Missive à classer, rangée des cris du cœur

Si quiconque trouve cette lettre dans l’endroit où j’espère, elle arrivera, amenez-là à Élia, alias Stylowomane aux multiples couleurs, Xrereptub Simaphron des Mangroves Bulbées, Alié, ou plus rarement *. Du temps où je la connaissais, elle fréquentait beaucoup la rangée nord-nord-ouest-est-nord-centre-est-est en partant du sud du Hall (pardonnez mes indications, je n’ai jamais retenu les noms des allées).

Si c’est toi qui la trouve, alors tu n'as qu'à lire.

Si cette lettre se trouve toujours dans ma cellule, alors j’espère au moins qu'elle vous amusera même si vous ne comprendrez probablement pas grand chose. Accessoirement, je vous conchie, bourreau.


J’écris ces mots dans une pulsion désespérée. Je veux trouver du sens à ma vie. Un sens qui me manque depuis tellement d’années, qui a tant tari mon cerveau que ce sont probablement les mirages de mes idées qui donnent forme aux mots que je couche sur le papier à l’instant même. Je suis à sec.

Élia, lis-moi, je t’en supplie.

J’estime, s’il me faut être cartésien, qu’il est presque impossible que ma complainte t’atteigne un jour. C’est pourtant cela qui me fait croire que ma tentative réussira. Tu as toujours vécu dans un monde bien moins contraignant que le mien. Tu te moquais bien des statistiques, des probabilités et hypothèses, tu naviguais dans le flot des connaissances pures, astrales ; tu étais de Vénus, à mes yeux, bien plus que par une expression populaire.

Cela doit faire 10 ans, peut-être plus qu’on ne s’est pas vu. Notre idylle fut parfaite car courte, pas le temps de voir les défauts, les craquelures du vernis, nous étions beaux même si c’était toi, évidemment, la plus jolie.

Pardonne-moi, je me laisse emporter par mon verbe. J’aime les Lettres, comme à l'époque. Section littéraire, tu dois t’en rappeler. Laisse-moi te divulguer la suite de mon cursus : escroc. Oui, c’est un retournement inattendu, toi qui me voyait conférencier, romancier, académicien, que sais-je. J’ai gardé ma plume pour des journaux intimes et j’ai sorti ma langue pour des entourloupes.

J’évite un sujet, tu le devines bien, tu dois te dire en me lisant, "mais quand cet imbécile va crever l'abcès ?". J’y viens. Je t’ai donc dévoilé que j’étais un arnaqueur et je vais continuer de te décevoir : c’est bien Elle qui m’a donné les bases de cet art malsain. Ses livres furent des cadeaux empoisonnés. Tu m’as fait découvrir un univers fascinant qui t’apportait tant de joie, comment aurais-tu pu savoir que je m’en servirais avec tant de froideur, d’opportunisme ?

La Bibliothèque est une prison mentale pour ceux qui ne savent pas ouvrir leurs propres murs. Je me suis enfoncé dans mes travers, mon naturel un peu méfiant et magouilleur. Je correspond bien au cliché du vagabond miséreux, au bord de la route des récits chevaleresques, demandant la bourse ou la vie. J’ai passé les dernières années à regretter d’avoir tant voulu la bourse.

Et toi, la Vie même, le bonheur exquis sous forme humaine ! Ton vagabondage était une révolution linguistique. Tu as redéfini le mot plus qu’aucun ou aucune autre. Tu pouvais pratiquer la lecture comme un sport olympique. Parfois nous étions ensemble, enlacés dans une étreinte douce, et je pouvais presque voir ton esprit sortir et observer avec impatience tout ce que tu n’avais pas encore découvert. Ô espiègle étincelle ! Tu pétillais tellement que je pouvais sentir sur ma langue tes pensées foisonnantes quand nous nous embrassions. Tu m’as tant apporté en si peu de temps. Ou étais-ce plus que dans mes souvenirs ? Tu sais, j’ai du mal à savoir si nous nous sommes connus quelques mois, quelques années ou pendant cent de nos vies antérieures.

Moi, tu dois t’en rappeler, je me cachais souvent pour lire ; mes lectures étaient peu recommandables et j’avais honte de te les montrer. Je faisais bien sûr bonne figure devant toi, lisais quelques ouvrages merveilleux et fascinants, puis prétextant une introversion naturelle, j’allais me repaître des ouvrages qui m’expliquaient ce monde de l’anormal qu’avidement je voulais contrôler, à l’échelle de mon petit égo d’Homme.

Je n’apparaissais qu’à travers de mes faux-semblants, je n’étais qu’une parure, une parure de paraître. Encore une fois, un parfait opposé à ta rayonnante personne. Tu avais lu bien plus que moi, tu étais bien plus complexe, ancienne par l'aura que tu dégageais et pourtant tu restais simple. Directe. Presque enfantine, d’une gentillesse d’un autre monde, où les travestissements de la pensée ne sont même pas conceptualisés.

Le temps paraissait absurde dans la Bibliothèque. Les fondements de notre société étaient balayés pendant nos séjours. Je doute toujours un peu de t’avoir véritablement rencontré. Je ne saurais dessiner ton visage, te donner une apparence fixe, tu étais, est toujours probablement, trop volatile.

Élia, je ne ferais pas plus de détours.

J’ai usé avec beaucoup de malveillance des savoirs acquis dans notre Bibliothèque. Cela m’a perdu. La part obscure de l’anormal est un monde vicieux. Comme beaucoup d’autres milieux tentaculaires, il t’attrape dès que tu as posé un pied dans son territoire. Tu penses l’avoir apprivoisé, mais c’est un prédateur et il gagnera à la fin, sans faute, car il sait que tu es sa proie alors que tu crois être son partenaire.

J’ai voulu jouer à l’Icare de pacotille, j’ai bravé les interdits en jouant avec un soleil trop brûlant. Mes tours de passe-passe n’ont pas convaincu ceux qui me détiennent encore à présent. Tu dois les connaître, les vagabonds les appelaient les Geôliers. Eux préfèrent le nom presque primordial de Fondation. Ils s’inscrivent sémantiquement à la base de leur domaine de contrôle, ils sont les régulateurs, par essence. J’ai eu le malheur, il y a quelques années, de flouer l’un de leurs agents. Je n’étais que du menu fretin, de la petite engeance de canaille, la sentence fut implacable. Adieu le nom, adoptons le matricule. L’uniformisation à la racine de la psyché humaine.

J’ai été assigné à de nombreuses tâches usantes. Pas physiquement, cela serait presque trop simple. Mentalement. J’ai appris à connaitre en détail ces mots que j’avais lu à l’ombre des allées sans fin. Danger-info, mémétique, que de termes pour désigner ce qui ronge l’esprit et fait déchoir de son statut d’humain.

J’ai regretté mille fois mes actions, j’ai même pesté contre cette Bibliothèque qui m’a tout donné et m’a fait perdre plus que tout. Elle m’a fait te perdre.

Après la fin de notre lycée, j’ai commencé des études qui ne m’intéressaient déjà plus après quelques mois. J’avais appris trop de choses, compris bien des astuces, et j’ai tout mis en œuvre pour tirer mon pain quotidien de l’anormal par tous les moyens. J’aurais pu, j’aurais dû revenir à toi ! Ton regard malicieux aurait suffi à calmer mes manigances.

Je me suis enfin décidé à revenir vers toi, vers l’idée que j’ai de toi, bien que trop tardivement pour mon propre salut.

La semaine dernière, on m’a transféré dans une cellule plus grande. On m’a donné un meilleur repas. On a daigné m’accorder du papier de brouillon. Je comprends bien leur fonctionnement désormais. La prochaine expérience va être brutale. Insoutenable. Peut-être mortelle. Ah, arrêtons de cacher l’évidence, elle le sera ! Je le sens, mon instinct me le dit, je suis arrivé au stade de la chair à canon.

Et alors je me suis rappelé de mon seul amour, celui qui fut total, celui à qui j’offre des louanges sur cette feuille comme au premier jour.

Je ne sais pas quels savoirs tu as appris depuis que nous nous sommes perdus de vue ou si tu aurais véritablement pu m’aider si je t'avais écrit plus tôt. Peu importe - j'ai abandonné, d'abord, puis accepté mon sort. Je me rassure en croyant de toutes les forces qu'il me reste à la délivrance de cette lettre.

Te rappelles-tu de la Voie que nous empruntions pour accéder à la rangée de livres que nous connaissions si bien ? Il fallait que nous déposions une pensée sincère. Lorsque tu me l’avais dit la première fois, novice que j’étais, j’avais ri bêtement. Et tu m’avais repris en me disant que c’était tout à fait sérieux et qu’il suffisait de se tenir devant cette porte, au fond cette ruelle, en déposant devant, du mieux que nous pouvions, une pensée sincère.

Cette première fois, et toutes les fois suivantes, j’ai déposé la pensée de mon amour pour toi. Même ma mesquinerie bourgeonnante ne pouvait rien contre ça.

Je place mon seul espoir en cet amour. J’ai dessiné une porte sur le mur qui me fait face et je vais y poser cette lettre. Je ne pense pas pouvoir passer dans une Voie, ni même en déclencher une assez grande pour cela. J’ai juste la foi en ce bout de papier qui peut-être pourra tomber vers une rangée, une intersection, une personne, ou même toi.

Je ne devrais pas croire en ce que je vais faire et pourtant, pour la première fois depuis longtemps, j’y crois avec une sincérité débordante.

Merci pour l’image que je garde de toi, j’espère pouvoir un jour, revoir de mes propres yeux ton visage. Par quelle magie ? Nous verrons. Au pire des cas, cette lettre conserve un morceau de ma personne, le seul qui soit encore acceptable. C’est bientôt l’extinction des feux et je pense que cette nuit sera celle où l’on me réveillera pour ma dernière expérience. Je me dois de conclure.

Je ne sais pas si nous nous reverrons sur Terre. Dans le doute, j’emporte ton souvenir comme récompense.

Benjamin.

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