Vilaine Bête

Chapitre I : Le Loup dans les vagues

"Petits cochons, petits cochons, vous finirez dans mon bedon !"
Et le loup aspira, enfla, souffla et la tempête balaya la maison de pierre.


Comment le Grand-Méchant Loup se vengea des Trois Petits Cochons


Les genoux sur le canapé, les deux mains et le nez collés contre la fenêtre, le jeune Michel, huit ans, admirait le balancement des arbres sous le vent fort qui leur arrachait des poignées de feuilles. On aurait dit de l’écume soulevée de vagues en pleine mer. L’après-midi avait été très lourd et la soirée chargée d’une atmosphère d’ozone et d’humidité. On allait avoir droit à un sacré orage avait dit Papy Georges.

Un temps parfait pour jouer aux pirates.

Théâtralement, Michel tira de sa ceinture la vieille longue-vue en laiton de Papy Georges et se mit à observer gravement l’horizon.

La tempête c’était la tempête. La forêt c’était la mer, la vieille maison de Papy dans son pré au creux du bois c’était le navire et le capitaine c’était lui.

Papy n’aimait pas trop que Michel joue avec ses affaires sans lui demander la permission mais bon, pour le moment Papy Georges ronflait dans son fauteuil, les lunettes de travers sur le nez et le journal sur la moustache, alors il n’avait pas voulu le réveiller.

Discrètement, sur la pointe des pieds et sous le regard réprobateur de Kaga qui rongeait son nonosse dans son panier, Michel avait ouvert la vitrine du salon le plus silencieusement possible et avait emprunté la fameuse longue-vue qui prenait la poussière au milieu d’un tas de vieilles pièces anciennes, de médailles militaires, de photos en noir et blanc de personnes qu’il ne connaissait pas et de tout un tas d’autres machins super chouettes qui constituaient le trésor de Papy Georges. Il lui suffirait de la remettre en place avant qu’il ne s’en rende compte. Et puis bon, si Papy n’avait pas envie qu’il joue avec ses affaires, il n’avait qu’à acheter une télé aussi !

Un éclair éclata, rapidement suivi par le grondement du tonnerre au loin.

- On y est, se dit Michel. Les anglais nous tirent dessus avec leurs canons. Hardi, matelots ! Souquez ferme et déployez le pavillon !

Il pouvait presque voir l’équipage s’affairer à hisser la grand-voile sur le noyer du jardin et s’agiter sur le pré pour se préparer à la riposte.

Les canons anglais crachèrent encore trois volées et Michel entendit distinctement les boulets siffler autour de la maison dans le hululement du vent.

- Manqué, perfides anglais. Il va falloir faire mieux que ç-

CRAAAAC !

Le cinquième éclair était tombé vraiment très prêt, en plein dans la forêt, presque à la lisière du pré. Le bruit fut tellement fort que Michel en lâcha presque la lunette. Kaga arrêta de ronger son os et releva la tête, les oreilles dressées et la truffe en alerte. Papy Georges ronfla à peine moins fort et se renfonça plus confortablement dans son fauteuil.

CRAAAAC !

Un autre éclair, presque au même endroit. Cette fois il avait très bien vu la fourche de la foudre se dessiner à travers les rideaux de pluie qui commençaient à tomber. Michel braqua sa lunette en direction des impacts. C’était trop près pour qu’on dise que c’était les anglais, mais on pouvait imaginer que c’était les propres canonniers de Michel qui s’étaient mis à tirer. Mais sur quoi au juste ? Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien viser si ce n’était pas le bateau anglais ?

CRAAAAC !

Ce fut au septième coup de tonnerre, le septième coup de canon et le troisième de ses artilleurs, que Michel vit la bête qui, elle, n’avait rien d’imaginaire. Dans la lumière blanche du coup de foudre, il aperçut distinctement une grande forme animale qui jaillissait bien au-dessus de la cime des arbres avant de retomber avec grâce dans la forêt. Plusieurs fois encore (il avait arrêté de compter), la foudre et le tonnerre frappèrent le même coin de forêt et chaque fois il aperçut la chose qui bondissait au-dessus des arbres à la lumière des éclairs, comme si elle jouait avec eux ou les narguait de leurs vaines tentatives pour la foudroyer.

Ce n’était pas un oiseau, Papy Georges lui avait appris dans un livre les oiseaux qui habitaient dans la forêt et aucun n’était aussi gros que ça. D’ailleurs il était sûr que l’animal sautait par-dessus les arbres et il ne connaissait aucun animal capable de sauter par-dessus un arbre. Peut-être un kangourou ? Mais les kangourous vivaient en Australie… Kaga se leva de son panier et grimpa sur canapé à côté de Michel et se mit à grogner à la fenêtre.

C’était un loup. Un grand loup noir.

- Chut, Kaga. Couchée !

Le loup n’avait pas l’air méchant. Un grand sourire étincelant se détachait sur sa fourrure noire et Michel pouvait le voir briller dans la nuit, presque aussi bien que s’il avait été juste à côté de lui. Un grand et large sourire joyeux, comme s’il s’amusait beaucoup.

Kaga gronda encore un peu et pencha les oreilles en arrière.

Où était passé le loup ? Il avait arrêté de sauter partout. Michel balaya la forêt de sa longue-vue. Oh, il était là, à la lisière de la forêt. Juste à la limite du pré, dans l’axe de la fenêtre… Il le regardait toujours avec son grand sourire. Le loup le regarda droit dans les yeux, sourit de plus belle et se mit à articuler très distinctement pendant qu’une petite voix se mettait à chantonner dans le creux de son oreille.

Petit capitaine, viens monter sur mon dos.
Petit capitaine, nous sauterons très très haut !

Et pourquoi pas ? Il avait l’air drôle ce loup. S’il montait sur son dos il pourrait peut-être sauter au-dessus des arbres avec lui. Kaga ne savait pas sauter par-dessus les arbres. Et puis qu’est-ce qu’elle avait à grogner comme ça, c’était agaçant à la fin.

Prudemment, comme s’il avait peur de se brûler, le loup posa une patte sur l’herbe du pré avant de la retirer précipitamment. Le loup avait sûrement peur de Kaga.

- Couchée Kaga ! Retourne dans ton panier tu lui fais peur !

La grande chienne blanche gronda vraiment fort cette fois. Michel la bouscula un peu fort, sans baisser les yeux de sa longue-vue et la grande chienne blanche tomba du canapé. Le loup sourit de plus belle et se mit à trotter sur le pré.

Petit capitaine, viens donc jouer dans les bois.
Petit capitaine, viens donc jouer avec moi.

Le loup se mit à galoper de plus en plus vite. Son sourire s’élargissait, s’élargissait et une rangée de grandes dents blanches apparurent sous les babines retroussées. Hypnotisé, la longue-vue toujours collée à l’œil, Michel regardait la bête traverser le pré à toute vitesse. Il n’arrivait plus à détourner le regard de ses grands yeux jaunes, ronds comme des ampoules et qui luisaient presque autant que ses dents dans le noir. Un vide bizarre s’était fait dans sa tête et il avait un peu du mal à se concentrer. La seule question qui lui traversait l’esprit, c’était de savoir si le loup parviendrait à franchir aussi facilement le muret du jardin qu’il ne l’avait fait en sautant par-dessus les arbres.

La bête était pratiquement au bout du pré et se ramassait déjà pour sauter, lorsque quelque chose saisit soudain le petit garçon par le bas de son chandail et le tira en arrière.
- Kaga…

La chienne aboya une fois entre ses crocs et la torpeur qui paralysait Michel se dissipa d’un coup. Il sursauta brutalement, perdit l’équilibre, lâcha la lunette et tomba du canapé. Dans sa chute, il essaya vainement de se retenir au battant encore entrouvert de la vitrine, mais le vieux meuble aux pieds mal rabotés bascula à son tour sous son poids et s’écrasa par terre dans un fracas de verre brisé.

- Qu’est-ce que… quoi ?

Le grand-père se réveilla, s’agita sur son fauteuil en réajustant ses lunettes, l’air un peu perdu et posa enfin son regard sur la vitrine détruite, son petit fils et sa chienne.

- Oh mon Dieu bonhomme, tu t’es fait mal ?

Un peu sonné, Michel se palpa machinalement les bras et les jambes. Il n’avait rien, pas même la moindre petite coupure. Kaga l’avait traîné de justesse hors de portée de la chute du meuble. Le parquet et le tapis du salon était couvert de morceaux de verres et des bibelots éparpillés. Le petit garçon se rendit compte qu’il venait de faire une grosse bêtise…

- Non c’est bon Papy, j’ai rien.

Et il fondit en larme. Papy Georges se précipita vers lui, le prit dans ses bras et lui tapota la tête pour le consoler.

- Là, là. Ce n’est rien. Ne t’en fais pas. L’essentiel c’est que tu ne te sois rien fait de mal. Mais comment est-ce que tu as bien pu faire ton compte ?
- C’est la faute du loup…

Michel renifla bruyamment et s’essuya le nez d’un revers de manche.

- Le loup ? Tu veux dire Kaga. Vous jouiez au loup avec Kaga ?
- Non, c’était un loup dans la forêt. Il voulait que je vienne jouer avec lui mais Kaga était pas d’accord et il m’a fait peur et je suis tombé.
- Un loup dans la forêt…

Une ombre de profonde perplexité traversa le regard du grand-père et il demeura plusieurs secondes, les yeux dans le vide, comme s’il essayait de se rappeler d’un souvenir qui lui échappait. Au bout d’un moment la mémoire sembla lui revenir et il prit son petit-fils par les épaules, comme pour lui dire quelque chose, mais s’interrompit presque aussitôt. Le souvenir était passé sans qu’il ait pu mettre le doigt dessus. Grand-père et petit-fils avaient l’air aussi sonnés l’un que l’autre.

- Bon, fit le vieux en se redressant lentement. On verra ça plus tard. Pour le moment va donc me chercher une pelle et un balais pour nettoyer tout ce bazar et on oublie tout ça d’accord ?
- D’accord…

La vitrine était pratiquement en miette et ils ne se donnèrent pas la peine de la remplir à nouveau. Après avoir balayé les morceaux de verre, tous deux se mirent à trier les bibelots éparpillés sur la table basse, à la grande joie de Michel qui – sa grande frousse déjà presque oubliée – découvrait avec ravissement tout un tas de nouveaux trésors qu’il n’avait jamais vu de près. Le grand-père répondait patiemment à ses questions, grimaçant de temps à autres en découvrant que l’un d’eux avait été abîmé dans la catastrophe, mais se gardant bien du moindre commentaire pour ne pas peiner son petit-fils. Kaga était remontée sur le canapé et montait la garde à la fenêtre, observant l’orage et la pluie qui continuait de tomber.

- Et ça c’est quoi ?
- Un coupe-cigare.
- À quoi ça sert ?
- À couper les cigares.
- Et ça ?
- Un billet de vingt francs.
- Combien ça vaut vingt francs ?
- Au moins trois mille euros.

Impressionné, le petit posa religieusement le billet sur la table basse et attrapa une boite en bois qui traînait encore sur le sol. Il l’ouvrit pour voir ce qu’il y avait dedans et en tira un lourd objet en métal brillant qu’il reconnut aussitôt.

- Ouaaah, est-ce que c’est un vrai ?
- Holà, donne-moi ça tout de suite, bonhomme. Ce n’est pas un jouet pour les petits garçons.

Le grand-père prit l’objet des mains du petit et se mit à l’inspecter prudemment

- Bon sang, je pensais m’être débarrassé de ce truc depuis longtemps.
- C’est un vrai ? Il est chargé ?
- Non…

D’un geste expert, le grand-père actionna le mécanisme du barillet et vérifia qu’il ne restait aucune balle dans le gros revolver militaire que le petit avait sorti de sa boite.
- … mais on n'est jamais sûr avec ce genre de machin. Il faut toujours vérifier et faire comme s’il était chargé.
- Pour faire peur aux loups avec ?
- Non, pour ne pas se tirer stupidement dessus ou sur son grand-père par accident ! Montre-moi donc où tu as dégotté ça.

Il n’y avait rien d’autre dans la boîte. Pas de cible pour s’entraîner à tirer, pas de matériel pour nettoyer les armes à feu et pas la moindre munition. Juste une simple photo en noir et blanc qui représentait deux petits garçons, dont le plus jeune devait avoir à peu près l’âge de Michel et deux adultes qui devaient être leurs parents, vêtus avec des costumes de l’ancien temps. Le papa avait exactement la même moustache et les mêmes lunettes que Papy. La maman était très jolie.

- C’est qui sur cette photo Papy ?
- Ça, c’est moi quand j’étais tout gamin…

Il montra du doigt le plus petit des deux garçons.

- …et ça c’est mon papa et ma maman.
- Tu as été petit garçon ? Et tu avais un papa et une maman ?

Michel était éberlué. Il ne savait pas que les grands-pères pouvaient avoir été jeunes un jour. Papy rigola un coup.

- C’était il y a très longtemps, mais oui. J’ai eu un papa et une maman. Mais je ne me souviens pas bien d’eux, ils sont morts quand j’étais petit.
- C’est triste.
- Oui, un peu. Mais c’était il y a longtemps je te dis.
- Et c’est qui l’autre petit garçon ?
- Quel autre petit garçon ?

À nouveau, comme lorsqu’il lui avait parlé du loup, le regard du grand-père se troubla de perplexité et d’une intense réflexion. À nouveau un flot de souvenir lui remontait en mémoire sans qu’il puisse mettre exactement le doigt dessus.

- J’ai eu un frère, oui. Je crois que j’ai eu un frère. Et il s’appelait… et il s’appelait…
- Papy ?

Dans un petit jappement affectueux, Kaga quitta son poste de garde près de la fenêtre et vint lécher les mains de son maître qui lui gratta distraitement la tête. Le grand-père chassa finalement d’un bloc les souvenirs qui lui encombraient l’esprit et croisa le regard de Michel qui le regardait avec inquiétude. Il reposa la photo et le revolver dans leur boîte, se passa la main dans ses épais cheveux blancs, réajusta ses lunettes sur son nez et sourit péniblement à son petit-fils.

- C’est une bien longue histoire, mais je ne pense pas que je vais te la raconter ce soir. Il commence à se faire tard, tu ne crois pas ? On devrait vite fait aller se coucher et demain on finira de ranger. Peut-être même qu’on ira se promener un peu en ville, ça te dit ?
- J’ai un peu peur à cause du loup cette nuit.
- Il n’y a pas de loup dans la forêt, je pense que tu as dû apercevoir le chien d’un voisin qui s’est peut-être un peu échappé.
- D’accord…

Michel n’était pas franchement convaincu, mais si Papy Georges le disait c’est que ça devait être vrai.

- Et d’ailleurs, fit le grand-père, Kaga va monter la garde cette nuit. S’il y a le moindre loup qui ose traîner autour de la maison, elle viendra me prévenir et on lui fera peur avec mon révolver. Pas vrai ma chienne ?

Kaga approuva joyeusement en aboyant et cela les fit rire tous les deux.

- Tu veux que je te lise une histoire avant d’aller dormir ? Qu’est-ce que tu veux ce soir, une histoire de pirate comme hier ?
- Non, dit Michel qui avait bien assez joué aux pirates pour aujourd’hui. Une histoire de chevalier !
- Va pour les chevaliers alors, dit le grand-père en souriant.

Et tous deux montèrent se coucher.

***

Chapitre II : Le Serpent de fer

Quand j’étais petit garçon,
Je crois qu’un vilain dragon
M’emporta loin de ma maison.


Vieille chanson auvergnate


Le cauchemar commençait toujours de la même façon.

Les cahots du train qui prenait de la vitesse en quittant la ville, le bruit croissant des sirènes et du grondement des avions et enfin l’obscurité et le changement de pression atmosphérique sur les tympans. Le train venait d’entrer dans un tunnel. Une seconde de soulagement, puis une déflagration, un choc, beaucoup de cris et finalement, la locomotive qui versait sur le côté dans une éruption de flammes et de débris.

La locomotive, avec ses wagons et tous ses passagers, s’était fait avaler par le tunnel.

Quand Georges ouvrit les yeux, il faisait noir et pendant un instant il crut qu’il était toujours dans son lit et que le cauchemar du train l’avait éveillé au beau milieu de la nuit. Mais rapidement il se rendit compte qu’il ne ressentait ni le contact des couvertures, ni celui du matelas ou de son oreiller, mais surtout – surtout ! - il s’aperçut que ce n’était pas du noir qu’il percevait autour de lui, mais du vide. Un vide absolu, d’une opacité parfaitement compacte, régulière et presque tangible. L’anti-définition même de la lumière.

Il voulut porter la main devant ses yeux, mais il ne vit rien. Il voulut hurler, mais le néant sidéral autour de lui ne laissait passer aucun son. Tout ce qu’il put faire, pendant un très long temps, ce ne fut que pleurer en silence en appelant muettement à l’aide son Grand Frère et sa Maman.

Et puis une grande forme noire apparut au milieu de l’obscurité, juste sous son nez, à des milliers de milliers de kilomètres de là. Comme un nœud serpentin qui se lovait, se délovait sur lui-même, s’enroulait et se déroulait dans un lent froissement métallique. Enfin une large tête d’acier noir avec gros œil jaune au milieu de sa face plate se dégagea du nœud et vint se balancer devant l’enfant.

Sssssssssssssssssssss…

La créature poussa un long sifflement chargé de vapeur et d’étincelles par ses naseaux.

Georges, choqué et terrorisé, en cessa de pleurer.

- Je… je veux ma maman, bafouilla-t-il toujours sans bruit.

Ssssssssssssssssssssss…

Le Serpent continuait de le fixer en se balançant.

- Je veux mon Grand Frère ! dit-il, et cette fois il s’entendit parler et le Serpent répondit.

Deux petits mulots, dans la gueule sont entrés,
Deux petits mulots, le Serpent a mangé.
Hé, petits mulots, pourquoi donc pleurez-vous ?
C’est de votre faute si vous êtes dans ce trou !


- Je voulais pas monter dans le train, pleurnicha l’enfant – et de nouveau il ne s’entendait plus parler. C’est maman qui a dit… à cause des avions… Elle a dit qu’elle nous rejoindrait après mais moi j’avais pas envie qu’elle reste…

Ssssssssssssssssssssssssssssssssssssssss…

- Je veux mon Grand Frère ! réclama-t-il à voix haute. On était ensemble dans le train et je veux savoir où il est !

L’énorme tête se balança encore un peu de gauche à droite et finalement s’éloigna dans un nouveau sifflet de vapeur. Les anneaux du monstre se mirent en branle et se déroulèrent sous le nez du petit frère, d’abord pesamment, puis de plus en plus vite jusqu’à en devenir flou. Après un temps infini, mais qui aurait tout aussi bien pu n’avoir duré que quelques secondes, les anneaux ralentirent peu à peu leur course folle et s’immobilisèrent enfin devant lui dans un long crissement métallique et de nouvelles gerbes d’étincelles.

Une double rangée de fenêtres ternes ornaient les flancs du Serpent. L’enfant n’avait aucune envie de s’en approcher et encore moins de toucher la créature, mais il comprit que s’il voulait retrouver son frère, il allait devoir regarder au travers.

Instinctivement, il mima un mouvement de brasse et s’approcha du train (à moins que ce ne fusse le train qui s’approchait de lui ?). Après quelques hésitations, il posa la main sur la fenêtre. Il constata avec dégoût qu’une chaleur moite suintait de l’autre côté. Surmontant sa terreur, il se pencha en avant et regarda au travers.

Le Grand Frère était bien là, de l’autre côté de la vitre, assis à la place qu’il occupait à côté de la sienne – vide – au moment de la catastrophe. Sa position sur la banquette était raide et il avait le teint pâle comme la mort. N’eussent étés les mouvements saccadés et erratiques de ses yeux sous les paupières closes, on aurait pu croire qu’il… enfin qu’il était…

- Hé !

Georges cogna sur la vitre et l’appela par son prénom, en vain. Sa voix était redevenue muette. Il avait formulé son vœu, le Serpent l’avait exaucé, il n’avait plus besoin de parler. Et maintenant, qu’allait-il bien pouvoir lui arriver ?

Petit mulot son Grand Frère veut sauver.
Petit mulot dans le train doit entrer.
Et s’il veut sauver et son âme et son corps,
Il devra payer le billet du transport.

- Ça va, ça va, pleurnicha l’enfant. Tout ce que vous voulez, je vais payer, laissez-moi entrer !

En voiture tout le monde !

Une écaille coulissa sur le flanc du Serpent et révéla une ouverture par laquelle s’échappa une puanteur de renfermé et de cuir brûlé.

Il ne se rappela pas d’être monté dans le wagon. Il se retrouva juste assis à côté de son frère, à la même place qu’il occupait précédemment. Celui-ci ne bougeait toujours pas, mais ses yeux roulaient toujours sous les paupières et un masque d’angoisse lui tordait la bouche et lui déformait le visage. Et puis lentement, le Grand Frère leva la main et Georges l’attrapa timidement. Il avait la peau froide comme le givre et les muscles crispés, mais malgré tout il sentit le sang qui battait au rythme du cœur.

Il perdit le sens du réel, rêva plusieurs cauchemars et ne reprit conscience que lorsque le train les abandonna tous deux sur un quai nu et désert, quelque part au beau milieu d’une forêt sombre.

Dans cette forêt il n’y avait pas de lune, pas d’étoile, et du soleil moins encore.

Il y avait des choses qui grouillaient entre les racines et des choses qui rôdaient entre les troncs.

Il y avait des lueurs mortelles dans les bois et un refuge périlleux sur une colline.

Il y avait une sorcière bossue et des enfants perdus.

Et puis il y avait une caverne, un gouffre, un passage et un prix à payer. Et un dragon affamé qui – de bien des façons – appréciait la chair des enfants…

Il y avait son frère et lui et il y avait… il y avait…

Qu’est-ce qu’il y avait encore ?

Dans son lit, le vieil homme s’éveilla en sursaut. Cette fois encore, le souvenir du cauchemar lui avait échappé.

***

Chapitre III : Le Dragon de la Caverne Profonde

Le Chevalier de la Colline, avec son écuyer et son chien, a lancé un défi au Grand Dragon de la Caverne Profonde. Là-bas, au milieu des os noirs, des armures rouillées et des étendards en loques, il a tiré son épée, l’a brandie vers l’abîme et d’une voix forte a dit :


La Vilaine Bête – Contes et légendes des villes et des champs


- Papy, je crois que j’ai fait un cauchemar…
- Hm ?

Le Grand-Père leva distraitement la tête et vit son petit-fils qui l’observait en se frottant les yeux sur le palier de la cuisine, pieds nus et encore en pyjama.

- Je crois que j’ai fait un cauchemar !
- Oh. Et qu’est-ce que c’était ? demanda Papy Georges en se remettant à farfouiller dans les placards.
- Je ne sais plus très bien. Je crois que j’étais un chevalier et que je devais tuer un dragon.
- De quoi il avait l’air ?

Michel se gratta la tête et plissa les yeux de concentration.

- À un gros serpent je crois. Ou peut-être un méchant loup.

Le Grand-Père se crispa légèrement.

- Encore des loups, hein ? Et des serpents, demanda-t-il d’une voix blanche en se réattelant à sa tâche. Comment ça s’est terminé ?
- Je ne sais plus, répondit laconiquement Michel. Dis Papy, qu’est-ce que tu fais dans la cuisine ? C’est bientôt le matin ? Où est Kaga ?
- Dans le salon, elle a monté la garde toute la nuit au cas où il y aurait des loups…, répondit-il lugubrement avant d'enchaîner sur un ton plus enjoué devant la mine du petit.
-… mais à part ça non, la nuit n’est pas encore tout à fait terminée. Par contre l’orage de tout à l’heure vient de passer.

Il y eut un instant de flottement. Michel trouvait un air bizarre à Papy, même s’il avait l’air de meilleure humeur que la veille.

- Dis-moi bonhomme, ça te dirait de partir avec ton vieux grand-père pour une aventure ?
- Maintenant, tout de suite ?
- Maintenant tout de suite.

L’œil de Michel s’alluma avec intérêt. Une aventure en pleine nuit avec Papy, voilà qui promettait d’être intéressant. Papy Georges inventait toujours tout un tas de jeux intéressants.

- Kaga peut venir ?
- Bien sûr que Kaga peut venir.
- Est-ce qu’il faut que je prenne mon épée ?
- Je n’imagine même pas comment tu ferais pour partir à l’aventure avec Papy sans une épée pour le défendre. Va vite te préparer et surtout prends des vêtements chauds ! Je finis d’emballer les tartines et je t’attends dans l’entrée. On mangera quand le jour se sera levé.

Le petit fila dans sa chambre pour s’habiller, puis alla ouvrir son coffre à jouet pour en tirer son épée. Papy Georges avait mis toute une journée à la tailler dans un morceau de bois, à la poncer, la polir et à en sculpter la garde et le pommeau pour leur donner une forme de tête d’oiseau. Il avait même dégotté une vieille lanière de cuir qu’il avait enroulé autour de la poignée pour lui donner une prise plus confortable. Une vraie épée de chevalier, oui ! Michel fouetta l’air deux ou trois fois avec, la passa dans sa ceinture, enfila ses bottes et son manteau et courut rejoindre son grand-père dans l’entrée.

- Tu es prêt bonhomme ?
- Oui !
- Alors en avant !

Le vieux siffla Kaga et la chienne accourut en jappant joyeusement et tout trois sortirent dans la nuit.

Parvenus au bout du pré ils s’arrêtèrent. Papy respirait bruyamment et se mit à serrer très fort la main de son petit-fils.

- Papy, tout va bien ?
- Oui c’est juste que… tu sais, Papy n’aime pas beaucoup aller dans les bois.
- À cause des loups ?

Grand-Père ne répondit pas tout de suite. Le petit dansait sur place d’un pied sur l’autre, ne sachant que faire. La grande chienne blanche allait et venait devant eux en reniflant distraitement les talus qui bordaient le chemin. Enfin, un sourire se dessina sur les traits du vieux.

- Tu as ton épée avec toi ?
- Oui ! répondit Michel en tapotant fièrement la poignée de son arme.
- Et Kaga est avec nous.

La chienne aboya joyeusement en entendant son nom.

- Et moi j’ai ma bonne vieille lampe de poche.

Papy Georges alluma sa lampe et la passa sous son menton en faisant des grimaces qui firent rire le petit.

- Une épée, un chien de garde et de la lumière. Je peux t’assurer qu’aucun loup n’a la moindre chance contre nous.
- Alors on y va ?
- On y va.

Et tous trois entrèrent dans la forêt.

C’était beaucoup moins effrayant que ce à quoi Michel s’attendait. Il faisait frais, mais pas froid. L’eau gouttait des branches et le chemin était rempli de flaques, mais il n’y avait pas trop de boue. Il faisait nuit, mais la nuit noire était passée et déjà un concert de rouges-gorges (Papy lui avait appris que les oiseaux qui se levaient le plus tôt dans la forêt) s’étaient mis à gazouiller à tue-tête et tous deux s’amusaient à imiter leur chant en sifflant. Kaga gambadait devant eux et ne s’écartait du chemin que pour flairer rapidement les coulées de lapins ou de chevreuils qui traversaient le sentier de temps à autre.

Il n’y avait pas le moindre loup à l’horizon et d’ailleurs Michel ne s’en souciait pas pour le moment. Il avait hâte de voir où son grand-père l’emmenait.

Et puis, brusquement et sans crier gare, le grand-père le tira par la main et l’entraîna hors du chemin

- Hé, où est-ce qu’on va ?

Le vieux ne répondit pas tout de suite. Son visage s’était fermé et il avait arrêté de siffler. Son pas s’était fait un peu plus pressant et Michel devait trottiner pour rester à son niveau.

- Papy, attend !

Pas de réponse. Le vieux accéléra encore et maintenant Michel devait courir pour rester à son niveau. Il commençait à avoir un peu peur. Plus ils s’écartaient du sentier, plus les arbres se resserraient autour d’eux, plus la canopée devenait touffue au-dessus de leur tête et plus la lumière diminuait. Le sol devenait plus glissant, les feuilles mortes plus nombreuses et il manqua plusieurs fois de trébucher sur une racine.

Leur course folle les mena finalement au sommet d’un mamelon boisé qui surmontait une petite cuvette enfoncée, pleine de boue et de tronçons d’arbres mort et où trônait au centre, à peine caché par la mousse noire et les feuilles mortes, un gros rocher calcaire. Une petite ouverture ronde se détachait très distinctement sur la roche blanche.

- C’était bien là, je reconnais l’endroit !
- Là que quoi ?

Michel n’était pas très rassuré. Ce grand trou noir ne lui inspirait pas vraiment confiance et ça ne l’aurait pas étonné qu’un grand méchant loup ait choisi d’en faire sa tanière. Comme s’il avait lu dans ses pensées, le grand-père se tourna vers lui.

- C’est la caverne du dragon.

Un grand silence ponctua sa phrase. On n’entendait plus les rouge-gorges chanter et un courant d’air glacial passa entre eux et vint s’engouffrer en sifflant dans la fente. Pendant un bref instant Michel eut l’impression d’entendre une voix qui grondait dans le sifflement du vent ; à moins qu’elle ne siffle dans son grondement ?

- Tu as peur ? demanda Papy Georges.
- Oui, dit Michel dans un souffle.
- Moi aussi, ajouta le grand-père. Mais j’ai ma lampe, tu as ton épée et nous avons Kaga. Aucun dragon ne peut nous faire de mal.
- On est vraiment obligé d’y aller ?

Michel suppliait son grand-père du regard. Il n’avait qu’une seule envie, c’était de faire demi-tour en courant et de rentrer bien vite à la maison.

- Non, mais on va quand même le faire. Parce que c’est notre responsabilité. C’est le fondement même du principe d’une aventure.

Et à contre-cœur ils descendirent dans la cuvette, pénétrèrent courageusement dans la caverne profonde et furent avalés par l’obscurité.

Une obscurité monstrueuse. S’il n’y avait pas eu les reflets de la lampe de Papy Georges sur la fourrure blanche de Kaga, Michel aurait aussitôt pris ses jambes à son coup et serait retourné illico presto à la maison – à supposer bien sûr qu’il trouve le courage pour reparcourir dans le noir tout le chemin en sens inverse… Les parois du tunnel étaient étroites et humides. Certains passages étaient même tellement serrés et tortueux que Papy Georges devait les franchir à quatre pattes et Michel baisser la tête. Seule Kaga ne semblait pas indisposée et leur ouvrait sereinement la marche, ne s’arrêtant de temps à autre que pour flairer l’air devant elle, ou les attendre qui traînaient derrière elle.

- Le dragon n’est pas chez lui, on dirait, chuchota Michel en tremblant. On peut peut-être revenir plus tard, non ? Tant pis pour l’aventure…

Il n’osait pas l’avouer devant son grand-père, mais il était terrorisé et ne comprenait pas pourquoi le vieux insistait tellement pour continuer. Papy Georges avait l’air en plein milieu d’une sorte de transe.

- Justement, dit Papy Georges. S’il n’est pas chez lui alors on ne risque rien. Raison de plus pour avancer !

Et ils avancèrent.

Ils continuèrent ainsi à ramper et se faufiler pendant un moment, Dieu seul sait combien de temps exactement, et émergèrent du tunnel dans un vaste espace dégagé. Le sol irrégulier était encombré de grosses colonnes naturelles et de stalagmites qui montaient parfois presque jusqu’au plafond que le faisceau de la lampe-torche peinait à éclairer. Une odeur ténue de pierre froide et de terre humide y régnait.

Impressionné, Michel se blottit dos contre les jambes de son grand-père, tentant vainement de se faire une idée de la taille totale de la grotte. Pourvu que le dragon soit vraiment absent, comme le prétendait Papy Georges et qu’il ne soit pas là, quelque part, à les guetter dans le noir.

Le grand-père posa sa lampe par terre et le sac-à-dos qu’il avait apporté. La lumière rase projeta les ombres inquiétantes des stalagmites sur les murs. Il fouilla quelques instants dans son paquetage et en ressorti plusieurs paquets qu’il disposa les uns après les autres devant lui.

- Tu te souviens de la photo d’hier soir, bonhomme ? Celle qui était dans la boîte avec le revolver.
- O… oui, celle avec ton papa, ta maman et ton grand-frère dessus.
- Exact. J’ai perdu mes parents quand j’étais encore très jeune – à peu près ton âge environ – mais malgré tout je me souviens assez bien d’eux. J’avais aussi un grand frère et il est resté avec moi plus longtemps que mes parents. Pas vraiment plus longtemps, mais un peu plus longtemps tout de même.

Michel n’osa rien dire. Il lui semblait que le froid dans la caverne se faisait un peu plus vif.

- J’avais complètement oublié son existence. Enfin oublié n’est pas le mot, j’ai toujours su que j’avais eu un grand frère, mais j’ai… mis son existence entre parenthèse si tu préfères.

La lumière de la lampe torche se mit soudain à vaciller. Le petit garçon appela à lui Kaga et s’agrippa au cou de la chienne qui se mit à gronder comme la veille, lorsqu’elle avait senti la présence du loup. Avec horreur, Michel se rendit compte qu’il entendait quelque chose s’approcher dans le tunnel. Quelque chose qui faisait glisser ses écailles dans la boue et cliqueter ses griffes sur la pierre nue.

- Quand j’étais… quand nous étions tous les deux petits garçons, je crois qu’un vilain dragon nous a emporté loin de notre maison. Il nous a obligé à monter dans un train et il nous a abandonné en pleine forêt. Pas une forêt comme celle-là, c’était une forêt qui n’en finissait pas, où le jour ne se levait jamais et sous un ciel sans étoile sous une pleine lune perpétuelle. Il y avait d’autres enfants, des choses qui rôdaient dans et entre les arbres, un manoir sur une colline et tout un tas d’autres choses. Et au fond de la forêt, il y avait un passage. Une caverne, un gouffre sans fond et le dragon qui régnait sur la forêt et qui nous gardait prisonnier de son domaine.

La lampe-torche s’éteignit d’un coup. Kaga se mit à hurler à la mort et Michel à crier. Une petite voix moqueuse résonna dans les ténèbres et les oreilles de l’enfant. Une voix qui sifflait en grondant et qui grondait en sifflant dans le tunnel par lequel ils étaient rentrés. Un frisson glacial lui remonta depuis le bas du dos, le long de son échine et de ses côtes jusqu’à sa nuque, lui paralysant les membres et faisant se dresser les petits cheveux sur sa tête comme si ces derniers essayaient de s’arracher d’eux-mêmes de son épiderme. Il était tellement effrayé qu’il n’arrivait même pas à gémir de terreur et encore moins à pleurer. Kaga se mit à aboyer furieusement, mais ses aboiements ne parvenaient pas à couvrir la petite voix qui chantonnait dans sa tête.

Trois petits mulots vinrent défier le dragon,
Trois petits mulots se sont perdus au fond…

- C’était le Grand Dragon, le Loup des Serpents et le Serpent des Loups. La créature qui – de bien des manières – apprécie la chair des enfants. Elle nous a gardé prisonniers pendant un temps, puis m’a laissé partir en échange de la vie de mon frère. Elle me l’a pris et elle m’a laissé sortir. Et mon frère, il s’appelait-

Un enfant à la chair délicieuse…
Un enfant à la chair savoureuse…

Le courant d’air glissa près d’eux dans un murmure. Kaga voulut mordre quelque chose, mais ses mâchoires claquèrent dans le vide.

- C’est moi qu’elle est venue voir bonhomme. Elle veut que je passe un nouveau marché avec elle…

La voix de Papy Georges tremblait moins à présent.

Une chair pour une chair…
Le fils d’une fille pour un frère…

- Mais ça…

La bête était là. Michel pouvait la voir malgré l’absence de la lumière. Comme une ombre pire que le noir, qui se détachait sur le néant. Elle se déploya lentement, toutes griffes, crochets, anneaux et crocs tendus vers lui et s’avança la gueule béante…

- …ça n’est pas envisageable.

On entendit le craquement d’une allumette et soudain une lueur vive envahit la grotte, anéantissant l’ombre aussi vite qu’elle avait anéanti la lumière de la lampe-torche. Papy Georges se redressa d’un bond, une lanterne à la main, sauta sur ses pieds et la caverne se mit à baigner dans une chaude lumière jaune qui fit scintiller les milliers de gouttes d’eau suspendues aux stalactites du plafond, des centaines de fois plus intensément que ne l’aurait pu faire le petit faisceau faiblard de la lampe électrique.

- Tu n’auras pas mon bonhomme, vilaine bête ! Tu es venue traiter avec moi ? Très bien, me voilà ! Viens donc m’affronter si tu l’oses !

Quelque chose s’enfuit en glapissant et alla se cacher derrière une colonne. Kaga poussa une série d’aboiement guerriers. La terreur paralysante qui entravait Michel disparut d’un coup à l’instant même.

- Papy ?

Papy Georges riait à gorge déployé et courait à travers la caverne avec sa lanterne, pourchassant les ombres qui fuyaient devant lui.

- Attrapez-la, Kaga, bonhomme ! Vite regardez, elle s’enfuit par ici !

Michel tira son épée de bois et se précipita à l’endroit que son grand-père lui avait indiqué. L’ombre du dragon poussa un sifflement de terreur et s’enfuit en rampant dans un autre coin de la grotte. C’était ça le terrifiant dragon ? Le grand-méchant loup de la veille ? Michel n’arrivait pas à croire qu’il ait pu avoir peur de ce truc. Il éclata de rire et se lança à la poursuite de la bête. Pendant un long moment tous trois, l’enfant, le vieil homme et la chienne, coururent joyeusement à travers la caverne en poursuivant les ombres et les parois reflétaient l’écho de leurs rires.

- Attention, elle s’enfuit par là !
- Je lui donne un coup d’épée, tchouff, tchouff ! Oh elle veut s’enfuir par le tunnel !
- Kaga, attrape-la ma fille ! Bon chien !
- Papy, elle revient vers toi ! Vilaine bête, revient ici !
- Vilaine bête !
- Vilaine bête !

En rigolant, Papy Georges, Michel et Kaga (à sa manière de chien) se mirent à l’insulter avec des mots qui auraient fait rougir jusqu’aux oreilles les parents de Michel.

- Ouf, attends bonhomme. Papy doit faire une petite pause.

Essoufflés et en sueur, ils s’arrêtèrent un instant. La silhouette noire de la bête, microscopique à présent, se trouvait acculée, recroquevillée misérablement dans un coin de la grotte, dans l’ombre d’un petit stalagmite. De temps en temps, une petite griffe ou un bout de queue s’avançaient prudemment dans de la lumière, mais reculait précipitamment sous la menace de l’épée de bois, de la lanterne et des crocs du chien.

- Elle est pas si terrible cette bête au final, dit Michel en la considérant avec dégoût.
- Elle peut toujours nous faire du mal. Tiens, prends ma lampe une minute.

Le grand-père s’éloigna et alla chercher le deuxième paquet qu’il avait laissé près de son sac-à-dos. Michel reconnut la boîte du revolver. Le vieil homme revint lentement se placer à côté de son petit-fils, regarda la photo en souriant, la rangea dans la poche de son manteau et prit doucement l’épée et la lampe des mains de son petit-fils.

- Tiens, prends ça.

Il lui déposa le vieux revolver militaire dans les mains.

- Je veux que tu tires sur cette saloperie.
- Mais Papy, je croyais qu’elle était pas chargée ?
- Tu te souviens ce que je t’ai dit hier sur les armes à feu ?
- Toujours faire comme si elles étaient chargées.
- Oui, toujours faire comme si elles étaient chargées.

Avec effort, le petit brandit l’arme à bout de bras dans la direction du monstre. Ça bougeait beaucoup, mais Papy l’aida à affermir sa prise et à armer le chien.

- On va appeler la bête pour qu’elle sorte de sa cachette et quand je te le dirais tu lui tireras dessus, d’accord ?
- D’accord !
- Eh vilaine bête, sors donc un peu de ton trou si tu l’oses !

À contre-cœur, humiliée, la petite silhouette noire s’extirpa en couinant de son refuge. Pendant un instant elle parut fondre sous l’effet de la chaleur de la lanterne, puis se mit à grandir, grandir, grandir, jusqu’à couvrir de son ombre presque toute la paroi derrière elle. Le Gardien de la Caverne Profonde, le Loup des Serpents et le Serpent des Loups, celui qui – de bien des façons – appréciait la chair des enfants, poussa un effroyable hurlement et un sifflement menaçant pour tenter d’impressionner les trois héros qui l’avaient vaincu, mais c’était trop tard. Elle ne faisait déjà plus peur à personne.

- Vilaine bête, piailla l’enfant de sa petite voix claire.
- Vilaine Bête, gronda le vieil homme de sa grosse voix grave.
- Vilaine Bête, aboya la chienne dans son langage de chien.

Et, d’une simple pression du grand-père sur son épaule, le petit garçon comprit qu’il était grand temps d’en finir. Il pressa la détente et une explosion assourdissante résonna dans la grotte. La Bête explosa d’un seul coup et tout fut fini.

***


Ils émergèrent du tunnel en silence. L’aube s’était levée et les oiseaux chantaient de nouveau. La petite cuvette boueuse pleine de bois mort avait l’air beaucoup moins sombre et menaçante à la lumière du jour.

Ils s’assirent tous les deux sur un tronc d’arbre. Kaga entreprit de se lécher consciencieusement sa fourrure blanche pleine de boue. Pendant un instant ils restèrent là sans rien se dire, puis Papy Georges rompit le silence.

- Je crois que tu devrais me rendre le revolver, bonhomme.
- Désolé, fit le petit d’un air confus. Je crois que je l’ai laissé dans la grotte.
- Oh.

Le grand-père se passa la main dans les cheveux.

- Au fond ce n’est pas plus mal. Ce n’est pas une très bonne idée de garder un revolver dans son salon. Ne dis juste pas à ta mère que je t'ai laissé jouer avec.
- Promis. Dis Papy, hier j’ai vu le grand-méchant loup sauter par-dessus les arbres au milieu de la foudre, avec un sourire comme s’il allait dévorer la Terre entière. Toi tu m’as dit que le serpent t’avait emprisonné avec ton grand-frère dans une forêt qui n'en finissait pas et qu'il t’a forcé à l’oublier après l’avoir mangé tout cru. Comment ça se fait qu’on ait pu battre le dragon comme ça, avec mon épée en bois et un pistolet qui était même pas chargé ?

Le vieux ne répondit pas tout de suite. Au lieu de ça il sortit la photo de sa poche et la contempla un très long moment en souriant.

- Je crois que… Je ne sais pas vraiment.
- Tu ne sais pas ?
- Non, vraiment pas. Peut-être que j’ai mal regardé hier soir et que le revolver était vraiment chargé ? Peut-être qu’on a manqué notre coup, ou que le dragon a pris peur et qu'il s’est enfui loin de sa tanière et rôde encore quelque part en préparant son retour. Peut-être qu’on a tout imaginé et que les dragons ça n’existe tout simplement pas. Qu’est-ce que tu en penses toi ?

Michel se gratta le nez et se mit à réfléchir sérieusement. C’était une question bien compliquée pour un petit bonhomme de huit ans.

- Tu as vu comment il a essayé de se faire plus gros avant qu’on lui tire dessus ?
- Oui.
- Je pense qu’il savait qu’on n'avait plus peur de lui et que ça l’agaçait. Je pense qu’il a voulu nous faire croire que lui non plus n’avait pas peur de nous, mais qu’on a quand même été plus fort que lui.

Kaga vint frotter sa truffe contre les genoux de Michel qui se mit à la gratouiller sous le menton.

- Je crois que la pire insulte que l’on puisse faire à un dragon, c’est de lui montrer qu’on n’a pas peur de lui.

Papy Georges gloussa affectueusement et tapota fièrement l'épaule de son petit-fils.

- Bien dit bonhomme, voilà une vraie phrase de chevalier. Et maintenant, si on allait prendre le petit-déjeuner ?

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