Les Péchés de la Mère

Le Seigneur Dieu dit à la femme : "Qu’as-tu fait là ?" La femme répondit : "Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé"

– Genèse 3:13



Hawwah se réveilla, les poumons brûlants alors qu'elle haletait au milieu des cendres. Arrachée de la paisible pénombre qu'était la mort, son esprit lutta pour comprendre son environnement, alors même que ses blessures criaient à l'agonie, alors même que sa silhouette nue tremblait sous le vent froid.

Le choc d'être en vie engourdissait les souvenirs du destin tragique apporté à sa famille, à son peuple, mais par-dessus tout, elle pleura en se remémorant leur massacre, ses gémissements affligés parcourant les terres carbonisées qui étaient autrefois le Jardin. La puanteur de l'herbe brûlée et de la chair emplissait son nez alors qu'autour d'elle les arbres calcinés et les cadavres mutilés des Gens de la Vallée faisaient écho à ses cris, la terre cendrée buvant voracement ses larmes comme si elle espérait retrouver sa fertilité, comme si quelque chose pouvait encore pousser ici…

Mes enfants, mes enfants…

Hawwah sanglota sous les cieux indifférents, teintés de gris par les nuages de fumée et de poussière qui couvraient la Vallée autrefois luxuriante. Elle se griffa, ses doigts faisant couler du sang sur son visage, sur sa poitrine. Importait-ce qu'elle saignât ? Quelles blessures pouvaient être plus profondes, douloureuses que celles creusées dans son âme par ses propres fils ?

Hevel, ma fierté, qu'est-tu devenu ? Comment as-tu pu amener tant de souffrances sur nous ? Le sang de ton père, le sang de tes frères… déversés et donnés aux sombres dieux de Daevon…

Les souvenirs des crimes de son fils bien-aimé furent comme une lame transperçant son cœur. Hevel ben Adam avait été, depuis l'heure de sa naissance, la joie de sa mère, un garçon aussi pur de cœur que fort de volonté et de corps, un héros né parmi le Peuple de la Vallée, un champion pour les défendre contre les forces maléfiques au-delà du Jardin. Aimé de ses parents et de son peuple, son meurtre des mains de son propre frère fut pleuré, et même si son âme avait retrouvé son corps, son séjour aux pays des morts avait assombri son comportement.

Et maintenant, le champion qui était doux malgré sa force divine, le héros qui ne brandissait son épée que pour défendre son peuple, était revenu de sa campagne contre les hordes des Daevas, contre la fureur du Roi Écarlate, non en triomphant, mais en commandant l'armée destructrice. L'homme qui avait été Hevel n'était plus, dévoré par Ab-Leshal le Boucher, le démon qui, dirigeant les légions de guerriers et de monstres Daevas, avait dévasté le Jardin et massacré son propre peuple.

Alors qu'elle se lamentait, Hawwah réalisa qu'elle ne savait pas ce qu'il était advenu de ses autres enfants, Qayin l'exilé et l'humble Seth, mais son cœur ne plaçait aucun espoir en leur survie. Qui aurait-pu survivre à un désastre comme celui-ci ?

Autour d'Hawwah, les braises de la désolation d'Ab-Leshal, des arbres morts et des cadavres brisés jonchaient le sol couvert de cendres. Chaque trace de vert avait été rayée de la terre, tous les animaux et tous les oiseaux avaient été tués ou avaient fui devant l'avancée des Daevas. Les huttes du Peuple de la Vallée, se comptant autrefois par dizaines s'étaient effondrées, de la fumée s'élevait des restes brûlés des maisons et des corps des habitants ; aucune pierre ne demeurait sur une autre. Au loin, les automates de bronze et les défenses que Seth avait construits gisaient, brisés, les servants du Roi Écarlate avaient mis fin à leur garde. Même la grande rivière qui avait béni la terre de sa fertilité avait disparu, son lit asséché, à l'exception de quelques flaques d'eau empoisonnée.

Le Jardin, maison et paradis du peuple d'Hawwah, n'était plus. Ses enfants étaient morts ou servaient les Daevas, et Adam, l'homme qu'elle aimait, était mort dans ses bras avec une des dagues d'Hevel dans son cœur.

Et pourtant, elle était là, ses blessures guérissant lentement et son âme arrachée des Halls des Frères. Elle était en vie… mais pourquoi?

Pourquoi ?

Ce mot s'attarda sur ses lèvres même si elle savait qu'elle n'aurait pas de réponse, et son cœur brûla de cette question alors qu'elle levait ses bras vers les cieux, alors qu'elle pleurait de douleur et enrageait contre les dieux, contre le Tout-Puissant qui les avait abandonnés, elle et son peuple, et lui refusait le droit à un paisible oubli.


Pourquoi ?

Pourquoi ?


Pourquoi ?



Tandis que le soleil s'élevait de derrière l'horizon, Hawwah essuya la sueur de son front, ses bras et son dos douloureux d'une journée et une nuit de labeur, creusant dans la terre molle et cendreuse avec les outils qu'elle avait façonnés des automates de bronze de Seth. Presque trois cent corps gisaient dans le trou devant elle, leur yeux vides et leur peau pâle épargnés par les charognards, trop effrayés par la source de ces cadavres pour oser festoyer d'eux.

Hawwah ne pouvait pas les blâmer. Alors qu'elle commençait à retourner la terre dans le trou, elle pensa au nombre de corps qu'elle avait mis à cet endroit, méconnaissables, démembrés par les lames de ténèbres d'Ab-Leshal ou horriblement déformés par la magie noire des prêtres-sorciers Daevas… ou à moitié dévorés par les hordes cannibales qui constituaient le pilier de l'empire Daevite.

Pour ceux qu'elle reconnaissait, son cœur se brisait un peu plus à chaque fois qu'elle les descendait dans la fosse commune : beaucoup étaient de jeunes hommes et femmes, tout ce qu'il restait de l'armée que son mari et Seth avaient assemblé pour défendre la Vallée. Pour eux, ils étaient la dernière ligne de défense contre les envahisseurs venus de l'Est ; pour elle, ils étaient bien plus : ils étaient les nouveaux-nés qu'elle avait aidés à mettre au monde, les enfants qui avaient joué et ri avec les siens à l'ombre des Deux Arbres.

Les Deux Arbres - avaient-ils survécu ? Leurs anciens troncs avaient-ils résisté à la marée des Daevas ? Et qu'en était-il de leurs gardiens ? Peut-être que même les dieux comme eux n'étaient pas de taille contre les hordes noires.

Hawwah décida de vérifier. Elle finit d'enterrer son peuple et, avec un soupir triste et résigné, dirigea ses pas vers le centre du Jardin, l'endroit où elle et Adam avaient rencontré les gardiens pour la première fois, la colline où les Deux Arbres se tenaient côte-à-côte.

Des cendres aux cendres, de la poussière à la poussière.

Elle n'en parlerait jamais, elle ne le confesserait jamais à voix haute, mais elle ressentit un vague sentiment de paix à la vue des corps des membres de son peuple ; excepté celui d'Adam, aucun des cadavres qu'elle avait enterrés n'étaient ceux des êtres qu'elle aimait, aucun n'appartenait à ses fils. Peut-être, pensa Hawwah, que ses enfants avaient échappé à la destruction du Jardin. D'un autre côté, frémit-elle, les Daevas étaient connus pour faire des prisonniers pour leurs fosses aux esclaves, pour s'en nourrir et pour leurs cruelles expériences.

Peut-être que le destin s'était abattu sur Qayin et Seth, comme il l'avait fait pour Hevel et elle, un destin bien pire que la mort.


Si Hawwah avait encore des larmes, elle aurait pleuré plus tristement encore à la vue de ce qui couronnait à présent la colline au cœur du Jardin.

L'Arbre de la Vie avait disparu, laissant un trou comme une blessure là où il se trouvait avant. Les troupes Daevas, sans doute informées de la nature de l'Arbre par leur général Ab-Leshal, l'avaient emporté vers leur capitale comme leur prisonnier le plus précieux. Les Matriarches de Daevon devaient déjà être en train de le violenter, cherchant à en apprendre ses secrets pour étendre encore plus l'Empire sur Yesod.

De l'Arbre de la Connaissance ne restait qu'un cadavre calciné, ses branches noircies s'élevant vers les cieux comme des hommes se noyant cherchant de l'aide. Toutes les bibliothèques du monde en train de brûler n'auraient pas été aussi tragiques que la perte de cet Arbre et de son fruit, transformés en cendre dans le sillage du Roi Écarlate.

Hawwah se laissa tomber à genoux alors que la tragédie la submergeait finalement. Elle était seule, son peuple était mort ou asservi, sa maison réduite en cendres, et les Arbres, la dernière étincelle d'espoir dans son monde, n'étaient plus. Elle sanglota, mais il ne lui restait plus aucune larme à pleurer, alors elle se balança doucement, ses gémissements mourant dans sa gorge.

Elle ne sut pas pendant combien de temps elle resta là, ne se souciant pas du passage du jour à la nuit et inversement. La pluie vint, puis s'en alla, et pourtant elle était agenouillée là, son corps tremblant sous le déferlement des éléments, refusant de bouger même si le vent la glaçait jusqu'aux os. Pourquoi prendre la peine de chercher de la nourriture ou un abri ? Tout était cendres, tout était perdu.

Hawwah.

Cette voix…

La femme leva sa tête, les yeux affolées tandis que son engourdissement l'abandonnait. Avec beaucoup de difficulté, elle se leva et marcha, chacun de ses pas la rapprochant du cadavre brûlé de l'Arbre de la Connaissance, la source de la voix qui appelait son nom, une voix qu'elle connaissait mieux que personne, car c'était à elle qu'il s'est adressé pour la première fois, c'est à elle qu'il a chuchoté ses secrets pour la première fois. Elle. Hawwah. La Première Femme.

Hawwah.

La voix était un murmure dans le vent, un sifflement de pages tournées. Ça sentait les livres vieux et verts, l'encre et les parchemins. C'était ancien, plus vieux que l'Humanité, plus vieux que le monde… ancien, et infiniment triste.

Hawwah.

Hawwah atteignit l'Arbre de la Connaissance, et caressa sa carcasse pétrifiée. Lentement, ses doigts glissèrent le long de son tronc primordial, un témoin millénaire après millénaire, jusqu'à ce qu'elle s’agenouillât à nouveau sur le sol, ses mains se serrant au-dessus des anciennes racines qui ancraient le vénérable Arbre.

Ici, enroulé au travers et autour des racines noueuses de l'Arbre de la Connaissance, sa forme se déplaçant et se contorsionnant sans cesse, une créature aux écailles vertes se mis à la fixer avec des yeux jaunes plein de regrets.

"Nahash…" chuchota Hawwah, le vrai nom de la créature se répercutant à travers la vallée désolée tel la foudre.

Bonjour, ma vieille amie, dit le Serpent, agitant sa langue fourchue. Nous avons beaucoup à pleurer, toi et moi.


Ils parlèrent pendant des heures, la Femme et le Serpent. Nahash donna à Hawwah des larves des racines de l'Arbre, et la laissa boire la rosée formée sur ses écailles. Tout ce temps, la Femme le questionna, s'enquérant auprès du Tout-Puissant du destin de son peuple et de son monde. Elle apprit la fuite du Serpent vers la Bibliothèque des Vagabonds, et l'incendie de son Arbre ; elle frémit d'horreur devant le destin de ceux qui avaient été entrainés enchainés vers Daevon, et pria pour le salut de leurs âmes dans les ténèbres calmes de l'au-delà. Mais ce qu'elle désirait plus que tout était de connaître le sort réservé à ses trois fils.

Daevon est en flamme alors que nous parlons, dis le Serpent. Ab-Leshal le Boucher a mis la capitale à genoux, et bientôt l'Empire décapité sera en proie au chaos, renversé par ses propres esclaves, consumés par la Chair de leur propre haine. L'âge des Daevas touche à sa fin.

"Donc il reste un peu d'Hevel en lui," murmura Hawwah, une brève prière se forma sur ses lèvres pour que n'importe quel dieu ait pitié de lui et lui offre un moment de clairvoyance au milieu de sa corruption. "Qu'advendra-t-il de lui ? Sera-t-il-"

Consumé, répondit Nahash tristement. Il est trop tard pour lui maintenant. Son esprit sera enveloppé dans les ténèbres même s'il abat les dieux de Daevon. Il sèmera la mort dans cent nations avant d'être enfermé, sa tombe enterrée sous le désert et laissée à l'abandon.

Hawwah baissa ses yeux et son cœur s’alourdit.

"Qu'en est-il de mon pauvre Qayin exilé ? Qu'en est-il du bon et tendre Seth ?" demanda Hawwah, une faible lueur d'espoir peinant à émerger du désespoir qui étreignait son âme.

Ils sont en vie, mais plus loin que tu ne peux imaginer. Qayin est condamné à errer, à parcourir la Terre jusqu'à ce que le soleil s'éteigne. Ne pleure pas sur son sort ; aucun mal ne lui sera jamais fait. Seth est parti vers l'Ouest, accomplissant les desseins du Tout-Puissant. Sa mission est dangereuse, mais il n'est pas sans amis.

Alors mes enfants sont tous partis, pensa Hawwah d'un air abattu. Elle baissa la tête devant le Serpent, le remerciant pour lui avoir apporté un semblant de paix. Ses enfants pouvaient être perdus, éparpillés aux quatre vents, corrompus au-delà de tout salut, mais au moins ils étaient en vie. Peut-être, l'espérait-elle, reviendront-ils un jour au lieu de leur naissance, le Jardin de leur enfance, et sèmeront la vie à nouveau. Peut-être.

"Et toi, Nahash ?" demanda finalement la Femme. "Où étais-tu passé ? Et où est ta sœur, la gardienne de l'Arbre de la Vie ? A-t-elle fui avec toi ? Va-t-elle revenir ?"

Mais le Serpent ne répondit pas. Une grande ombre de honte se glissa sur son visage et il détourna le regard.

"Nahash…?" dit Hawwah d'une voix pleine de terreur et de colère. "Où est-elle ? Où est la Voix Qui Parle Pour Dieu ? Où est Hakhama ? Réponds-moi, Serpent !"

Brisée, murmura enfin le Serpent, un sifflement lugubre qui se perdit presque parmi les racines de l'Arbre mort. Ils l'ont mise en pièces alors que je fuyais, lui ont arraché les membres un à un, lui ont retiré son cœur et ont brisé son crâne. Puis ils l'ont emportée, ainsi que l'Arbre de la Vie, une Déesse Brisée pour couronner leur butin de guerre. J'aurais dû rester, essayer de la sauver… mais l'Arbre de la Connaissance brûlait, et j'avais peur…

Une autre mort, une autre perte.

Hawwah savait que les dieux ne mourraient pas, qu'ils survivaient toujours sous une forme ou une autre, mais qu'est-ce qu'était l'éclatement de la Machine-Déesse, sinon la mort ? Le Jardin avait perdu plus que simplement son peuple et sa luxuriance : il avait perdu une partie de son essence en Hakhama ; il avait perdu une partie de son âme.

"Pourquoi ?" demanda Hawwah, répétant la question qu'elle s'était posée en se découvrant toujours en vie. "Pourquoi la prendre ? Pourquoi Hakhama, pourquoi l'Arbre de la Vie et pas… pas… ?"

Et pas moi, ou l'Arbre de la Connaissance, ponctua le Serpent sombrement. Je me suis posé la même question encore et encore, par culpabilité et par honte. Mais la réponse est aussi terre-à-terre que possible : l'Arbre de la Vie offre l'immortalité, l'Arbre de la Connaissance…

"Seulement la tristesse," conclut Hawwah, se souvenant de ce que le fruit de l'Arbre avait fait à l'esprit de son pauvre Qayin, comment il l'avait empli de terreur et de désespoir, comment il l'avait conduit à… à assassiner un membre de sa propre famille. Elle sentit quelque chose brûler en elle, l'injustice, la cruauté de son sort et de celui de son peuple bouillonnant enfin dans son cœur. Elle essaya de le contenir, de le garder à distance, mais le déluge de colère sortit finalement de sa bouche, ses yeux fixant l'être vert qui rampait sur le sol devant elle.

"Lâche…"

Hawwah, s'il te plaît…

"Lâche !" cria-t-elle à pleins poumons. "Lâche ! Monstre ! Menteur ! Tu m'as séduite avec ta connaissance interdite ! Tu as empoisonné l'esprit de mon fils avec tes promesses, avec tes mensonges ! Ils se sont entre-tués à cause de toi ! Tout est de ta faute ! Tu devais nous enseigner le bien, nous protéger nous et les Arbres du mal ! Mais tu as fui ! Tu nous as laissé mourir, périr avec la sœur que tu disais aimer ! Tu n'es pas un sachant, un ami pour nous ! Tu es un traître, un imposteur, un Adversaire !"

Des larmes ardentes coulèrent sur son visage, laissant des traces dans la saleté de ses joues. Son corps tremblait de chagrin et de rage. Alors qu'elle avait eu auparavant de la gratitude pour le gardien de la Connaissance, elle ne ressentait maintenant rien d'autre que de la fureur. Elle désira éradiquer Nahash, écraser sa silhouette amoindrie entre ses talons, mais quelque chose dans son âme l'en empêcha. Était-ce la peur de se faire mordre en représailles ? Les remords de ne pas avoir pris ses secrets à la place de Qayin ? Ou était-elle, comme le Serpent, devenue attirée par la Connaissance, désespérée d'en savoir plus ?

"Tous mes enfants ont été tués ou exilés," se lamenta finalement la Femme. "Tout mon peuple est mort de leurs mains, ma maison réduite en cendres. Je n'ai plus d'enfant, plus de peuple, plus de maison. Et pourtant, tu es là. L'un des deux dieux, qui revient sur cette terre en ruine. Pourquoi, Nahash ? Pourquoi revenir ici, le lieu de ta plus grande honte ?"

Les dieux sont en exode, répondit le Serpent. Sa voix était amère. Les serpents peuvent-ils pleurer comme les hommes ? Tous, des plus puissants des Titans jusqu'aux plus petits esprits de maison. Je dois les guider à travers la Bibliothèque, sur les branches de l'Arbre Monde ; telle est la tâche qui m'a été imposée par le Tout-Puissant. je suis venu pour dire au revoir.

"Les dieux s'en vont… Mais, pourquoi ? Avons-nous fait quelque chose qui les a offensé ? Est-ce leur jugement ?"

Un Grand Déluge se prépare, Hawwah, celle qui effacera toute magie de la Terre. Le premier âge des Hommes, l'âge des Daevas, seront oubliés, comme vous avez oublié les Enfants de la Nuit avant vous, comme ils ont oublié les Fae avant eux. Il n'y a pas de place pour les dieux dans un monde sans magie, et c'est pourquoi ils s'en vont ; vers l'Olympe, vers Asgard, jusqu'à ce que l'heure de leur retour vienne.

"Mais… mais nous-"

Ce n'est pas une punition, mon amie, ou un jugement divin pour les péchés du genre humain. C'est une chose nécessaire. Au moment où nous parlons, une autre ombre s'élève à l'Est, que même les Daevas ne pourront jamais espérer vaincre. C'est l'ombre de ceux qui façonnent la Chair, une force qui menace toute vie à Yesod. Les Hommes vont la combattre, oui, de Memphis à Gyaros, avec de grandes machines et de la magie ancienne, avec l'épée d'Horus et le foudre de Zeus, mais même la fière Crête et la puissante Égypte ne feront pas le poids face à ces monstres, face au réveil d'Adytum. Seul le Déluge pourra les anéantir, et seulement à ce moment, les Hommes pourront tracer librement leur route.

Hawwah était silencieuse. Seuls le vent et les ondulations du Serpent venaient troubler la tranquillité du Jardin. Le monde qu'elle connaissait, le monde où elle était née, où elle avait vécu et ri et souffert et aimé et péri… il allait prendre fin, et un nouveau monde sans souvenir de l'ancien naîtrait, un monde où la magie serait cachée, où personne ne se souviendrait qu'elle et son peuple aient un jour existé.

Toutes ses questions, toute la souffrance qu'elle avait enduré, toute la peur et la colère qu'elle avait subi… tout cela ne signifiait rien… rien du tout…

Il ne lui restait plus que deux questions à poser à présent.

"Pourquoi suis-je en vie ? Et que dois-je faire ?"

Le Serpent déroula son corps des racines de l'Arbre, rampant sur le tronc noirci jusqu'à ce que ses yeux soient au même niveau que ceux d'Hawwah.

Je ne connais pas la réponse à la première de tes questions. Je ne sais pas s'il s'agit des desseins du Tout-Puissant, ou une simple faille dans la Création. Cela pourrait avoir un sens, mais aussi pas du tout. Je t'implore de ne pas trop t'y attarder. C'est la dernière question qui importe, après tout.

Les yeux de Nahash brillaient dans la lumière du crépuscule ; le soleil commençait à disparaître derrière les montagnes. Pour Hawwah, une telle vue signifiait autrefois une journée bien vécue, une journée à servir le Tout-Puissant, à aimer Adam et leurs enfants. Mais à présent… à présent elle ne lui apportait que misère et nostalgie.

Le monde est sur le point d'être purifié, Hawwah. C'est un nouveau départ. Pour la vie, pour les Hommes… Peut-être en sera-t-il de même pour toi. Mes échecs et les échecs des autres ne sont pas les tiens ; tu n'as pas à être punie pour les péchés des Hommes et des dieux. Si tu souhaites encore mon conseil, je t'accorde cette sagesse : prends un nouveau départ, comme le monde, et vis ta vie en toute tranquillité.

Le Serpent rampa plus haut dans l'Arbre de la Connaissance, ses écailles reflétant les rayons du soleil couchant. il continua de grimper jusqu'à atteindre les branches les plus hautes du vieil Arbre.

Mon heure est proche, Hawwah. Je dois partir. Si tu le souhaites, je peux t'emmener dans la Bibliothèque. Tu y trouveras un peu de réconfort pendant que tu choisiras ton chemin. J'aimerais t'offrir plus, mais c'est ma pénitence de savoir et ne pas intervenir.

Hawwah le fixa silencieusement. Les mots moururent dans sa gorge avant qu'elle ait pu les prononcer, son cœur était las après tant d'épreuves, après tellement de souffrances. Quelles options avait-elle sinon rester ici, au milieu de rien, ou partir vers l'inconnu, en suivant le Serpent ? Était-ce tout ce qu'il lui restait ? La mort ou l'abandon ? Elle était seule, et peu importe la voie qu'elle choisissait, elle resterait seule.

Non, il devait y avoir un autre chemin, une autre façon pour elle de traverser cela. Le Serpent ne savait pas ce qui l'attendait, ce qui attendait l'Humanité, mais peut-être… peut-être qu'elle pouvait savoir, peut-être qu'elle pouvait entrevoir le futur, et voir quel destin lui était réservé, si seulement…

Enfin, la réponse lui apparut, et les yeux de la Femme s'illuminèrent d'une détermination nouvelle.

"La Connaissance n'a apporté, à moi et à ceux que j'aime, rien d'autre que le chagrin," dit-elle. "Ce fut la mort de ma terre, le fléau de mon peuple. Mais la connaissance peut encore m'être utile, pour me tracer mon propre chemin dans ce monde, et l'emprunter. Regarde-moi, Adversaire : je suis Hawwah, Première et Dernière Femme du Peuple des Deux Arbres. Regarde et accorde-moi la Connaissance la plus interdite, la Connaissance des Choses à Venir, la Connaissance de ce qui pourrait arriver ou de ce qui n'arrivera jamais. C'est ce que je te demande, Ancien Imposteur, Prince des Mensonges. Rachète-toi de ta couardise, à moi si ce n'est à personne d'autre."

Le corps de Nahash se déroula, sa tête descendit de l'Arbre de la Connaissance comme la première fois où il avait parlé à Hawwah. Il la fixa avec de la douleur dans les yeux, et parla à nouveau avec une voix ancienne et pleine de regrets.

Ce que tu me demandes a un prix, Première Femme. C'est la Connaissance que j'ai juré de ne jamais accorder à un Homme ou à un dieu, car elle apporte l'agonie à ceux qu'elle touche. C'est le fardeau que je dois porter, depuis l'aube des temps ; ce n'est pas un cadeau à offrir, mais une malédiction.

"Je suis déjà maudite, Serpent," répondit Hawwah d'un air de défi. "Ma vie a pris fin avec celle d'Adam, mon cœur est déchiré et divisé entre mes fils. Je suis en vie, mais uniquement parce que le Tout-Puissant me refuse le droit de mourir, de laisser mes os reposer avec ceux de mon peuple. Je pourrais parcourir le monde pour toujours sans repos, comme mon fils aîné ; je pourrais devenir un messager de la mort et de la misère, comme ma progéniture cadette ; ou peut-être suis-je censée apporter de l'espoir à ce monde, comme Seth, mon plus jeune enfant. Quel que soit mon chemin, quelle que soit ma destinée, je suis maudite à la vivre seule, et il en sera donc ainsi. Donne-moi cette Connaissance, et j'en ferai ce que je voudrais."

Le Serpent hésita un instant, car la Connaissance que Hawwah demandait faisait rage dans son esprit. L'avenir qu'il entrevoyait n'avait aucune importance ; pour elle, ils ne signifiaient qu'amertume et douleur. Mais la Femme avait fait son choix, et Nahash le Serpent savait qu'aucun autre ne pouvait l'assouvir. Une prière avait été adressée au dieu honni du Jardin, et elle serait exaucée.

Je ne peux pas te promettre que cette Connaissance t'apportera la paix. L'avenir n'est pas destiné à être connu des hommes ou des dieux. Mais c'est le chemin que tu as décidé d'emprunter ; toi, et toi seule, décideras quoi faire de mon présent maudit. C'est un poison–

Le Serpent attaqua sans prévenir, ses crochets se plantant profondément dans la poitrine d'Hawwah, dans son cœur battant.

–et il doit être conféré comme un poison.

Avec un sifflement, Nahash recula dans les branches de l'Arbre, et regarda le visage d'Hawwah pâlir. La Femme eut à peine le temps de comprendre ce qui se passait avant qu'une douleur sans pareille ne la fasse trébucher, le poison du Serpent se répandant déjà dans son corps. Elle essaya de regarder le visage vert de Nahash, et de lever vers lui un doigt accusateur, mais la sensation de brûlure, d'écorchement, d'yeux arrachés et d'os brisés était trop forte pour qu'elle puisse la supporter. Elle trébucha à nouveau, et s'effondra au sol, se tortillant quelques secondes avant de cesser tout mouvement.

Nahash le Serpent, l'Ancien Imposteur, l'Adversaire, regarda tristement la créature sale, émaciée, nue qui gisait au pied de l'Arbre de la Connaissance. Il n'espérait pas que cela lui permette d'expier ses fautes, mais son cœur implora le Tout-Puissant que cela ait au moins ouvert à Hawwah le chemin qu'elle recherchait. Son avenir ne sera peut-être pas heureux, mais il pourrait lui permettre de tourner la page.

Il était l'heure de dire au revoir.

Il goûta une dernière fois l'air du Jardin à l'aide de sa langue fourchue, de vieux souvenirs flottant dans le crépuscule. Il y avait des souvenirs de luxuriance et de paix, de rires d'enfants et de la compagnie de sa sœur, d'une époque meilleure, d'un monde meilleur. Il réfléchit à tout cela, puis s'en alla.

Alors que le soleil se cachait derrière l'horizon, le Serpent prit sa propre queue dans sa bouche, un cercle parfait au-dessus de l'Arbre mort de la Connaissance. Un flash de lumière verte, et il était parti, vers la Bibliothèque, vers sa pénitence.

Le Jardin avait appartenu au Serpent… mais plus maintenant.


Sur le sol, Hawwah dormait d'un sommeil agité, son esprit et son cœur ployant sous le poids du cadeau maudit du Serpent. Elle lutta, essayant de ne pas se noyer dans l'immensité de sa nouvelle Connaissance, essayant de ne pas se perdre dans l'infini. Elle suffoqua, pour s'accorder un répit, mais le poison ne la laissait pas faire surface, ses bras s'agitant désespérément face à cette terrible marée. Finalement, sa volonté l'abandonna, et la mer noire de la Connaissance l'engloutit toute entière.

Des visions défilèrent devant ses yeux alors qu'elle sombrait, une infinité de chemins s'ouvrait à elle, les nombreuses destinées de la Création s'enfonçant dans son âme. Était-ce des vues de choses qui devaient arriver ? Ou de futurs qui ne se réaliseraient jamais ?

Elle vit le Déluge et le Voile, l'occultation de la magie, l'avancée de la raison, l'oubli de l'Ancien Monde. Devant elle se déroulait la marche du progrès, l’expansion et la chute d'empires par la force de l'épée et d'un nuage champignon, la profanation de la nature, la persécution des masses.

Elle vit les larmes sur le Voile, les merveilles et les monstres qui les versaient, et les épreuves de ceux qui voulaient les enfermer. Elle apprit la perpétuation des Daevas à travers leur livre impie, et les cauchemars que leur réveil provoquerait.

Ses yeux se posèrent sur un millier de futurs où le Voile tombait, où la magie revenait dans le monde. Certains étaient beaux et pleins d'espoir, d'autres étaient terrifiants et emplis de malheur.

Elle vit une époque où les secrets de la magie furent dévoilés à l'Humanité avant qu'elle ne soit prête, où les puissants s'empressèrent de monter leurs abominations les unes contre les autres, menés par une méfiance inébranlable. Les Hommes et les Fae s’annihilèrent mutuellement dans un holocauste de feu et de magie noire.

Elle vit un monde où toutes les nations de la Terre se rassemblèrent en paix, où les Fae et les Enfants de la Nuit et toutes les créatures des mythes et des légendes revinrent de leur exil, pour vivre avec l'Humanité en égaux. Les peuples de la Terre atteignirent les cieux, et un Empire derrière l'obscurité les accueillis parmi les étoiles.

L’Éternité l'avait dévoré, son esprit était perdu dans le Cosmos. Elle vit la Vérité de toute chose, les possibilités infinies et les réalités qui composaient le grand Arbre Monde. Elle vécut un millier de vies, nagea à travers toute la complexité de la Création, traversa chaque Voie et chaque monde et chaque futur…

Enfin, elle émergea de ses rêves, et ses yeux brillaient de détermination, de Vérité…

De haine.


L'Arbre de la Connaissance brûlait.

De longues et épaisses flammes caressaient ce qu'il restait de son tronc, de ses branches autrefois luxuriantes, finissant ce que les Daevas avaient commencé. Une épaisse fumée émanait du bûcher, la puanteur englobante des pages brûlées et de l'encre évaporée s'élevant vers le ciel nocturne comme si elle essayait de l'étouffer. Le craquement de son écorce brûlante était comme les derniers cris d'un homme mourant, désespérés et futiles.

Autour du bûcher, la Femme un jour prénommée Hawwah dansait, son esprit en transe profonde de par la Vérité offerte et la fumée inhalée. Son rituel était des plus blasphématoires, que même les démons qui rampaient sous la terre verraient d'un mauvais œil. Mais qu'en avait-elle à faire des dieux ou des démons, des Hommes ou des monstres ? L'Arbre brûlait, mais la Connaissance n'y était plus.

Une infinité de royaumes, de Voies et de peuples avaient défilé devant elle alors qu'elle dormait de son sommeil maudit, imprimant en elle tous leurs accomplissements et leurs joies, tous leurs conflits et leurs lamentations. Elle était la somme de tout ce dont elle avait été témoin, de tous les chemins que elle et n'importe qui avaient ou allaient un jour emprunter.

Elle avait vu tout cela à travers les yeux du Serpent… et l'avait détesté.

Alors qu'elle nageait à travers le rêve empoisonné du Serpent, la Femme sut quel souvenir la Création aurait d'elle et de son peuple. Leurs noms seraient changés, modelés par la langue et les cultures. Leurs rôles dans l'histoire seraient transformés, remaniés pour correspondre aux valeurs et aux motivations des autres, leur héritage piétiné et leurs accomplissements oubliés. À la fin, personne ne se souviendrait vraiment qui ils avaient été, les grands actes qu'ils avaient accomplis, ou la souffrance qu'ils avaient subis. Personne ne se rappellerait de leurs histoires, personne ne pleurerait la disparition du Peuple des Deux Arbres.

Et elle… le sien ne serait qu'un héritage de haine et de ressentiment. Son nom serait synonyme de péché, de désobéissance, d'un paradis perdu. Elle serait accusée de la damnation de l'Humanité, son nom serait évoqué pour condamner et détruire et oppresser les autres comme elle. Elle serait la mère de l'Humanité, mais aussi la mère du péché, et ce serait à travers elle que l'Humanité justifierait ses mauvaises actions.

Et pour toutes ces raisons, la Création devait payer.

Le poison de Nahash avait conféré à la Femme quelque chose de plus que la prémonition, quelque chose que même le Serpent ne comprendrait pas qu'il avait donné : il lui avait révélé le secret de la transcendance, une forme d'immortalité comme aucun Arbre de la Vie ne pouvait conférer. La Connaissance était une chose vivante ; elle ne pouvait jamais être vraiment détruite, seulement oubliée, laissée endormie jusqu'à ce que des esprits curieux ne se fraient un chemin jusqu'à elle. Elle, en connaissant tous les futurs, était devenue comme la connaissance, et à ce titre, immortelle. L'heure pour elle d'être souvenue viendrait.

La Femme dansait et tournoyait et psalmodiait, son corps changeant à mesure que le rituel avançait, des flammes d'un bleu maladif grondèrent et s'élevèrent en une ardente colonne autour de l'Arbre. Ses yeux devinrent vides, ternes, des orbes polies de marbre sur son visage insensible. Sa peau olive vira au blanc le plus pâle, un teint macabre de porcelaine craquée. De sa bouche béante, seuls des mots sombres, inhumains sortaient.

Enfin, la danse et la psalmodie s'arrêtèrent. Il lui restait un dernier acte à accomplir, un sacrifice de chair dans les flammes. La Femme s'arrêta pendant un très bref instant— et avança dans l'étreinte des flammes.

Alors que le feu la consumait, la Femme ne ressentit aucune douleur, aucune peur. Elle enlaça l'Arbre de la Connaissance, à l'ombre duquel elle avait été tentée, libérée. Toutes les routes l'avaient menée ici.

Elle pouvait être oubliée, bafouée, diffamée. Mais elle vivrait, alimentée par les mythes et les religions, par les évangiles et les prières, jusqu'au jour où sa Vérité serait reconnue. Et lorsque ce jour viendra, lorsque la Création se prélassera dans la joie et l'harmonie, elle les frappera, sa Vérité sera répandue dans les rêves à travers l'Arbre Monde, un cauchemar pour semer la folie et le désespoir. Elle amènera la Création à sa chute, et toutes les âmes Connaitront son nom.

Les flammes s'unirent en elle, la dévorant elle et l'Arbre de la Connaissance, réduisant la chair, le bois et les os en cendres, jusqu'à ce qu'il ne reste rien de l'Arbre ou de la Femme, jusqu'à ce que les flammes meurent et que les ténèbres ne règnent à nouveau sur la Terre.

Au-dessus du Jardin abîmé, les étoiles, indifférentes, regardaient.








































































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