L'Île Chapitre 4

L'Île

"J'ai trouvé la sérénité, elle existe sur le verre ondoyant d'une mer calme."


Chapitre 4
Récursive

Mon retour à l'hôtel devint rapidement surréel d'une façon à laquelle j'étais à la fois habitué et surpris avec mon intoxicant favori. Les trottoirs se tordaient et serpentaient, le grain du bois allait de haut en bas, la profondeur de champ se dilatait, les couleurs et les sons devenaient plus intenses. Rien de ce que je voyais n'était pas là, mais je sentais que si quelque chose aurait dû être là et ne l'était pas, ça n'aurait pas semblé si étonnant.

Je choisis de passer par une autre route que la Grand'Rue. Chaque rue annexe était reliée par une allée parallèle à l'artère principale. Tandis que je m'approchais d'une allée qui m'aurait ramené à la rue sur laquelle se situait mon hôtel, je passai à travers une épaisse couche de brouillard, petite mais assez épaisse pour me désorienter. Après l'avoir traversée et être entré dans l'allée, je remarquai les numéros sur les portes de la droite de la rue. Ils se tordaient, vibraient et fusionnaient. C'était un simple décompte, 409, 408, 407, 406, 405, 403. Cependant, aucune porte ou numéro d'un côté ou de l'autre n'annonçait "voici la porte 404", ce que je trouvais étrange. Je m'aperçus que cette étrangeté était amplifiée lorsque je sortis de l'allée et qu'un autre épais banc de brouillard recouvrait le trottoir. En le retraversant, je ne pus m'empêcher de remarquer que j'étais à nouveau dans la même allée et que les nombres sur les portes étaient… 409, 408, 407…

À peine perturbé par cela en raison de mon état altéré, je décidai de rester calme et de mettre cela sur le compte de mon intoxication, puis continuai à avancer dans l'allée. Toutefois, j'arrivai de nouveau au banc de brouillard, puis encore dans l'allée. 408, 407, 406… Mon cœur commença à battre la chamade. Que se passait-il ? Je n'avais jamais été comme cela pendant toutes mes expériences. Ça ne s'était jamais produit. Étais-je vraiment en train de planer à ce point ? J'étais pourtant encore pleinement conscient. Après être entré dans l'allée pour la quatrième fois, je commençai à perdre la tête. 405, 403… Où étais-je ? Mon esprit avait-il lâché ? Je sentais que quelque chose, quelqu'un me regardait. Je pouvais sentir l'odeur d'une respiration usée dans l'air. Le brouillard se condensait. Quelque chose, quelqu'un qui était là avec moi. Quelque chose, quelqu'un, qui essayait de m'atteindre. Mon cœur ratait un battement sur deux, j'avais la tête qui tournait, mes poumons commençaient à brûler. Je commençai à courir. À pleurer. Encore et encore le même couloir. Tandis que j'entrais dans l'enfer perpétuel et répété pour la septième fois, un homme apparut au bout de l'allée, ses yeux écarquillés, pleins de peur, d'inquiétude et de confusion. Le brouillard derrière moi avait disparu et l'allée s'ouvrait devant moi.

"Ça va, mec ?!" me cria-t-il du trottoir en-dehors du passage.

Perplexe, je répondis "Je, je ne sais pas, quelque chose, quelque chose de bizarre vient de m'arriver."

"Ha ben ça oui ! Tu étais juste là, planté, en train de fixer cette porte pendant une bonne minute tandis que je passais à côté. Quand j'ai passé le coin, tu as commencé à pleurer, donc je suis revenu voir si tout allait bien, et tu… pleurais… juste." Il haussa les épaules.

Je détournai mon regard de lui vers où j'étais pour découvrir que je faisais directement face à une porte dans l'allée avec le nombre "404" qui pendait directement du cadre de la porte. L'homme se mit à marcher vers moi. J'expliquai en balbutiant "C'était pas… enfin… je sais pas, désolé mec, j'ai passé une soirée bizarre. Je suis venu du continent pour me détendre un peu, tu vois, boire un peu trop et euh… sortir de la monotonie."

"Là au moins c'est sûr que ça doit te changer. Tu crois que quelqu'un a mis un truc dans ton verre ?" demanda-t-il.

"Nan, mais j'ai pris un space cookie," mentis-je. "Je me suis pas reposé de la journée, donc j'ai dû avoir un petit coup de flippe."

"Juste un petit ?" Il s'approcha de moi. "Tu t'appelles comment ?" me demanda-t-il en arrivant près de là où je me tenais, immobile.

"Jonathan, les gens m'appellent, heu… Jack."

"Ah, Jack, moi c'est Mike. Les gens m'appellent Mike."

Je ris doucement. "Mike, ça te dit qu'on aille boire un verre ? Je crois que je t'en dois un pour m'avoir sorti de cet état bizarre, quoi que ça pouvait bien être."

"T'es sûr que c'est une bonne idée de boire plus ?" me demanda-t-il, l'air inquiet.

"Mike, mon hôtel est juste là," dis-je en désignant l'auberge de l'autre côté de la rue. "Après ce qui vient de m'arriver, faut que je prenne un remontant."

"OK, tu voudrais aller où ?"

"Je sais pas trop, je ne connais pas très bien la vie nocturne de la ville, tu habites ici ?"

"Depuis douze ans, ouais. Allons au Marlin."

Le Marlin était un petit bar de quartier dans la rue en face de mon hôtel, juste un peu plus loin là d'où nous étions sur le trottoir incliné. Il contenait un bar triangulaire avec environ douze sièges, un billard et rien d'autre à part un jukebox HS. En comptant le barman, Mike et moi-même, la pièce comptait neuf occupants. Les autres clients incluaient deux hommes qui jouaient au billard, un homme seul au bout du bar, et un groupe de trois filles. Les filles semblaient fêter l'anniversaire de l'une de leurs membres, mais il était difficile de savoir qui précisément puisqu'elles avaient toutes une écharpe où était imprimé "Bon anniv meuf" passé sur leur épaule.

Mike et moi nous installâmes au bar et commandèrent chacun une bière. Mon esprit commença à vagabonder vers des questions sur l'île, ses mythes, ses légendes, quelque chose qui puisse me donner un indice sur l'expérience épouvantable que je venais de vivre. À ma grande surprise, Mike me confia que cet endroit n'avait pas de folklore notable. Aucune créature étrange kidnappant des enfants à la nuit tombée. Aucun murmure du fantôme d'un "Vieux Jenkins", qui effraierait les autochtones laissant une lampe allumée la nuit. Pas une seule légende d'un héros emblématique venant à bout d'une menace locale. La petite ville semblait dépourvue de démons à mentionner. Cette idée et ce fait étaient si inhabituels, si étranges pour mon esprit que cela me fascinait. Cela me força à me repasser en tête mes propres contes de fées nécessaires. Le manque de déviance propre à ce lieu me médusait. Ce manque distinct de tout récit était plus horrible que les histoires de dieux anciens, d'esprits ou d'êtres déviants que l'on utilise pour se terrifier. Qu'il n'existe rien de ce genre dans les esprits de ces gens me donnait tant à réfléchir que mon esprit s'emplit de raisonnements surnaturels pour expliquer un tel vide.

"Mais il doit bien y avoir quelque chose !" m'exclamai-je.

"Écoute mon pote, ça fait douze ans que je suis là, neuf que je suis le responsable des ressources culturelles, et on n'a jamais rencontré de choses étranges sur l'Île."

"Responsable des ressources culturelles ? C'est quoi ça comme boulot ?"

"Hé bien, supposons qu'une boîte veuille installer des lignes électriques ou couper des arbres, ils m'appellent et j'arrête le projet si quelque chose d'important culturellement s'y trouve. Des pointes de lances, des ruines, des os d'espèces endémiques ou des restes humains."

"Et toujours aucun mythe, rien ?" le pressai-je.

"Non non, rien que j'aie déjà eu à étudier. Cette Île a une longue histoire, je n'en ai vu qu'une petite partie. Demande à Katie, elle a vécu ici toute sa vie, elle est même née sur l'Île."

Il désigna une des fêtardes, qui semblait prendre ce qui ne pouvait qu'être son n-ième shot dans le décolleté d'une autre de ses compagnes de boisson. Elles s'exclamèrent toutes "Woo !" de façon assez bruyante pour secouer le bar tranquille. Une des filles souleva ensuite le T-shirt d'une de ses comparses et commença à sucer vigoureusement le sein gauche découvert. Cela dura inconfortablement longtemps. La troisième fille se joignit à elles en attaquant le sein droit de la même manière. Cela continua pendant une minute entière jusqu'à ce qu'une des filles se détache et crie au barman, "Dillon ! Remets-nous ça !"

Si je n'avais pas été dans mon état d'esprit déjà fragile, en train de me questionner sur la réalité, cela m'aurait amusé, diverti et probablement excité bien plus qu'à ce moment, où cela ne fonctionnait sur aucun des plans.

"Tranquille, Katie ! Je vais bientôt vous mettre une autre tournée, faut juste que vous vous calmiez et que vous fermiez vos gueules !" cria le barman.

"Va te faire foutre Dillon !" s'exclama-t-elle, avant de dévisager les autres clients et de remarquer mon nouvel ami. "Oh merde, Mike ! Quoi de neuf mec ?"

"Comment tu la connais ?" murmurai-je à Mike.

"Je bosse ici le lundi et le jeudi quand je ne suis pas sur site." Il s'interrompit puis cria "Hé Kat ! Ramène ton cul par ici !"

La fille en question s'avança d'un pas incertain jusqu'à notre côté du bar. Elle me lorgna et demanda "C'qui c'gus ?" avec un effort visible pour prononcer ces mots.

"Il s'appelle Jack, on s'est rencontrés dans la rue, il a des questions sur l'Île, je me suis dit que le seul autre expert meilleur que moi, ce serait toi."

"Bordel, ça fait exactement… vingt-six ans que je suis ici, j'espère bien que je suis une experte." dit-elle d'un ton traînant. "Qu'est-ce tu veux savoir, l'étranger ?"

"Hé bien," répondis-je, "je suis parti de la ville pour quelques jours…"

"Ahhh un Hors Citadin ! Je le savais ! Ça explique tout." m'interrompit-elle.

Je découvris plus tard que les locaux appelaient "Hors cité" le processus de partir pour le continent. Tant que vous étiez sur le "Roc", comme certains l'appelaient, vous étiez "En cité", puis, si vous veniez à prendre le ferry traversant le bras de mer peu profond, vous deveniez "Hors cité". Cette notion était une contraction de "partir hors de la cité", une phrase que j'imaginais avoir été inventée par la population lorsque l'énorme concentration de personnes regroupée en une immense métropole inimaginable et s'étendant toujours plus loin, de l'autre côté du bras de mer, était en fait bien plus petite.

Je continuai… "Je suis venu sur l'île pour quelques jours, et au cours du peu de temps que j'ai passé ici, j'ai commencé à remarquer d'étranges choses sur l'île, surtout la nuit. Il y a des histoires de fantômes dans le coin ?"

Katie réfléchit pendant un moment et répondit, "Nan, y en a pas trop, juste des gens, je ne connais aucun fantôme."

"Pas de démons, d'esprits ou de légendes ?" la pressai-je.

"Non non, pas que je sache." dit-elle rapidement.

"Et d'étranges occurrences, des gens qui deviennent fous ? Des choses comme…"

"NON !" cria-t-elle, m'interrompant.

L'activité du bar cessa momentanément puis reprit rapidement. Surpris et confus, je lui confiai, "Écoute, je viens juste de vivre un truc salement chelou, j'ai été coincé dans une sorte de boucle dans une allée juste avant. Je n'arrivais pas à sortir et je dois savoir ce que c'était."

Les yeux de Katie s'écarquillèrent, l'ivresse quittant son corps tandis qu'elle me fixait d'un air honnête.

"Arrête. Vraiment, arrête. Arrête de poser des questions, profite de ton séjour sur le Roc et rentre chez toi. Ne parle de ça à personne d'autre. Arrête." m'ordonna-t-elle.

Elle se tourna ensuite vers son groupe de l'autre côté du bar, "Hey les filles, discussion privée, on sort !" Presque immédiatement, sans un au revoir, les trois filles quittèrent le bar. Katie garda ses yeux rivés sur moi jusqu'à ce qu'elle ait disparu.

"Waow… euh… mec, je sais pas ce qui s'est passé, Katie est plutôt cool, jamais comme ça d'habitude, désolé." s'excusa Mike.

"Ça va, t'inquiète." répondis-je, encore étourdi par ce qui venait de se passer.

Mike et moi restâmes assis en silence pendant un moment, finissant tous deux nos bières. Après quelques temps, il se tourna vers moi, "Merci pour la bière mec, je serai barman ici demain, passe si tu as le temps."

"Certainement, l'ami." lui dis-je. "Je vais comprendre ce qui s'est passé."

"Ce qui s'est passé ?"

"Lorsque tu m'as vu la première fois, il s'est passé quelque chose. Écoute, je sais que je suis défoncé, mais pas au point de perdre la tête. Je sentais quelque chose dans l'air, il y a quelque chose qui cloche ici, sur l'Île, et je dois trouver quoi."

Mike finit la dernière gorgée de son verre, me regarda droit dans les yeux, mi-inquiet et mi-encourageant, "Hé bien, bonne chasse mon ami, tu me raconteras ça demain ici. Si tu trouves quelque chose, ça m'intéresse."

"Ça marche. Je crois que je vais retourner chez Harry l'Hawaïen pour prendre un autre Lait de Bison."

"Ça me semble être une bonne idée, évite peut-être les allées au cas où ?" blagua Mike.

"Ah ça, je ne vais pas sortir de la Grand'Rue !" répondis-je.

Nous nous serrâmes la main en nous séparant sur la Grand'Rue. Il remonta la pente vers les profondeurs de la ville. Je repris ma route en direction du bar d'Ornelas, à travers l'air chargé de brouillard qui planait encore comme le goût d'une respiration usée.

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