L'Île
"J'ai trouvé la sérénité, elle existe sur le verre ondoyant d'une mer calme."
Chapitre 5
Retracé
Je suis arrivé chez Harry l'Hawaïen vers dix heures moins le quart. Huit des neuf tabourets de bar étaient occupés par des clients tandis que le reste du restaurant était désormais vide. Je pris à nouveau le seul siège libre et fus joyeusement accueilli.
"Jack ! Rebonsoir ! De retour si vite ?" dit Ornelas.
"Je ne peux pas rester longtemps loin de ces Laits de Bison !" répondis-je gracieusement, mi-inquiet et mi-enchanté par le fait qu'il se souvienne de mon nom.
"C'est une recette personnelle," se rengorgea Ornelas, "j'en fais depuis des années, j'ai même gagné un prix avec," pointant fièrement une plaque où était écrit "une des meilleures boissons Tiki de tout l'État".
"Félicitations, l'ami," répliquai-je. "D'ailleurs, j'ai une question bizarre à vous poser."
"Pas de problème," dit-il en s'approchant.
Je continuai, "Vous connaissez des mythes bizarres, des légendes ou des secrets de l'Île ?"
Ornelas réfléchit intensément quelques instants, "Je n'ai jamais entendu parler de quoi que ce soit du genre sur l'Île. Tout le monde ici est content d'être là et rien ne semble jamais les affecter."
Je soupirai d'un ton abattu, presque résigné à ne jamais trouver de réponse.
"Cependant," continua Ornelas, "je me souviens…", il s'interrompit à nouveau, pensif. "Y a des années de ça, avant que je vienne m'installer ici, mes amis Hors Cité avaient entendu des rumeurs comme quoi la famille Wakefield était devenue riche grâce à une société secrète, un groupe géré par une certaine fondation, et que la raison pour laquelle ils avaient gagné tant d'argent sur le continent était qu'ils avaient été liés à une conspiration du gouvernement dans les années 1900. Mais c'est tout ce que j'en sais. Les Wakefield ne viennent presque plus sur l'Île. C'est presque comme si nous étions oubliés ici."
Je finis mon verre et m'imprégnai du premier petit bout d'information qui puisse faire allusion à la nature de ce que j'avais pu vivre. Vu mon état second ou même troisième, je savais qu'il était temps que j'aille me coucher. Cet énorme lit douillet qui m'attendait en haut d'un nombre absurde de marches. Je parcourus la Grand'Rue en titubant vers la petite rue où se trouvait mon hôtel, passant sous et à côté de toutes sortes d'étranges abstractions que mon esprit, qui se mêlait d'un peu trop de choses, parvenait à conjurer. La ville, moi-même, trempé par le brouillard, tout entouré de pensées cherchant quel esprit pouvait bien rôder sur les toits pour me tourmenter. Je m'approchai du bâtiment, entrai dans le vestibule et gravis la première volée de marches, désorienté mais conscient d'où j'allais, poursuivant mon chemin jusqu'à arriver à ma chambre. La chambre "404".
Je me débarrassai rapidement de ma tenue actuelle pour une autre plus adaptée pour dormir. Mon pantalon de jogging pendait librement et mon T-shirt pouvait respirer à nouveau ; je me livrai à ma routine nocturne en me lavant les cheveux dans l'évier et en me brossant les dents avant de m'asseoir sur la chaise dehors, sur mon balcon. George n'était plus là. Mon compatriote était depuis longtemps parti, sans doute en quête de poisson et de plus excitante compagnie.
Je pris quelques gorgées d'une gourde remplie de Baijiu, basiquement de l'alcool de contrebande chinois, que j'avais discrètement amenée avec moi, et tentai de me réconcilier avec la nuit. Quel était ce goût ? Où était cette allée ? Que s'était-il passé ? Le brouillard était bas sur la ville, sinistrement bas, même, plus que tout autre brouillard que j'avais pu voir. De mon balcon au quatrième étage, bien au-dessus de la brume, le brouillard commençait à se disperser à hauteur du second étage. La brume elle-même s'étendait à des kilomètres en mer, mais pas assez loin pour occulter les petites lumières lointaines du continent. Voir ces lumières me réconforta soudainement. Le confort que peut-être avais-je juste eu un bad trip, que peut-être je m'étais perdu en moi-même. Je n'étais pas seul, le monde extérieur existait toujours. Je soupirai et pris une autre lampée en remarquant l'éclat métallique de ma gourde.
Lorsque je relevai la tête, le brouillard avait disparu, tout comme les lumières lointaines. Les vagues d'une sorte de néant noir continuaient à déferler sur un rivage invisible, et le goût de souffle usé envahissait à nouveau l'atmosphère.
Je choisis la seule option valable à ce moment.
Je me glissai dans le lit surdimensionné et tentai de dormir. Après environ une heure sans que mon anxiété ne faiblisse, la sensation de sommeil l'emporta. Cependant, à ma grande surprise, ce n'était que la sensation de sommeil, je pouvais toujours voir la chambre d'hôtel, la télévision, le miroir, le balcon, mais uniquement par ma vision périphérique. Je n'arrivais pas à bouger, j'étais coincé, sur le dos, face au plafond, et seuls mes yeux étaient encore mobiles. La drogue ne m'avait jamais fait cela et son effet aurait sûrement déjà dû s'estomper depuis un moment.
Je pouvais penser, mais pas parler. Je pouvais voir, mais pas bouger. Je tentai de crier mais ma bouche ne voulait pas s'ouvrir, et même si elle l'avait pu, je savais étrangement qu'aucun son n'en serait sorti. Après cette première panique, l'horreur fut complètement détruite et remplacée par une sensation plus forte que la terreur, plus forte que le choc, tellement plus puissante qu'elle gela mon âme. Si mon cœur avait battu avant cela, il avait certainement cessé de le faire.
Du coin de l'œil, je distinguais une silhouette.