Mémoires d'un Chêne

Sur un doux versant boisé de la vallée de Kai, à demi-enterré parmi la terre et les feuilles mortes, un gland germa. En quelques jours, il devint une jeune pousse aux feuilles vert tendre, mais pendant de longues années la pénombre intense des sous-bois le maintint dans cet état végétatif. Par chance pour notre jeune pousse, par une terrible nuit de tempête un arbre fut abattu et plusieurs branches arrachées par la fureur des vents. Alors l'arbrisseau s’étira vers les cieux en une course effrénée et affamée vers la puissante lumière chaude et nourricière de l’astre solaire. Et les années passèrent, tandis que les branches du jeune chêne formaient une épaisse voûte émeraude et que ses racines s’enfonçaient toujours plus profondément dans la terre, perforant le granite à la recherche d’eau avec une force aussi terrible que tranquille. Peu à peu le chêne se lia aux arbres qui l'entouraient, et prit conscience que tout comme lui ils vivaient. Et tous ensemble ils chantèrent, des chants longs et magnifiques qui s’étiraient sur des années et qui couraient dans leur sève, inaudibles pour les éphémères bêtes des bois. Le chêne eut bientôt plusieurs siècles, car la terre de la vallée de Kai était généreuse et son climat doux. Son tronc était si large que deux hommes adultes n’auraient pu en faire le tour avec leurs bras, mais le vieil arbre ne le savait pas car l’Homme n’avait pas encore posé le pied dans la paisible vallée.

Alors qu’il atteignait le troisième siècle de son existence sereine, une étrange dissonance envahit le chant de la forêt. Au sud, plus bas sur la pente, les arbres entonnaient une musique différente, une musique étonnamment fascinante mais si étrangère à ce dont la sylve avait jusqu’alors résonné que l’arbre s’en inquiéta. La mélodie se répandit au fil des années, un court instant dans la vie du chêne séculaire. Mais enfin, alors que la moitié des siens susurrait les harmoniques mystérieuses, le chêne décida qu’il fallait préserver le premier chant et en convainquit ses frères. Alors les connexions avec les arbres jugés malades furent brisées et le chant originel retentit à nouveau à travers les branches et les troncs, affaibli et appauvri mais de nouveau pur. Pendant quelques années la forêt profita de son chant retrouvé, jusqu’à ce qu’une présence vînt caresser le chêne. La présence était pleine d’émotions inconnues aux végétaux, mais le vénérable chêne y reconnut les accords de la musique que chantaient les arbres malades. Il voulut la repousser mais la présence était forte. Elle l’enlaça, le complimenta et lui fredonna sa musique. Et peu à peu le vieux chêne s'abandonna à elle.

Toute la forêt était enjôlée par la présence, et les arbres l’appelèrent “La Pourvoyeuse” car peu après qu’ils eurent cédé à son chant la terre devint plus riche encore qu’elle n’avait été et tout ce qui poussait gagna en vigueur. La Pourvoyeuse aimait particulièrement le vieux chêne et quand cela lui était possible elle jouait dans ses branches, bondissant d’une feuille à l’autre et le berçant de sa musique. Elle polit soigneusement son tronc jusqu’à ce qu’il étincèle de mille feux à chaque rayon du soleil qui le frappait et qu’elle puisse s’enrouler autour de lui, dansante telle une ombre folle sur l’écorce miroitante. Elle l’appela Raïn, l’Aîné, le premier des êtres qu’elle avait entretenus et fait grandir avec tant soin, et appela la forêt Taley, le palais, car elle pouvait y aller et venir comme bon lui semblait. Raïn chantait si fort à présent que sa voix couvrait celle de tous les arbres et que peu à peu les changements que la Pourvoyeuse avait façonnés en lui se répercutaient sur tous. Les fleurs qui couvrirent le sol forestier au printemps suivant étaient des chefs-d'œuvre diaphanes aux arêtes aiguisées. Les bêtes qui ne trouvaient plus ni subsistance ni tranquillité dans cette forêt qui avait été la leur quittèrent les lieux ou passèrent de l'autre côté du miroir.

Tandis que les sous-bois devenaient un dédale aberrant où la lumière elle-même était retenue prisonnière des troncs étincelants et des feuilles prismatiques, d’autres forces s’installaient dans la vallée de Kai. Si la Pourvoyeuse dansait parmi les troncs de Taley, les abords du grand lac en contrebas s’étaient changés en une boue noirâtre et nauséabonde où pataugeaient des créatures innommables. Là, plus rien ne poussait si ce n’est des couches gluantes d’algues et de mousses et des grappes de champignons vénéneux. Les choses boueuses nourrissaient une grande haine envers la forêt de Taley car les lumières qui s’en échappaient blessaient leurs larges yeux sensibles, et les éclats de leurs feuilles acérées emportés par le vent lacéraient leur peau vulnérable. En outre, leur sombre maître abhorrait la Pourvoyeuse de toute la puissance de son âme et cela imprégnait ses servants d’une envie de destruction.

Plusieurs fois, à la faveur des nuits les plus sombres, les cohortes visqueuses aux pieds palmés se hissèrent hors de leurs antres fangeuses pour tenter de détruire la forêt à jets de pierres et à coups de bâtons. Leurs efforts ne furent récompensés que par des volées d’échardes cristallines, et certaines de celles qui osaient s’approcher trop près des troncs miroitants disparaissaient mystérieusement, englouties par des jeux de lumière trompeurs. Et ainsi pendant bien des lunes, les assauts répétés demeurèrent infructueux.

Un soir pourtant, une monstruosité particulièrement colossale émergea des eaux sombres. Certains racontent qu'elle était un des enfants de la Chose qui vivait au fond du lac, d'autres qu'elle avait su attirer sa bénédiction tant elle était stupide et vorace. Après s'être hissée avec peine sur la rive, elle commença à gravir la pente herbeuse, laissant derrière elle une traînée putride. Une procession de ses plus abjects disciples le suivit en entonnant les chants de guerre gutturaux et haineux de leur peuple aquatique. Après de longues heures d'ascension laborieuse, la titanesque horreur atteignit les abords de la forêt silencieuse dont émanait une lumière surnaturelle. Alors le gigantesque dôme de chair caoutchouteuse fut pris de spasmes répugnants et commença à projeter des jets d'une substance noirâtre et collante en direction des arbres translucides tandis que ses fidèles le haranguaient par des coassements hystériques.

Au contact des infâmes sécrétions, la lueur fantomatique s'éteignait et les fragiles plantes cristallines s'effondraient. Alors les créatures du lac commencèrent à s'enfoncer dans la forêt de Taley, se traçant un sentier aussi obscur et boueux que leur demeure, droit vers Raïn le seigneur chêne de ces bois et sa dame. Quelques-uns des agresseurs furent aspirés ou attirés dans les miroirs survivants mais bien plus nombreux furent les reflets impuissants qui périrent, noyés sous le flot incessant déversé par le géant des profondeurs.

La Pourvoyeuse se lamentait, ceignant le tronc de Raïn de ses longs bras grêles. Chaque reflet qui disparaissait lui arrachait un sanglot déchirant, et à mesure que les envahisseurs s'approchaient du centre, elle craignait de plus en plus pour Raïn. Elle maudissait son frère pour sa bêtise et sa colère aveugle et promettait mille maux aux profanateurs de son chef-d'œuvre. Et quand sa peine lui devint insoutenable, elle se porta au-devant des assaillants et son bras jaillissant des troncs prismatiques les lacéra de mille cruelles coupures. Pourtant leur avancée en fut à peine ralentie et chaque coulée de boue putride sur un reflet qu'elle occupait était pour la Pourvoyeuse comme une nouvelle mutilation brûlante.

Mais tandis que sa maîtresse se déchaînait en vain contre l’inexorable assaut, Raïn réfléchissait. S’il avait été changé à tout jamais par les bienfaits de la Pourvoyeuse, il ne s’en rappelait pas moins les longs siècles qui s’étaient déroulés avant sa venue et la sagesse qu’il avait accumulée. Et si autrefois une pensée novatrice aurait pu mettre des siècles à émerger de son esprit végétal, sa nature altérée ne souffrait désormais plus de tels délais. Lorsque la Pourvoyeuse désemparée et meurtrie revint auprès de lui régénérer ses forces, il lui partagea son idée. Puisque les plantes miroitantes ne pouvaient ni fuir ni se défendre il leur fallait quitter leur forme passée pour en adopter une plus vive et agressive. Sans tarder ils se mirent au travail. Guidée par les conseils de Raïn, la Pourvoyeuse entreprit de remodeler chacune de ses créations. Des troncs les plus larges, elle fit jaillir des cerfs de glace aux andouillers effilés. Des troncs plus minces et des branchages, elle extirpa des oiseaux de verre aux ailes tranchantes. De chaque feuille, de chaque fleur, elle façonna un papillon aussi splendide que mortel. Enfin vint le tour de Raïn lui-même et malgré l’imminence du danger elle prit le temps de le sculpter avec la tendresse d’une mère pour son enfant. La forme qu’elle donna à Raïn ne correspondait à celle d’aucune bête ayant arpenté la terre, car aucun être de chair n’aurait pu la maintenir tant elle était étrange et mouvante, constituée d’éclats miroitants et de lumière pure. Six longs membres grêles et griffus partaient d’un corps ovale d’où émanait plusieurs structures plates et lisses. De la partie postérieure émergeait un éperon affûté aussi long que le corps d’un grand cerf adulte.

Lorsque les infects profanateurs atteignirent le cœur des bois ils découvrirent une vaste clairière brillant d'une telle intensité qu’ils durent masquer leurs yeux blanchâtres de leurs grotesques membres palmés. Saisissant cette opportunité, les légions de verre se jetèrent sur eux. Les arrêtes coupantes tranchaient aussi bien leur peau délicate que leur chair élastique ou leurs os fragiles, et nombre des créatures du lac périrent dans ce premier assaut. Mais l’abominable titan visqueux dominait la mêlée de sa masse et les blessures superficielles que lui infligeaient les suivants de la Pourvoyeuse cicatrisaient aussi vite qu’elles apparaissaient. Les grands gestes erratiques de ses membres épais éclatèrent plus d’un faucon de verre en mille éclats scintillants, tandis que les cerfs de glace se jetaient sans effet sur son massif corps goudronneux. Alors Raïn s’avança, chevauché par la Pourvoyeuse qui brillait d’une lueur plus intense à chaque ennemi abattu par ses troupes. Une terrible lutte s’engagea entre les deux géants tandis qu’autour d’eux la bataille faisait rage. La surface polie de Raïn fut en bien des endroits ternie par la substance poisseuse et la masse de son adversaire fut déchirée par tout autant de plaies béantes et suppurantes, sans pour autant qu’un vainqueur ne semblât émerger.

Pourtant, après des heures de lutte, le soleil commença à se lever et les rares attaquants survivants poussèrent des coassements de détresse car le soleil les cuisait et les blessait comme le plus cruel des acides. Ils s’enfuirent de toute la vitesse de leurs pattes courtaudes et les créatures de glace les poursuivirent car leur colère était trop grande pour être tempérée par la pitié. Bien peu purent battre en retraite jusque dans leurs fanges froides et noires pour raconter aux leurs la terrible débâcle de leur assaut. Quant au titan tourbeux, il ne pouvait fuir mais il se recroquevilla en crissant dès que les premiers rayons matinaux caressèrent son épiderme répugnant. Alors Raïn se dressa sur ses pattes et laissa le soleil couler en lui et le gorger de force, puis il planta son terrible aiguillon droit dans le cœur de l’abomination qui périt sur le coup dans une éruption de fluides écoeurants.

Les créatures miroitantes se rassemblèrent ensuite au sein des ruines de ce qui avait été leur foyer. Aucune joie ne les habitait, car malgré leur victoire elles avaient perdu beaucoup. Il ne restait de la forêt de Taley qu’une lande désolée recouverte d’un limon putride hérissé d’échardes de verre. La Pourvoyeuse sut pourtant trouver les mots pour les exhorter à la joie. Ils étaient son peuple élu et elle saurait veiller sur eux. Alors, dans un grand tintement cristallin, la harde entama sa course et les oiseaux prirent leur envol.

Depuis ce jour, la cour des miroirs ne s’arrête jamais de courir. Guidée par Raïn, elle passe d’un côté des reflets comme de l’autre selon ce que bon lui semble. Et si la Pourvoyeuse ne chevauche pas toujours en tête, elle revient bien souvent auprès de ses premiers enfants, que ce soit pour quérir leur aide ou les bercer de ses histoires.

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