L'Île Chapitre 3

L'Île

"J'ai trouvé la sérénité, elle existe sur le verre ondoyant d'une mer calme."


Chapitre 3
Récréation

Je sortis de ma chambre et m'engouffrai à nouveau dans les couloirs et les escaliers de l'hôtel labyrinthique. Je finis par repasser devant la réception. Mes hommages à Greg se trouvaient quelque part entre "Bonne nuit" et un charabia incompréhensible. Je sentais que ma tête était loin, très loin, une sensation des plus agréables. Les choses que je pensais voir se produire devaient être disséquées et analysées avec prudence avant de pouvoir s'assurer de leur validité. C'était habituellement un très bon signe annonciateur du fait que les prochaines heures allaient grouiller de suranalyses et d'observations prudentes, ce qui, pour être tout à fait honnête, constituent deux de mes passe-temps favoris.

Je sortis dans la lumière du début de soirée et retournai à la Grand'Rue. Six heures venaient de sonner, et l'avant-dernier bateau vers le continent n'allait pas tarder à partir. Je commençai à réaliser la différence saisissante entre l'île à laquelle j'étais habitué et celle dans laquelle je me promenais désormais. Je me rappelais être venu en visite il y a une bonne décennie, pendant mes meilleurs moments d'un été avec une fille, que je pensais être celle avec qui j'allais me marier, du moins à cette époque. Mais elle avait brisé mon cœur et était plutôt devenue cette mythique "personne qui est partie". Hélas, c'est une histoire pour une autre fois. Je me souvenais de la chaleur du soleil d'été, une fin d'après-midi, des boutiques bondées et des ruelles de la ville qui grouillaient de monde. Je me souvenais d'enfants qui chahutaient dans les vagues déferlant près du bord du trottoir sablonneux de la Grand'Rue. Je peux encore imaginer les masses agglutinées des bateaux qui se battaient les uns avec les autres pour trouver une petite place dans le port. Il y avait une énergie qui regorgeait d'"été" et d'"amour". Ces thèmes étaient les immanquables points focaux d'une visite sur l'Île en cette fin du mois d'août. Partout, des jeunes femmes en robes d'été accompagnées d'hommes en bermuda sirotaient des breuvages, levaient leur verre au bon temps, et se régalaient de la cuisine d'innombrables restaurants. L'été apportait à la ville une vie et une vitalité tout à fait spirituelles.

Alors que la septième heure du soir approchait, le village au creux de l'hiver offrait un paysage extrêmement différent. La Grand'Rue était vide, excepté quelques vagabonds solitaires comme moi. Dans les ruelles annexes, on pouvait voir un groupe éparse d'autochtones qui se dirigeaient vers les troquets locaux. Les sables étaient immaculés, comme si personne n'y avait posé le pied des semaines durant. Nulle trace de pas, pas un chat gambadant vers les eaux désormais glaciales. Le port était vide, avec ses quais ouverts à tous les vents, suppliant presque qu'un marin s'y amarre. Le soleil estival de fin d'après-midi n'était plus une option. Le crépuscule hivernal tombait rapidement sur la ville côtière. Le village portuaire avait quelque chose d'étrange. Il était situé de façon à faire directement face à la mer orientale, avec des falaises abruptes à l'ouest. On pouvait donc en déduire que les résidents ne voyaient jamais vraiment le soleil se coucher. Ce manque de finalité de la fin de journée contribuait à une vie nocturne qui, bien que réduite, recelait une vigueur cachée qui était sur le point d'exploser à chaque instant. Je choisis de me diriger vers un des bars de la Grand'Rue où un groupe d'autochtones se rendait également pour boire un verre.

Il s'appelait Harry l'Hawaïen, un bar Tiki, petit mais bien décoré, situé à mi-chemin entre mon hôtel et le quai des ferries, plus loin sur la Grand'Rue. Il y avait quelques clients éparpillés sur les petites tables décorées de motifs floraux luau, de petites statuettes tiki et des chapeaux de paille. Je reconnus rapidement la famille que j'avais croisée sur le bateau et fis donc un signe de tête au patriarche, trouvant là une certaine solidarité dans le fait que nous étions quelques-uns des rares à être venus ici pour vivre l'expérience insulaire hivernale. Je m'assis au seul tabouret de bar inoccupé et demandai la carte au barman. Il s'exécuta et je me réjouis de voir que cet endroit servait ce qui ne pouvait être décrit que comme la boisson typique de l'Île, le "Lait de Bison", que l'on appelait ainsi pour une raison tout autant étrange qu'unique.

Alors, ce qui s'était passé… Il y a bien des années de cela, lorsqu'on appelait encore les films des "films parlants" et que la toute jeune industrie cinématographique de l'autre côté du bras de mer devait tourner des films sur le Far West, il était en fait plus économique de transporter des dizaines de bisons (non-natifs) sur l'Île que de tourner ailleurs dans leur habitat naturel sur le continent. Au cours des années suivantes, la population de bisons explosa, amenant l'Île au bord de l'effondrement écologique. Cependant, avec l'aide d'une riche famille, les autochtones parvinrent à réduire leur nombre. Les bisons devinrent une attraction touristique privatisée par la famille qui possédait désormais l'Île. La boisson elle-même était un merveilleux mélange de café, de rhum et de noix de coco. C'était une splendide addition sensorielle à mon état déjà proche de la transe.

Je conversai avec le barman quelques temps en savourant ma concoction. Son nom était Ornelas. Il s'avéra être le gérant de ce bar et cela faisait sept ans qu'il vivait sur l'Île. Je lui demandai comment il en était à venu à vivre sur l'Île, et il me répondit la même chose que la plupart des gens en ville.

"Ils viennent proposer un petit contrat avec un resto, un chantier, ou une boîte de tourisme, souvent associée de près ou de loin avec la Famille. Puis vous restez, tout simplement."

Il poursuivit son explication, "le loyer est surprenamment bas, et la Famille Wakefield subventionne presque toutes les autres charges. C'est juste plus facile de vivre ici."

"Donc les gens viennent au début juste pour une courte période, mais finissent tous par rester ?" demandai-je.

"C'est à peu près ça, je ne sais pas trop comment."

La boisson à moitié consommée commença à faire sentir à mon corps à quel point il était affamé. Je demandai à Ornelas, "Où me conseilleriez-vous de manger un morceau ?"

"À cette heure ?" demanda-t-il, en répondant "La Cabane à Crabes. Surtout si vous voulez manger des fruits de mer du jour même."

Cela semblait appétissant, et tout à fait dans l'esprit de l'Île. Je finis mon cocktail en quelques gorgées, et juste avant que je ne me lève de mon siège, le cor de brume du dernier ferry pour le continent mugit. Du seuil, on pouvait voir le bateau sortir à petite vitesse du port. Tandis que le navire s'éloignait, une lente masse brumeuse se forma à sa place. Le brouillard tomba sur la ville. Un portail de brume inter-dimensionnel apparut dans l'entrée de chaque établissement assez aventureux pour proposer des libations à une populace locale désireuse de se distraite de ce style de vie distinct, distant et isolé qui avait été conçu de façon si unique. Le monde en-dehors de chaque établissement disparut dans le néant, comme l'avait fait le monde entier lorsque j'étais arrivé pour la première fois sur l'Île.

Je traversai le seuil du bar d'Ornelas et entrai dans le brouillard qui s'épaississait de plus en plus. Le réseau étant inexistant, j'utilisai une carte de l'Île sur la Grand'Rue qui se tenait, fière et droite, sur un grand panneau afin de trouver la Cabane à Crabes. Le restaurant se trouvait un peu plus loin en direction du port, dans l'une des rues annexes, à deux pâtés de maison de l'Hawaïen. Après une brève marche, j'arrivai pour trouver un bâtiment à l'extérieur minimaliste, à la porte rouge avec sept hublots de chaque côté. Toute l'esthétique du bâtiment était dans un thème nautique. J'eus quelques difficultés à ouvrir la porte, et en entrant, le restaurant entier s'arrêta une fraction de seconde pour me regarder avant de reprendre leurs conversations. Je me sentis comme un virus entrant dans son hôte, examiné par une armée de globules blancs. Une petite femme en uniforme de serveuse se dirigea vers moi et me demanda si d'autres personnes viendraient dîner avec moi. Je lui répondis que non, une table pour une personne suffirait. Elle m'escorta vers une petite table dans un des coins, près d'un des hublots par lequel je pouvais voir le brouillard qui obscurcissait lentement la rue. Je commandai un repas copieux consistant en une mélodie de fruits de mer et savourai un verre de vin décent. Au milieu de mon repas, je prétendis devoir aller me laver les mains. Je me retrouvai dans les toilettes et pris une autre petite demi-feuille de mon papier chargé de substances. Tandis que je finissais mon repas et réglais l'addition, mon esprit commença à saisir à quel point le goût de l'air de cette ville était étrange et particulier.

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