Voir le Monde

Les oiseaux semblaient de bonne humeur, aussi près de la tombée de la nuit. Leur gazouillis se faisait encore entendre de toutes parts, et les insectes nocturnes tardaient à sortir. Allongé sur le dos dans la mousse, il sourit.

Cette forêt était la plus belle chose qu'il avait jamais vue, comme chaque chose qu'il voyait. Depuis qu'il avait ouvert les yeux pour la première fois, il ne les avait plus fermés, et ses yeux étaient devenus plus grands pour mieux profiter du monde. Il n'existait que pour cela. Il n'était pas comme les hommes, ni les femmes, ni aucun autre, pas plus qu'il n'en était différent ; il était juste en-dehors, à l'écart, et en même temps il était plus au cœur de tout que n'importe qui ou quoi d'autre.

La seule chose qui comptait était le monde. La nature dans tous ses aspects et les constructions des êtres divers qui la modifiaient, tout n'était que motif à l'émerveillement, autant de raisons de ne jamais fermer les yeux. La plus belle chose qu'il ait pu ressentir était de voir. Voir les couleurs, les formes, les odeurs, les sensations, les goûts et les bruits, et toutes les autres choses.

Les humains eux-mêmes se détestaient, il ne comprenait pas pourquoi, ils ne détruisaient rien mais ne faisaient que changer. Sans eux, il n'aurait jamais vu les pyramides des anciens dieux, les tours de verre menant au ciel lui-même, les assemblages nouveaux et étranges de couleurs et de formes qu'il n'appartenait pas à la nature de créer.

Il s'étira voluptueusement, se leva et alla dans une direction. Peut-être plus près du centre de la forêt, peut-être dehors. Il n'avait pas envie de dormir cette nuit-ci. Peut-être même verrait-il des lucioles !

Le ciel rougissait de coquetterie sous son regard admiratif, et il resta longtemps immobile à le contempler avant de bouger à nouveau. Un renard passa à côté de lui, le frôlant doucement. Les yeux des étoiles s'ouvraient dans le ciel.

Il lui semblait être plus conscient de lui la journée, et il devait faire attention quand la fraîche obscurité l'enveloppait, il aurait pu s'oublier et se fondre dans les choses. À part ce risque, rien ne l'entravait. Il était le vagabond et le voyageur, l'homme d'ombres et de lumière, le danseur d'eau et le tresseur de feu. Il n'avait aucun pouvoir sur les choses mais faisait partie d'elles, et jamais elles ne l'avaient dérangé.

Il ne savait pas depuis combien de temps il était là, ni combien il y resterait. Le temps n'était que le passage du jour à la nuit et de la nuit au jour. Depuis quelque temps il n'aimait plus entrer dans les villes trop grandes, il se sentait mal à l'aise. Il ne voyait plus des gens dans les rues. Ceux qu'il croisait n'étaient pas uniques et éclatants comme tout ce qui était, et son regard se délavait en voyant les fantômes. Alors il n'y allait plus, et n'y pensait plus.

Il était au cœur des terres où se trouvaient les sapins. Plus loin, il y aurait les neiges encore blanches, puis les glaces qui plongeaient dans les abysses. Peut-être passerait-il dans quelques villages sur sa route s'il en croisait, pour changer un peu.

***

Pas de villages, finalement, il avait été trop impatient. Au milieu du blizzard, il souffla et regarda la vapeur de son souffle emportée par les bourrasques. Il s'assit par terre et toucha la neige, savourant le contact froid sur ses doigts. Il frissonna et sourit. Cette fois-ci, il allait vers le centre, là où il n'y avait presque pas de gens. Voilà longtemps qu'il n'avait plus vu cet endroit, bien longtemps.

Il s'en souvenait bien, il l'avait déjà vu tant de fois. Les choses changeaient mais il commençait à sentir les parois du terrarium maintenant qu'il en connaissait tout l'intérieur. Il voulait voir, et le monde ne changeait plus autant qu'il l'avait toujours fait. Les choses ne voulaient plus aller en avant mais espéraient aller en arrière, et les choses s'y adaptaient. Et tant qu'elles resteraient ainsi, rien n'irait mieux.

Ces pensées suscitèrent en lui un vague tremblotement, comme un faible souffle sur un brasier, qui dut se perdre dans le vent polaire. Puis il vit l'aurore boréale et oublia le reste.

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