les réactions allèrent de l’angoisse mal dissimulée à l’apathie résignée : il ne leur promettait pas la lumière au bout du tunnel mais leur accordait un simple répit supplémentaire. Seul Antoine fit preuve d’un tant soit peu d’enthousiasme, paraissant même franchement reconnaissant quand il précisa que Marie Clavel serait du voyage.
Mais celle qui attira le plus son attention fut le lieutenant Kersey. Elle le fixa tout du long comme un gosse récalcitrant auquel elle aurait voulu faire avouer une bêtise, et son expression se durcit encore lorsqu’il annonça qu’il aurait à faire de son côté pour dégager leurs arrières.
Quand il eut enfin terminé, elle lâcha gravement :
« N’essayez même pas de nous laisser tomber, caporal. »
Il soutint son regard, incapable de produire une réponse un tant soit peu pertinente. L’intimidation était une des spécialités de la jeune femme, mais elle semblait maintenant plus sévère que jamais.
« C’est à vous qu’on doit tous d’être là, pour le meilleur ou pour le pire. Nous sommes de facto sous votre responsabilité. Vous commettriez une faute morale grave en nous lâchant, peu importe la raison.
- Je ne vous lâche pas comme ça dans la nature, se justifia-t-il maladroitement. Je vous confie à des gens de confiance, je vous demande juste de faire profil bas en attendant de voir comment la situation va évoluer.
- On sait tous comment la situation va évoluer, Xavier, soupira-t-elle. La Fondation perd le contrôle. Ça ne lui est jamais arrivé, elle ne l’a même sans doute jamais envisagé sérieusement. Nos collègues veulent se venger, les groupes d’intérêts concurrents veulent se tailler leur part dans la carcasse de la bête. On se dirige droit vers une guerre ouverte. Une guerre dont nous, les déserteurs de la Fondation, serons le centre. Votre place sera avec nous, pas ailleurs. »
Elle avait utilisé son prénom plutôt que son grade. Probablement le signe de la gravité de la situation, mais il perçut aussi quelque chose de plus mélancolique, de plus amer dans le ton de sa voix.
À ce moment, Koop hésita sérieusement. Comme jamais il n’avait douté en trente ans d’existence peut-être, alors même que, de son engagement dans l’armée à sa désertion précipitée, sa vie ne lui paraissait avoir été qu’une succession de décisions foireuses. Il fut à un doigt de basculer, de tout laisser tomber et de suivre ses recommandations. Mais un autre visage féminin bien connu, d'abord souriant avant d'être déformé par la colère et la haine, s’imposa à lui comme imprimé sur sa rétine.
C’était écrit quelque part, Xavier Herriot chargerait des moulins à vent jusqu’à son dernier souffle.
« Je dois nous débarrasser des menaces les plus immédiates si on veut avoir une chance d’en être témoins, de ce futur merdique à souhait, expliqua-t-il avec un peu plus de conviction. L’ex-professeur Lucy est sur nos talons, et vous connaissez le sort qui nous attend si la Fondation nous remet le grappin dessus. Vous avez entendu les rumeurs sur ce qu’ils ont fait à nos collègues. Il n’y aura pas d’amnésiques et de pavillon de banlieue cette fois-ci. »
Certains détournèrent le regard. Quelqu’un renifla bruyamment. Oui, ils savaient.
Kersey ferma les yeux et laissa échapper un soupir. Elle savait que sa chance était passée. Elle n’insista plus.
Il leur promit qu’il ferait tout son possible pour revenir entier. Son plan était risqué, mais il pouvait fonctionner. Qu’ils eussent confiance en lui ou qu’il ne s’en souciassent plus assez pour s’en inquiéter, les autres n’objectèrent pas.
Ne lui restait plus qu’à leur faire ses adieux.
Il avait gardé le plus important pour la fin : l’ami devenu si proche qu’il en était presque un frère. Ils s’étaient donné rendez-vous dans une petite clairière située à quelques centaines de mètres à peine du QG de la Krasnaya, cernée de conifères et où planait une entêtante odeur d’humus et de sapin.
Martin Filippov semblait fatigué. Éreinté, même. Koop savait que les derniers mois n’avaient rien eu de simple pour les petites mains de la division P du GRU : les grands pontes voulaient profiter de l’affaiblissement de la Fondation pour renforcer leur position en Europe de l’Est mais les autres forces en présence, Insurrection du Chaos en tête, ne l’entendaient pas de cette oreille. Les tractations se faisaient à coups de fusillades, de bombes artisanales et d'objets anormaux lâchés dans les pattes de l'adversaire.
Pourtant, malgré les circonstances, le Russe trouva la force de le gratifier d’un sourire et surtout de chercher à le convaincre d’abandonner :
« Si tu te débarrasses d’elle, d’autres prendront sa place. Tes collègues vont avoir besoin de toi, Rezchik.
- Ce sont des grandes personnes, et je les confie à des gens de confiance. »
Filippov laissa échapper un soupir et reporta un instant son attention sur Kalach qui fouillait la terre de la truffe avec intérêt. Il connaissait bien le maître-chien : il avait compris à cette seule phrase que ses chances de le convaincre étaient minces.
« Tu crois que c’est après toi qu’ils en ont vraiment, parce que tu les as défiés ouvertement et que tu représentes une menace directe pour eux. Tu espères qu'ils ficheront la paix à tes ouailles quand ils t'auront réglé ton compte. »
Le grognement émis par Koop valait assentiment.
« C’est de la connerie tout ça. La Fondation s’enfonce un peu plus dans la merde chaque jour. Si les autres font le nécessaire, vous pourrez rester planqués tout le temps que vous voudrez.
- Tu sais comme moi que Tara défend les intérêts de la Fondation tout en recevant l’appui de l’IC, le fichier que tu m’avais envoyé et ce qu’elle m’a dit la dernière fois le prouvent. Ça risque d'être un peu plus compliqué que ça.
- Et alors ? ricana sans joie l’agent du GRU. Ça fait des années que j’en fais voir des vertes et des pas mûres à ces connards. Si tes très vertueux camarades sont pas foutus de te protéger d’eux, je me débrouillerai pour…
- Merci Martin. Vraiment. Mais t’en as déjà beaucoup trop fait pour moi, et une vie ne suffirait pas à effacer ma dette. Ces types risquent de pas être de la même trempe que ceux que tu dérouilles d’habitude. C’est à moi de me débrouiller, ce coup-ci. »
Le Russe ne semblait pas convaincu. Après tout, il avait peut-être raison. Peut-être bien qu’il parviendrait à échapper à ses poursuivants s’il essayait vraiment. Mais à lui, il sentait qu’il pouvait dire la vérité.
« C’était elle, la première que je voulais aller chercher, tu te souviens ? Je sais même pas pourquoi, avec le recul. Elle m’avait jamais parue du genre revancharde, ni à vouloir garder ses souvenirs de la Fondation à tout prix. Mais maintenant, c’est comme si je devais absolument finir un truc que j’avais commencé il y a très longtemps. Boucler la boucle, tu vois ?
- Non, je vois pas. Mais je respecte ta décision. Je ne veux juste pas que tu partes là-bas dans l’idée d’en finir. Que tu grilles toutes tes cartouches pour une lubie que tu ne serais même pas foutu de t’expliquer à toi-même. »
La remarque arracha un pâle sourire à l’intéressé. Il s’évanouit aussi vite qu’il était apparu.
« Je peux m’en tirer, assura-t-il finalement. J’ai appelé Libertad, elle accepte de me filer un coup de main. Tout ce que je te demande, c’est de mettre les autres en sécurité le temps que j’en finisse.
- T’inquiète pas pour ça, je vais bien leur trouver un poste d’observation désaffecté où ils pourront se tourner les pouces au calme pendant quelques jours. »
Koop hocha la tête avec gratitude.
Ils se connaissaient trop bien et depuis trop longtemps pour s’étendre davantage en adieux larmoyants. Il tendit donc simplement une main serrée autour de la laisse repliée de son berger allemand. Martin la fixa de longues secondes avant de s’en saisir.
« Oublie pas. Il a besoin de faire un peu d’exercice tous les jours. Repas matin, midi et soir. Et pas de frites, hein ? »
Martin hocha mécaniquement la tête et accepta l’accessoire. Il ne put accompagner le geste d’aucune parole : une satanée boule avait choisi cet instant pour se former dans sa gorge.
Venant du maître-chien, le geste valait signature au bas d’un testament.
« Bon, je crois que c’est à peu près tout.
- Encore une chose, si tu permets. »
Le Russe fit un pas vers son vieil ami et le gratifia d’une accolade maladroite accompagnée de quelques tapotements sur le dos. Puis ils se séparèrent et se quittèrent sans plus échanger un mot.
Maintenant qu'il avait fini d'apurer ses comptes, le moment était venu pour Koop de se mettre véritablement au travail.
Comme il était étrange de passer inaperçu dans un lieu aussi fréquenté que l’aéroport de Smolensk quand on en était arrivé à se convaincre que le monde entier voulait votre peau.
Savourant la douceur de cet anonymat, Koop ouvrit un casier à consigne et y récupéra son portable professionnel avant d’y réinsérer la batterie ainsi que la carte SIM.
Voir les surnoms de ses collègues défiler dans le répertoire lui donna une sorte de vertige, du même ordre que celui que devait ressentir un archéologue en exhumant les vestiges d’une civilisation oubliée. Il eut la fugace impression qu’une simple pression sur le bouton d’appel d'un de ses anciens collègues aurait pu suffire à effacer ses derniers mois de cavale en un instant.
Et puis le mot « Guimauve » apparut.
Son pouce resta un moment en suspens. Était-il vraiment prêt à invoquer ce fantôme-là ?
Il appuya.
« Salut Guimauve, c’est ton vieux poto Koop. J’ai bien réfléchi à ce que tu m’as si gentiment suggéré la dernière fois, mais je n’ai pas envie de faire ça à la légère, tu comprends ? On pourrait en discuter seul à seul demain vers quatorze heures ? Je t’enverrai le lieu de rendez-vous quand j’aurai trouvé un coin propice… »
Les deux structures en béton se dressaient de toute leur masse face à lui, séparées d’une centaine de mètres l’une de l’autre. Le royaume du gris, complimenté par un océan de nuages couleur perle, contesté par le vert vivace des herbes folles qui avaient envahi le chantier.
Koop avait repéré ces immeubles de bureaux de plusieurs étages, dont la construction avait été interrompue après la faillite du promoteur, sur un site d’urbex. Il aurait tant qu’à faire préféré un endroit plus signifiant pour lui et Tara, histoire de marquer le coup, mais il avait dû admettre que tous leurs souvenirs communs avaient pour cadre des sites de la Fondation où il était hors de question de remettre les pieds.
Faisant remonter la lanière de son sac à dos d’un mouvement d’épaule, il se dirigea vers l’intérieur du bâtiment de droite.
Les deux structures en béton se dressaient de toute leur masse face à Tara, tandis qu’une bise glacée s’insinuait dans les pans de sa veste. Elle les fixa un moment d’un œil expert, cherchant à distinguer un quelconque mouvement dans les étages, mesurant ses possibilités d'action.
Point de vue haut et dégagé, localisation fixée à la dernière minute pour éviter qu’elle-même puisse sécuriser le périmètre au préalable, le très classique « viens seule et sans armes »… C’était évidemment un piège, et Koop savait qu’elle le savait.
Elle se retourna vers l’équipe qui l’avait accompagnée. Elle avait prévu large : le sniper qui s’était fait l’exécutant le plus prolifique de ses basses œuvres était cette fois accompagné d’une demi-douzaine d’agents de terrain entraînés et déterminés. Elle n’avait voulu prendre aucun risque.
« Chairat, lâcha-t-elle à l’intention du tireur d’élite, tu fais le grand tour et tu vas te positionner dans le bâtiment de gauche. Et surtout tu gardes les yeux ouverts, ça ne m’étonnerait pas qu’on nous ait préparé un comité d’accueil. Au moindre mouvement suspect tu sonnes l’alerte, c’est clair ? »
L’intéressé acquiesça et s’empressa de mettre ses instructions à exécution.
« Il risque de mettre les bouts si on débarque en force trop tôt, ajouta-t-elle à l’intention des autres. Encerclez la zone en prenant garde à rester hors de vue, je vais partir devant et le fixer sur place, vous suivrez quelques minutes derrière. »
Ils approuvèrent et se mirent à leur tour en route. Elle reporta alors son attention sur la grande tour de béton aux fenêtres aveugles, se demandant si Koop était vraiment là et s’il pouvait déjà la voir de là où il était.
La simple évocation en pensée de l’ex-agent fit monter en elle une vague de colère et de rancune. Pas tant parce qu’il avait trahi la Fondation SCP en rejetant le luxe d’une vie paisible qu’on lui offrait, vie dont elle et sa sœur étaient injustement privées depuis toujours. Mais parce qu’il l’obligeait à prendre elle-même des mesures pour l’empêcher de nuire. Par sa faute, un nouveau visage mort viendrait bientôt la hanter, celui-ci trop bien connu.
Elle avala une grande goulée d’air et fit un pas. Après tout, tel était son devoir et son fardeau.
Elle avait parcouru la moitié de la distance qui la séparait du bâtiment quand elle sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Il avait été son outil le plus redoutable dans sa traque de traîtres potentiels au cours des dernières semaines, mais c’est pourtant avec une légère appréhension qu’elle vit apparaître le nom « Koop » sur l’écran. Elle décrocha.
« Regarde ce qu’ils ont fait de toi. »
Ses doigts resserrèrent leur étreinte instantanément.
« Tu voulais qu’on parle ? Me voilà.
- Pour parler ou pour m’emballer dans un sac mortuaire comme les autres ?
- Si tu es raisonnable, si tu acceptes de te rendre, je ne toucherai pas à un cheveu de ta tête.
- Et un skip quelconque s’en chargera à ta place.
- Le DSI jugera ton cas. Si tu coopères, tu ne seras peut-être pas puni trop sévèrement.
- Je ne m’attends pas à autre chose qu’une mort plus ou moins douloureuse dans un très proche délai, dans le meilleur des cas, Guimauve.
- Il fallait y réfléchir avant de trahir, Koop. »
Il ne répondit pas tout de suite, elle entendit le bruit désagréable du vent qui saturait son micro.
« Tu penses pouvoir vivre avec ça, Tara ? En ayant pris toutes ces vies innocentes ? De gens qui t’aimaient, qui te faisaient confiance ? C’est ça ta putain de fierté ? T’as le sentiment du travail accompli quand tu te couches dans ton pieu le soir ? »
Une rage difficilement contrôlable commença à monter en elle. Son téléphone trembla dans sa main.
« Et toi, Koop, comment tu vis en sachant que tu sapes chaque jour un peu plus la seule organisation qui soit capable de préserver notre monde des saloperies qui grouillent dans l’ombre ? Et pour quoi faire au juste ? Pour pas te sentir seul, pauvre petite chose ? »
Pas de réponse. Elle sentit qu’elle avait tapé juste et continua avec une joie sauvage :
« Tu as toujours été comme ça. Toujours. À tout remettre en cause, à tout contester, à jouer à celui qui s’inquiète de tout et de tout le monde. Comme si la Terre entière tapait à côté et pas toi. Et pourtant, à la fin, t’étais au garde à vous comme les autres et toujours aussi paumé. Moi j’ai mon devoir, et toi qu’est-ce que t’as, Koop ? Qu’est-ce que tu leur offres aux imbéciles qui ont accepté de te suivre ? À part une putain de mort plus ou moins douloureuse, comme tu dis ? »
Nouveau silence de mort.
« Le choix. »
Il raccrocha.
Tara rempocha son smartphone et reprit sa route. Elle était maintenant pleinement décidée à en finir. Chairat et le reste de son escouade devaient être en place à l’heure qu’il était, l'heure de l’hallali était venue.
L’agent Chairat déploya le bipied de son fusil à lunette avec le geste précis et mesuré du professionnel. Allongé sur le sol de béton, il prit comme d’habitude le temps de ressentir un peu son environnement. Il se concentra un instant sur la sensation rugueuse et froide du sol brut, sur le bruissement du vent dans les arbres qui ceinturaient le site, sur la texture un peu sédimenteuse que l’atmosphère poussiéreuse du chantier avait déposée sur sa langue.
La mission ne serait pas difficile. Elles l’étaient rarement. Tous ces salopards de la Fondation avaient une foi aveugle en la patronne. Plus d’un s’était quasiment jeté dans ses bras avant l’instant fatal, espérant parfois jusqu’à la dernière seconde qu’elle lui viendrait en aide. Si c’était comme ça que finissaient ceux qui se croyaient proches d’elle, alors il n’était pas mécontent d’avoir à subir sa tiédeur et son intransigeance.
Abattre des cibles inconscientes du danger et sans défense n’était pas un travail très reluisant, bien entendu, mais Chairat avait depuis longtemps compris quelque chose d’essentiel. Quelque chose qui le rendait très bon dans son boulot : certaines personnes devaient tout simplement mourir, peu important leur part de responsabilité dans cette vérité. Et certaines personnes devaient donc être prêtes à couper le fil.
Il aligna son œil avec sa lunette. À cette distance, impossible pour lui de rater son coup.
Il avait bien senti au comportement de sa supérieure que leur proie du jour n’était pas tout à fait comme les autres, il ne ferait pas dans le détail. L’immeuble d’en face était ouvert aux quatre vents, la cible devrait forcément sortir à découvert à un moment ou à un autre et il en profiterait pour le tirer comme un lapin.
C’est à peu près à cet instant qu’il perçut quelque chose. Une présence qui s’était arrangée pour ne pas être détectée jusqu’au dernier moment. Hostile, donc.
Il se retourna vivement sur lui-même, eut le temps d’entrapercevoir la silhouette confuse d’une jeune femme typée méditerranéenne à quelques mètres derrière lui.
L’agent Chairat était un professionnel, et c’est donc en professionnel qu’il réagit : sa main droite plongea aussitôt vers son holster à la recherche de son arme de poing tandis qu’il ouvrait la bouche pour donner l’alerte.
Avant qu’un son n’ait pu sortir de sa gorge, un couteau de lancer vint s’y ficher avec un bruit mat. La main de l’Insurgé se perdit en route vers son salut et seul un gargouillis humide passa ses lèvres, en même temps qu’une gerbe de sang.
Il n’agonisa qu’une poignée de secondes avant de succomber.
Il était dit quelque part qu’il aurait à mourir ce jour-là, et quelqu’un avait coupé le fil.
Tara dégaina son arme de poing au moment de pénétrer dans le rez-de-chaussée du bâtiment. S’y aventurer seule était une imprudence impardonnable pour une gradée de son rang : un véritable peloton d’exécution pouvait l'attendre là-haut, alors que le maître-chien ne s’y trouvait peut-être même pas.
Mais Tara avait supervisé de près l’élimination de ses anciens collègues les plus proches, elle ne se voyait pas agir autrement pour lui. Lui qui avait découvert, même pour un bref moment, le secret de son engagement et de ce qui le motivait. Celui qui, d’une main posée sur son épaule, lui avait accordé l’absolution qui lui avait paradoxalement donné la force de continuer jusque-là, de l’affronter et de l’éliminer. Et même d’accepter pleinement le fardeau que cela représenterait pour elle.
Et puis elle savait que ce genre de coups fourrés n’était vraiment pas le genre de Koop. Même sa trahison n’avait dû changer cet état de choses.
Elle gravit les marches une à une, parée à toute éventualité et prête à faire feu au moindre mouvement suspect. Une partie d’elle aurait aimé interroger sa victime, savoir ce qui avait pu pousser cet homme qu’elle avait cru droit et loyal à trahir tout ce en quoi ils croyaient. Mais c’était une erreur que seul un antagoniste de mauvais feuilleton aurait commise. Elle ne lui laisserait pas l’occasion d’ouvrir la bouche.
Arrivée au deuxième, elle n’avait toujours pas trouvé trace de sa proie. Quelques cloisons et des piles de matériaux abandonnés offraient autant de cachettes potentielles, mais elle ne pouvait se permettre de les vérifier une à une. De toute façon, l’agent Herriot n’était pas du genre à jouer à cache-cache.
Quand elle déboucha sur le troisième pallier, un élan instinctif diffus mais impérieux lui apporta la certitude que cette fois elle y était.
Elle fit quelques pas en posture de tir. Ses semelles crissèrent sur le sol couvert d’une fine pellicule de sable.
Elle aperçut du coin de l’œil, sur sa gauche, quelque chose qui dépassait à peine d’un empilement de sacs de béton.
Identifia le sommet d’une casquette trop familière, puis le canon d’une kalachnikov.
Pointa vivement son arme dans cette direction.
Réalisa une fraction de seconde trop tard que leur immobilité n’était pas naturelle. Alarmante, plus exactement.
Elle chercha à se retourner, trop tardivement. Elle tira mais sentit qu’on immobilisait son bras armé, et la balle alla vainement se ficher dans le sol. Presque simultanément, elle ressentit un désagréable pincement au niveau de son cou.
Non, la pointe d’une aiguille qui s’insinuait dans sa peau. On lui injectait quelque chose.
Tout cela ne dura qu’une poignée de secondes ; elle asséna aussitôt un violent coup de coude à son agresseur, qui relâcha son étreinte, puis le projeta en arrière d’un coup de pied qu’il esquiva à moitié, maladroitement. Il parvint cependant à lui arracher son arme dans le mouvement, laquelle glissa quelques mètres plus loin.
Elle dégaina aussitôt le couteau de combat qui ne la quittait jamais en mission et se mit en garde. Koop se tenait face à elle, affichant une grimace endolorie en se massant machinalement l’estomac.
Elle se demanda un instant si la sensation de piqûre qu’elle avait ressentie un battement de cil plus tôt n’avait pu être que le fruit de son imagination. Elle conclut que non et une colère incontrôlable se répandit alors dans son corps, comme si elle avait servi à lui inoculer de la rage à l’état brut.
« Qu’est-ce que tu m’as injecté ? » explosa-t-elle.
Son vis-à-vis, désarmé, passif, conserva un visage de marbre.
Elle fit un pas en avant, lame prête à l’emploi, mais la terre se mit à tanguer comme une coquille de noix en pleine tempête. Tous ses membres furent pris d’un engourdissement soudain qui descendit rapidement jusqu’à ses extrémités envahies de fourmillements, puis elle eut la sensation que son cerveau sombrait lentement dans un océan de coton. Un tintement métallique qui lui parut distant de plusieurs kilomètres résonna aux limites de sa conscience, et elle comprit confusément qu’elle avait lâché son arme sans même s’en rendre compte. Puis un choc violent au niveau du genou lui apprit qu’elle ne tenait plus debout.
« Qu’est-ce que tu m’as injecté… » répéta-t-elle, mais d’un ton beaucoup moins assuré, presque suppliant cette fois.
Le ton de quelqu’un qui se sent partir en laissant derrière lui un être cher qui ne se remettra jamais de sa disparition.
« Je suis désolé, Guimauve. » répondit une voix presque méconnaissable dont l’écho parut rebondir indéfiniment sur les parois de son crâne.
Puis les derniers lambeaux de sa lucidité s’évanouirent.
Koop dut se donner mentalement un sacré coup de pied au cul pour se tirer de la contemplation du corps inanimé de celle qui avait été son amie. Son plan s’était miraculeusement déroulé comme prévu jusqu’à présent, et il n’avait pas une seconde à perdre s’il voulait que ça continue : tous les agents de l’Insurrection du périmètre avaient dû entendre le coup de feu et devaient converger droit sur lui à l’instant même.
Un seul escalier desservait le bâtiment, celui par lequel Tara et lui-même étaient monté. Il était donc a priori fait comme un rat, et il espérait que les salopards qui voulaient sa peau en seraient convaincus le plus longtemps possible.
Étouffant la vague de regrets et de culpabilité qui menaçait de le submerger, il courut vers l’autre extrémité du bâtiment, raflant au passage sa casquette et son AKM. Là, il se trouva face à un grand trou perpendiculaire taillé dans le sol qui aurait accueilli un autre escalier si le chantier était arrivé à son terme. Il se laissa tomber à l’étage inférieur, manquant de peu de rater son coup et de s’écraser une dizaine de mètres plus bas, puis répéta l’opération.
À peine eut-il atterri au premier que des échos de cavalcade et d’ordres aboyés résonnèrent à l’autre bout de l’immeuble. Il se planqua quelques instants derrière un pilier avant de se lancer vers le rez-de-chaussée, une fois qu’il estima le danger passé. Un rapide examen des alentours ne lui permit pas de repérer le moindre hostile resté en arrière.
Commençant vraiment à croire en sa bonne étoile, il se lança à toutes jambes en direction d’un préfabriqué de chantier, obstacle qui le cacherait à la vue de ceux qui le poursuivaient. Mais, alors qu’il dépassait un énorme tas de terre, des coups de feu éclatèrent et des balles commencèrent à siffler à ses oreilles.
Il eut tout juste le temps de se mettre à l’abri derrière la baraque avant d’être touché, mais la petite construction en tôle ne tarda pas à être criblée de balles. Il allait falloir jouer serrer.
Fort heureusement pour lui, il avait repéré à l'avance une issue secondaire du chantier qu’il pourrait atteindre dans une relative sécurité. Longeant d’abord l’arrière de la cabane, il entreprit ensuite de passer d’une couverture à l’autre, droit vers son échappatoire. De là où ils étaient, le ou les tireurs n’avaient pas un très bon angle sur lui : il avait ses chances. Prenant son courage à deux mains, il s’élança pour couvrir les derniers mètres qui le séparaient de son salut.
Il faillit exploser de soulagement quand il se crut enfin à couvert, mais cela ne dura que le temps d’un battement de cœur. Tout s’était trop bien passé jusqu’à présent. Quelque chose devait forcément finir par capoter, dans un juste retour de karma. Ce fut en l’occurrence la dernière partie de son plan qui se retourna contre lui.
Il se trouva en effet nez-à-nez avec quatre individus armés répartis de part et d’autre d’une berline aux portières encore ouvertes.
« Mains en l’air ! hurla aussitôt l’un d’eux, et il comprit à son expression qu’il l’avait reconnu. Bouge pas, putain d’enfoiré ! »
Koop savait très bien que ses chances d’échapper à toute une unité de l’Insurrection du Chaos étaient minces, Tara ou pas. Il avait donc opté pour un ultime coup de poker : s’arranger pour que la Fondation SCP soit informée de sa position au dernier moment, en espérant qu’elle débarquerait juste à temps pour tomber en plein sur les Insurgés. Avec un peu de bol ils se seraient joyeusement étripés entre eux, lui laissant le temps de prendre le large. Mais malgré ses problèmes budgétaires, la Fondation était restée suffisamment efficace pour lui couper toute fuite au moment critique.
Un instant plus tard, quatre agents de l’Insurrection déboulaient derrière lui. Les deux groupes se remarquèrent mutuellement et ce fut une cacophonie de toutes les sommations possibles et imaginables, agrémentée de jurons au moins aussi variés.
Et Koop était en plein milieu.
Il ne pourrait pas s’en tirer cette fois-ci.
Ce constat aurait dû faire naître en lui la peur, la colère, un sentiment d’injustice peut-être, mais il n’en fut rien. Il avait joué avec le feu depuis trop longtemps. Depuis sa désertion, et peut-être même avant, il avait enchaîné les tirages à pile ou face dont l'enjeu n'était autre que sa propre vie. Jour après jour, heure après heure, prenant des risques insensés qui finiraient inévitablement le conduire dans le mur.
En fait, il s’estimait heureux d’avoir accompli autant avant d’avoir tiré sur la corde une fois de trop.
Il avait peur évidemment, mais un poids en lui s’était enfin dissipé, comme lorsque vous vous lancez enfin dans le vide après avoir hésité au bord du précipice trop longtemps.
Quelles étaient ses options restantes ? Se rendre ? Il avait travaillé suffisamment longtemps pour la Fondation pour savoir que le sort des combinaisons oranges était tout sauf enviable. Quant aux prisonniers de l’Insurrection, il aurait été surprenant qu’ils soient mieux lotis.
Sa décision était prise. Sans doute depuis longtemps déjà.
Alors que la tension montait seconde après seconde, tandis que les deux camps se gueulaient dessus de plus en plus fort, il plongea subitement la main droite en direction de sa ceinture.
Tandis que, pris de panique face à ce geste soudain, tous les agents présents pressaient la détente de leur arme, déclenchant leur feu meurtrier, il « dégaina » un poing fermé, l’index et le majeur tendus, le pouce dressé, un vague sourire aux lèvres.