"D’après vous, ce sont de belles fleurs, les iris ?"
Le Directeur se rendait bien compte que ce genre de question n’était pas habituel de sa part. Le regard de son chauffeur, mêlé de surprise et d’un léger stress qu’il semblait vouloir cacher, le confortait d’ailleurs dans cette idée.
Le pauvre a dû se faire sortir de sa routine d’une façon qu’il ne soupçonnait pas, se dit-il. De plus, il ne voulait causer du mal à un homme qu’il côtoyait déjà depuis quelques années.
Il s’employa donc à rassurer le conducteur :
"Vous avez le droit de me dire que vous n’aimez pas ces fleurs, je ne vais pas vous prendre la mouche pour si peu.
Le chauffeur poussa un léger soupir de soulagement.
— Pour tout vous dire Alexandre, reprit le Directeur, je veux faire une surprise à mon mari. Il se trouve qu’il aime les bouquets et les compositions florales, je passe donc en revue les cadeaux que je pourrais lui offrir.
Alexandre se détendit, et sortit de son esprit la meilleure réponse qu’il put trouver.
— Je pense que ce sont de jolies fleurs, monsieur. Leur forme est assez particulière, donc elles ressortent bien dans un bouquet. Je… crois que je préfère les roses, cependant.
— Merci pour votre fine analyse florale, répondit le Directeur, qui se risqua à un peu d’humour.
Les deux hommes esquissèrent un sourire, puis revinrent à leurs occupations. Le bruit du moteur fut la seule chose audible dans l’habitacle de la voiture pour une trentaine de secondes.
— Mon mari aime beaucoup le violet.
Alexandre se retourna, un peu interloqué par la reprise soudaine de la conversation.
— C’est pour ça que je vous ai demandé votre avis sur les iris, continua le Directeur. Ce sont des fleurs violettes."
En se re-concentrant sur la route, Alexandre se demanda pourquoi son supérieur avait décidé de briser sa légendaire impassibilité, d’autant plus pour parler d’un sujet privé, alors qu’il tenait tant à garder une atmosphère professionnelle au sein du Site.
Alexandre était assez agacé par l’absence de machine à café en salle de repos. Plus spécifiquement, l’absence d’une nouvelle machine l’agaçait, celle-ci étant censée remplacer l’ancienne partie en réparation après une décennie de bons et loyaux services.
Il fut sorti de ses pensées par une conductrice qui, comme tout le monde dans la pièce, voulait que le temps passe :
"Alors Alex, toujours en croisade contre les réparateurs ?
— Tu sais bien que celle d’avant est morte, répondit Alexandre, et que le service de réparation n’aurait rien pu faire. Non, j’en ai plutôt après l’administration qui prend son temps pour remplacer une simple boîte en fer qui fait du café soluble.
— Arrête de te la jouer sérieux comme ça, répliqua sa collègue, on dirait que M. Costume trois-pièces déteint sur toi.
— M. Costume trois-pièces ?
— Le Directeur, Alex. Il est plus coincé qu’un gars du Comité d’Éthique. Je l’appelle comme ça à cause de son look.
— Je ne suis pas sûr qu’il se comporte vraiment comme il est avec nous, Sandra.
En prononçant cette phrase, Alexandre fixa le faux plafond en se remémorant la discussion qu’il avait eue dans la voiture.
— Enfin bref, reprit Sandra, on compte organiser un pot de départ pour le départ de Thierry. Les syndics veulent faire pression pour obtenir des bières, même si on est pas censés consommer d’alcool.
— Vous faites pression pour en obtenir, des pressions ? Dit Alexandre en souriant.
— Bah alors, tu sais te détendre en fait ! Mon dieu, je vais appeler l’infirmerie, c’est pas normal, Alexandre Demaître a fait une blague !
— Allez, arrête, tu vas me donner envie de devenir ce triste type que tu penses que je suis. Pour revenir à ta petite affaire, tu penses vraiment que l’administration va accepter de donner de l’alcool aux chauffeurs ? Les gens qui feraient ça signeraient leur licenciement.
Sandra changea rapidement d’expression pour adopter un visage plus sérieux.
— Si on arrive pas à leur faire changer d’avis, au moins on leur aura bien cassé les couilles ! Qu’ils comprennent que les professions dont ils se foutent comptent aussi. Et je peux te dire que personne ici ne pense aux chauffeurs.
— Je te dirais bien qu’ils ont des choses à gérer plus importantes que la plupart des armées internationales, mais je sens que ça ne changera pas ta vision des choses, plaisanta Alexandre en prenant une friandise dans un des distributeurs fonctionnels.
— Ce dont ils ne se sont toujours pas rendus compte, Alex, c’est que ce sont les travailleurs en bas de l’échelle qui empêchent le tout de s’effondrer, insista Sandra avec une intonation pleine de fougue.
— Désolé, mais je pense que si la Fondation avait appliqué un système marxiste en son sein, je ne serais pas là pour te répondre.
— Je n’ai même pas évoqué le communisme, d’abord !
— Tu allais le faire de toute façon, lâcha Alexandre alors qu’il s’apprêtait à partir jeter l’emballage de son encas.
— Tu vas pas commencer à me faire ch-
La réplique cinglante de Sandra fut interrompue par un des délégués syndicaux qui arriva dans la salle de repos avec fracas, et visiblement paniqué. Elle se dirigea vers lui, soudainement très concernée.
— Qu’est ce qui se passe ?
Le délégué semblait sous le choc, et ne répondit qu’après avoir repris son souffle.
— C’est…c’est le Directeur ! Allez chercher de l’aide !
— Quoi ? Répondit Sandra, qui essayait de comprendre la situation.
— LES SECOURS ! TOUT-DE-SUITE !"
Alors qu’il franchissait le pas de sa porte, le Directeur adressa la parole à son secrétaire, arrivé bien avant lui.
"Comment allez-vous, Bernard ?
— Oh, vous savez, dit nonchalamment le susnommé, c’est un jour comme un autre, donc bien, je suppose."
Le Directeur aurait aimé que ce soit effectivement le cas. Un jour lambda aurait voulu dire, pour lui, d’arriver de bon matin au Site, d’aller à son bureau et de traiter les affaires courantes tout en essayant de relativiser sur le poids qui pesait sur celui qui a pour travail de gérer celui des autres.
Malheureusement, il n’était pas arrivé de bon matin. C’est ironique, pensa-t-il, on veut toujours esquiver les heures de travail, mais lorsque qu’on a enfin une bonne raison, ce n’est souvent pas la bonne.
Son esprit vagabondait encore lorsque son interlocuteur lui bafouilla quelques mots :
"Vous… vous allez bien, monsieur ? Vous ne m’avez pas répondu.
— Ah ! Euh, oui, vous disiez Bernard ?
— Hofer voudrait s’entretenir avec vous au sujet de la possible classification en tant que SCP d’une anomalie découverte dans le Cantal.
— Vous lui direz qu’il doit mieux relire le règlement intérieur, car ça n’est pas à moi d’évaluer une anomalie. Qu’il aille voir le Directeur de recherche de son Département d’abord, répondit le Directeur tout en s’asseyant.
Il ne se sentait pas d’humeur à entendre des idioties, et il espérait que sa réponse sèche allait se transmettre de son secrétaire jusqu’au chercheur manifestement empoté dont on lui parlait.
— Monsieur, Hofer est le Directeur des Recherches de son Département.
Ce rappel soudain mis le Directeur mal à l’aise, alors qu’il se rendait compte qu’il forçait trop son intransigeance, au point d’oublier le nom de ses chercheurs.
— Euh… oui, oui, bien sûr, Hofer, comment-ai-je pu le confondre avec un novice ? Vous pouvez lui dire que je suis disponible… eh bien… voulez-vous bien regarder si j’ai un horaire de libre aujourd’hui ?
— À quinze heures, monsieur.
— Dites-lui donc cela. Quinze heures."
Cette journée le mettait mal en point, se dit-il. Il avait l’impression qu’il n’arrivait plus à penser clairement depuis hier. Son cadre de travail ne l’aidait pas et ne faisait que lui rappeler encore plus la raison de son angoisse grandissante.
La photographie de son mariage posée sur le bureau lui tordait le cœur.
Il voulait absolument arrêter de penser à ses soucis et reprendre son rôle de Directeur dédié au travail et à la discipline, mais sa vie privée commençait à impacter sa vie professionnelle. Arriver plus tard qu’à son habitude était déjà un énorme faux pas pour sa morale.
Sa tête continuait à lui infliger les pensées sombres qui le tourmentaient. Il en avait pourtant marre de faire défiler les scénarios, mais c’était plus fort que lui.
Il aurait bien voulu que tout cela s’arrête, même pour un instant. La pression, les obligations, il avait la sensation d’imploser.
"Monsieur, est-ce que vous êtes sûr que ça va ? Demanda Bernard avec un regard teinté d’inquiétude.
Le Directeur se reprit une fois de plus. Son esprit lui jouait encore un mauvais tour.
— Oui, ne vous inquiétez pas Bernard, un peu de fatigue, voilà tout.
Un bruit se fit alors entendre à la porte. Quelqu’un toquait.
— Cela doit être le Chercheur envoyé de Paris pour l’échange d’informations inter-Sites, déduisit Bernard.
— Le rendez-vous n’était pas demain ? S’interrogea le Directeur.
— Il a envoyé un message par le terminal, une affectation surprise le force à rentrer à la capitale rapidement. J’aurais voulu vous informer avant, mais vous n’étiez pas là à mon arrivée.
— D’accord… qu’il entre, alors.
Bernard s’empressa d’ouvrir la porte qui révéla un homme en manteau beige aux yeux cernés. Le Directeur se leva pour prendre la parole.
— Bienvenue dans notre Site, monsieur…
— Ascoh. Chercheur de Niveau 3.
— Très bien, monsieur Ascoh, si vous voulez bien vous asseoir. Commençons sans plus attendre, j’ai un emploi du temps chargé et j’ai cru comprendre que vous aussi, s’empressa de dire le Directeur.
— Tout à fait, mais sans vouloir vous importuner, votre secrétaire pourrait-il sortir ? Notre conversation peut aborder des sujets confidentiels.
— Oui…vous avez raison. Vous pouvez attendre dans le bureau annexe, Bernard."
Alors que le secrétaire sortait de la pièce, le Directeur prit quelques secondes pour observer plus en détail le Chercheur Ascoh. Bien que tous les chercheurs aient leurs particularités, il lui semblait que celui-ci détonait assez avec ce que l’on pourrait penser d’un scientifique.
En plus de son long manteau, une barbe de trois jours lui décorait le menton. Son regard tremblant, ajouté à ses cernes, indiquait un manque de sommeil manifeste, à moins que cela ne soit du stress. Le Directeur n’était cependant pas du genre à se former une opinion sur une première impression, et préféra attendre avant de se faire un avis.
"Venons-en donc aux faits, commença-t-il. Vous êtes ici pour un objet anormal retrouvé en région parisienne par nos équipes. Au vu de la complexité de son transport, nous aurions dû l’amener dans le Site le plus proche, mais la présence de spécialistes ici nous a poussé à l’emporter. Maintenant que nos tests préliminaires sont terminés, vous êtes là pour voir les modalités de son retour à Paris. Je sais que vous connaissez toutes ces informations, mais je suis obligé de récapituler avant que l’on discute. Question de protocole.
— Ne vous inquiétez pas monsieur de Directeur, je connais le protocole, acquiesça Ascoh avec un peu de malice.
— Vous êtes un employé aguerri, sans aucun doute. En ce qui concerne donc l’Objet Anormal numér-
— Avant de commencer à parlementer, monsieur, j’aimerais vous dire en toute sincérité que je suis admiratif de votre travail.
Le Directeur ne savait pas quoi dire. Il aurait, en temps normal, écarté très vite cette discussion personnelle, mais on lui faisait un compliment, et il n’y était pas habitué.
— Je… je… suis touché par votre intérêt pour ce que je fais, mais ce n’est rien que mon devoir.
— Je vous assure, continua Ascoh, je pense que toute la Fondation devrait être reconnaissante pour ce que vous représentez."
Il était maintenant vraiment troublé par les paroles de ce Chercheur. C’était étrange qu’un homme qu’il n’avait jamais rencontré lui voue une admiration profonde, au point d’en invoquer le nom de l’organisation toute entière.
Malgré cela, il était très satisfait des compliments qu’on lui faisait, car même s’il sentait que sa façade austère s’étiolait petit à petit, et cela ne lui plaisait pas, un peu de positif lui remplissait enfin l’esprit. La sensation de fierté qu’il commençait à ressentir lui fit même accepter le geste pourtant déplacé d’Ascoh, qui posa sa main sur la sienne.
"Vous représentez l’ordre, l’abnégation, le fait de dédier sa vie à une cause. C’est louable.
— Vous allez peut être un peu loin, je ne suis pas si incroy-
— Et le plus beau dans tout ça, c’est que la justice et le bon sens vous passent au-dessus, murmura Ascoh avec un ton soudainement sérieux.
Le Directeur ne comprenait pas ce changement de ton. Pourquoi dire une phrase aussi vague, voulait-il le provoquer, alors qu’il le complimentait quelques secondes avant ? Cela portait à confusion.
De plus, il commençait à se sentir nauséeux.
— Vous semblez pâle, monsieur, ça va ? Vous avez l’air troublé. Comment ne pas l’être au vu de l’état de votre mari.
Le sang du Directeur ne fit qu’un tour. Les paroles précédentes n’avaient plus d’importance.
— Comment connaissez vous mon mari ? Qu’est ce que vous insinuez ? S’exclama-t-il avec colère.
— Vous ne vous êtes jamais dit qu’il était malade à cause de ce que vous faites ? Qu'il avait voulu oublier ce que vous cautionnez en dirigeant un Site de la Fondation ?
Le poing du Directeur se crispa, et celui-ci voulut se lever pour rendre justice lui-même. Les bonnes manières pouvaient passer à la trappe.
— Vous allez regretter ce que vous di… commença le Directeur. Alors qu’il se levait, ses jambes cessèrent de répondre, et il tomba au sol lourdement.
— Vous n’avez plus la force, on dirait. Le poids de vos erreurs ? À moins que ce soit votre imprudence. Vous m’avez même laissé vous toucher, c’était inespéré, déclara Ascoh en fixant l’homme à terre d’un regard vide.
— Comment… ê… tes-vous… entré…
— Monsieur le Directeur, falsifier des documents, c’est très facile, alors infiltrer un agent, c’est plutôt aisé pour nous. Vous n’êtes pas les seuls à savoir utiliser les anomalies. Nous les connaissons même mieux que vous.
Le Directeur avait la vision qui se troublait. Il ne voyait que les pieds d’Ascoh, à quelques mètres de lui. Sa tête lui faisait maintenant souffrir le martyre. Il avait véritablement l’impression d’exploser, et ses pensées n’étaient plus claires.
— Qui… êtes-vous ? balbutia-t-il en rassemblant ses dernières forces.
— En ce qui me concerne, je ne suis personne. Ce que vous êtes, vous, par contre, c’est un représentant de ce qui ne va pas dans le monde de l’anormal. Alors, s’il vous plaît, prenez à cœur ce que je vous ai dit avant. Je vous admire, car vous allez devenir un symbole.
Le Directeur n’avait plus la force de répondre, et ne pouvait qu’écouter.
— Un symbole qui fera comprendre à beaucoup de gens ici ce qu’ils sont en train d’accomplir. Et qui, je l’espère, les rendra plus habiles d’esprit. Si vous n’avez pas douté de moi une seconde, monsieur le Directeur, sachez que vos collègues n’ont pas su voir l’anagramme que je portais, chaque jour, pendant 3 ans.
Le Directeur commençait à ne plus entendre clairement ce que son tortionnaire lui disait.
— Mais, comme je l’ai dit, je vous admire. Votre aveuglement est exemplaire.
Ascoh se pencha, de façon à ce que son visage colle presque à celui du Directeur.
— Savez-vous ce que l’on dit quand un leader tel que vous meurt ? Même si le peuple le déteste, le roi reçoit toujours une ovation quand il s’en va. Alors vous méritez bien un au revoir majestueux.
Il se releva, et laissa apparaître un dispositif complexe situé sur son avant-bras.
— Cher monsieur le Directeur, je vous le dis, je vous le scande : le roi est mort, vive le roi."
Juste après ces paroles, Ascoh sembla se volatiliser dans l’air, comme par magie. Ou bien était-il parti par la porte. Le Directeur n’était plus sûr de rien, et il n’arrivait de toute façon plus à interpréter grand chose.
Son esprit le quittait. Il avait la sensation que ses émotions, son libre-arbitre, sa volonté, disparaissaient en même temps que ses sens.
Il ne voyait plus. Il ne sentait plus. Il ne touchait plus. Il n’entendait plus.
Il ne ressentait plus le temps. Était-il là depuis deux minutes, deux heures, deux jours ? Impossible de le savoir, il ne savait plus rien.
Il ne réagit pas lorsque qu’un employé syndical entra dans son bureau, ni lorsque ce dernier cria en voyant la silhouette blafarde du Directeur sur le sol.
Il ne vivait plus. Il n’était plus.
Pourtant, il lui semblait voir quelque chose, là-bas, dans le lointain tunnel.
Il voyait des iris.
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