C'est le cœur lourd mais la conscience légère que nous commettons cet acte. Nous allons détruire beaucoup de ce que nous aurions voulu préserver, mais le prix de l'inaction est devenu trop élevé. Le cycle doit s'arrêter pour que le suivant puisse commencer. Le phénix doit mourir pour pouvoir renaître.
A attendait dans l'un des plus petits bureaux de la Maison Blanche. Il regardait impatiemment par la fenêtre, presque effrayé, écoutant une chaîne d'information. Peu de nouvelles importantes pour les États-Unis étaient passées aux nouvelles ces derniers jours, et c'était une semaine calme pour le monde. Calme, mais pas bonne. La guerre du Nil ne montrait aucun signe d'accalmie, même après des décennies. Ni la guerre baltique, ni la seconde guerre des Balkans, ni la guerre civile d'Europe Occidentale.
Dans les nouvelles plus proches, quelques politiciens locaux discutaient d'une nouvelle loi raciale au Texas. Aucun n'avait de bons arguments, et le débat sombra dans la dispute après quelques mots. Mais c'était aussi bien, parce qu'ils avaient tous la même opinion de toute façon. Leurs points de vue divergeaient seulement sur le temps qu'il faudrait donner aux entreprises pour qu'elles s'ajustent. Un fugitif avait été retrouvé près de Detroit, en train d'essayer de passer la frontière. A connaissait son nom. Il appartenait à un journaliste, que A avait secrètement surnommé "le dernier journaliste honnête" deux semaines plus tôt. Il avait été accusé d'espionnage peu après. Finalement, aucune bonne nouvelle, comme attendu. A remarqua que sa jambe tremblait et la força à s'arrêter avant de regarder sa montre.
Il y a trente ans, nous avions encore de l'espoir. Nous connaissions la corruption des positions de pouvoir, mais elle semblait surmontable, et le monde contenait suffisamment de bien pour endurcir nos cœurs. Mais c'était avant la Seconde Guerre Civile, avant la Troisième Guerre Mondiale, avant la chute de l'Europe. Avant que la vague autocratique ne submerge le monde. Il y avait des élections, des limites et des équilibres, et la division des pouvoirs existait dans beaucoup de pays. Malgré tous ses défauts, le monde avait également la liberté et la démocratie. Nous ne nous en rendions pas compte, mais c'était une époque bénie.
Aujourd'hui, seul un homme de pouvoir sur un million possède encore une trace de moralité. De toutes les personnes sur cette terre, une sur un million n'est pas écrasée de dettes, de violence, ou des deux. Même ceux qui pensent tirer les ficelles sont entravées par ce même système qu'ils pensent diriger. Nous n'exagérons rien. Il n'existe plus aucun pays dans ce monde sans surveillance, tortionnaires ou camps de la mort. Si nous n'agissons pas bientôt, nous en serons incapables ; la liberté et le bonheur disparaîtront complètement, et le système qui les aura écrasées conquerra les étoiles, tel un inexpugnable empire de malheur.
Enfin, B ouvrit la porte, souriant comme un enfant qui venait de voler la boîte à biscuits entière, tenant une carte dans sa main droite. A éteignit les infos.
A : "Ça a marché ?"
B : "À la perfection."
B posa la carte sur le bureau et la fit glisser, A avait ouvert le site approprié en moins d'une seconde, après avoir envoyé un message préparé à un contact en Russie. A tapa les codes et trouva les plans d'attaque qu'il avait placés là un peu plus tôt ce jour-là.
Un bref message parvint de Russie : "Tout est en ordre."
A arma toutes les ogives et envoya une autre série de messages préparés, puis se pencha en arrière avec un soupir.
Ne croyez pas que nous n'avons pas essayé. Nous nous sommes battus bec et ongle dans tous les lieux importants, dans tous les halls d'hôtel, dans toutes les rues. Aujourd'hui, les meilleurs d'entre nous, ceux qui osaient parler librement sans masquer leur visage, ceux qui ne craignaient pas la hache du bourreau ni les entraves des tortionnaires, ceux qui ne se sont jamais abaissés à la conspiration ou à la violence, ceux-là sont tous morts ou agonisent dans le désespoir. Il ne reste plus que nous. Nous, qui avons masqué nos visages dès le début, qui n'avons jamais osé ne pas choisir le moindre mal, qui avons recouru à la corruption pour sauver nos vies. Il n'y a plus que nous autres lâches.
Mais nos méthodes, aussi déloyales qu'elles soient, nous ont obtenu assez d'influence pour cette dernière tactique. Les péchés que nous avons commis pour parvenir jusqu'ici sont nombreux et importants, et ce dernier les éclipsera tous. Mais nous espérons qu'au bout du compte, il nous absoudra.
Nous avons soudoyé et séduit, nous avons menacé et assassiné, nous avons infiltré tous les lieux que nous avions besoin de contrôler pour que cette tactique fonctionne sans marcher sur les pieds de ceux qui pouvaient nous arrêter. Ce soir, nous aurons les codes. Le équipes des aires de lancement ont été convaincues ou remplacées, aux États-Unis comme en Russie. Tous les systèmes de détection que nous n'avons pas pu saboter directement subiront une panne d'alimentation sur notre ordre.
Ce soir, le monde sera détruit par le feu atomique.
B observait A avec expectative.
A : "Ça y est."
B : "C'est fait ?"
A : "C'est fait."
Un instant passa. A se leva.
A : "As-tu déjà réfléchi à tes derniers mots ?"
B : "Est-ce que tu as pris une décision concernant cette bouteille de champagne ?"
A : "Je crois que nous ferions mieux de la laisser fermée."
B : "Ce n'est pas vraiment une occasion de célébrer, n'est-ce pas ?"
A : "Pas vraiment, et tu me connais."
B : "Tu doutes toujours de tes propres motivations."
A : "Qui ne douterais pas ?"
B : "Peut-être quelqu'un qui a fait son choix avant de commettre l'acte le plus significatif de sa vie ?"
A : "Tu sais que c'est mon cas, et pourtant je doute encore."
B : "Si tu le dis."
Un autre instant de silence passa.
A : "Alors, tu as déjà pensé à tes derniers mots ?"
B soupira. "J'y ai réfléchi, mais je ne rien trouvé. Et toi ?"
A : "J'ai quelque chose. Il faut juste que je l'affine encore un peu."
Vos bunkers seront les seuls à abriter des survivants. Nous nous en sommes assurés. Ils contiennent de nombreuses ressources, des fermes hydroponiques, des coffres-forts de données, une station de communication capable d'atteindre les autres stations, et surtout, vous. C'est-à-dire, les survivants. Quel chose étrange d'avoir dû choisir les quelques chanceux qui pourraient survivre à la calamité que nous cherchons à infliger à ce monde. Au bout du compte, nous avons simplement décidé d'offrir ces places aux équipes de construction et aux ingénieurs qui ont bâti ces bunkers. Ils, c'est-à-dire vous, devaient connaître leur existence de toute façons, et leurs connaissances seront nécessaire à la maintenance des installations. Vous devriez vivre une vie confortable là-dedans. Avant comme après que les radiations seront retombées. Mettez ce temps à profit pour en apprendre plus de ce monde et de sa déchéance.
Ne croyez pas que nous soyons cyniques, bien que nos actes soient funestes. Nous croyons à la nature humaine. Nous espérons que vous n'aurez pas les mêmes besoins que nous ancêtres, qui les ont poussés à réduire leurs sœurs et frères en esclavage. Et nous croyons que vous parviendrez à bâtir un monde meilleur. C'est pour cette raison que nous avons détruit l'ancien.
Nous sommes désolés pour tout ce que nous avons détruit. Pour toutes les vies effacées, les espèces éteintes, les artéfacts vaporisés, et pour le peu d'espoir et de bonheur qui restait encore.
Nous vous assurons que nous avons agi de la manière que nous pensions la meilleure pour tous, que nos intentions étaient pures, même si nous avons pu nous égarer, et que pas un seul de nous autres conspirateurs ne se trouve parmi vous. Vous ne connaîtrez pas nos noms, afin de vous prouver notre bonne foi, à vous et à nous-mêmes.
Nous vous demandons de tenir l'éthique et la moralité en très haute estime. Ne les écartez pas pour des choix qui pourraient paraître plus pratiques, et ne tolérez pas qu'un politicien ou un officiel en manque. Le carrosse vers l'enfer est tiré par le dédain pour le bien et le mal.
Nous vous souhaitons un futur radieux. Que l'histoire de votre ascension vers les étoiles soit heureuse, et non pas une tragédie, comme l'aurait été la nôtre.
Adieu.
A et B se postèrent près de la fenêtre, attendant.
B : "On a fait du chemin, n'est-ce pas ?"
A acquiesça en silence.
B : "Je me demande si cette issue était inévitable."
A : "Je pense que nous aurions pu gagner d'une meilleure manière, il y a longtemps."
B : "C'est vraiment la Guerre Civile qui a tout foiré, non ?"
A : "Eh bien, la Guerre Civile se préparait depuis longtemps. Si nous avions été plus compétents dix ans avant…"
B acquiesça sans rien dire.
Un moment passa, puis une lumière faible mais clairement visible apparut sur l'horizon.
A : "Tu sais où ça se trouve, hein ?"
B acquiesça. "La dernière cible de l'aire de lancement la plus proche."
A : "Plus qu'un minute ou deux."
Un autre instant passa.
A : "Alors, ces derniers mots ?"
B : "Tu as affiné les tiens ?"
A : "En fait, oui."
B : "Eh ben, vas-y."
A prit une profonde inspiration et fit un effort pour avoir l'air le plus solennel possible.
A : "Que cette "fin" soit une fin pour la cruauté, la guerre et l'oppression, mais seulement un nouveau départ pour tout ce qu'il y a de bien dans l'humanité."
B : "Ouais, c'est vraiment pas mal."
A s'abstint de commenter avec un regard qui disait : "Il ne reste pas assez de temps pour le redire."
B gloussa.
B : "Espérons juste que ce ne soit pas comme à chaque nouvel an."
A regarda B avec une expression partagée entre l'amusement et l'incrédulité.
B gloussa à nouveau.
A éclata de rire.
A : "Tes derniers mots sont une putain de plaisan-"