Je la sens, là, juste derrière moi. Une présence. Quelqu’un me suit depuis tout à l’heure, c’est sûr. Non pas que ce soit la première fois, il m’arrive souvent d’être suivie dans la rue ou même parfois dans les magasins. Mais cette fois, c’est différent. Je me suis retournée plusieurs fois pour vérifier : pas d’homme suspect au regard vitreux et lubrique, pas de voiture roulant un peu trop lentement à ma hauteur, pas d’adolescents filmant mes faits et gestes pour s’en moquer sur les réseaux sociaux. Et pourtant, je sens cette présence dans mon dos et j’ai beau avancer, rien n’y fait, elle ne part pas. Cet observateur anonyme est-il très loin, ou se cache-t-il dès que je tourne la tête ? Je ne sais pas, mais je le sens juste là.
Décidant que je ne peux décemment pas laisser cette personne me suivre jusqu’à chez moi, je rentre soudainement dans la première boutique que je trouve, espérant la semer. C’est un magasin de thé, et l’odeur emplit aussitôt mes narines. Des agrumes, de la cannelle, de la vanille… tous les parfums se mélangent et me font presque oublier un instant mon poursuivant. Mais, très vite, la présence oppressante dans mon dos se rappelle à moi et je frissonne. Si quelqu’un était rentré juste derrière moi, je l’aurais forcément remarqué au bruit, alors où est-il ? Dans un magasin de l’autre côté de la rue ? Dans une voiture ? Je me retourne subitement et sors de la boutique aussi vite que j’y suis rentrée. Personne. Mais j’ai une idée pour démasquer mon poursuivant. Je presse le pas en direction d’une rue adjacente que je connais bien, avec un endroit précis en tête.
Lorsque je franchis le seuil du salon de coiffure, une vague de soulagement m’envahirait presque par anticipation : la boutique est agencée de telle façon qu’une rangée de miroirs fait directement face à l’entrée. À cette heure-ci, il n’y a presque aucun client pour encombrer le mur réfléchissant, et je peux donc constater avec une pointe de déception et d’angoisse qu’il n’y a effectivement personne ni derrière moi, ni devant la vitre, ni dans la rue, ni dans le parc en face. Et pourtant cette présence, elle, est toujours bien là. J’en pleurerais presque, mais les deux employées me regardent avec un air mêlant la surprise et l’inquiétude, et je devine que je dois faire peine à voir. Je ravale un sanglot, m’excuse platement et sors de la boutique sans jeter un seul regard en arrière. Elles m’interpellent mais je ne réponds pas, comme si je m’enfuyais, de peur de passer pour une folle.
Le chemin jusqu’à chez moi est épuisant : j’ai beau savoir que c’est inutile, je ne peux m’empêcher de me retourner régulièrement. Et savoir que je ne peux pas voir la personne qui m’observe me rendrait presque malade, d’autant que je n’ai rien pu avaler depuis que la sensation m’a prise. Lorsque j’ai commencé à m’apercevoir que j’étais suivie, j’étais, par malheur, en train de passer un moment absolument merveilleux en compagnie d'une personne charmante rencontrée sur une application pour célibataires. C'était notre troisième rendez-vous et, bien que l'alchimie ait pris de façon absolument positive les fois précédentes, nous n'avions rien osé tenter de plus qu'un déjeuner qui aurait dû être suivi d'une promenade romantique dans un parc par un après-midi ensoleillé.. Nous sommes deux romantiques désespérées et cela nous aurait de toute façon convenu, mais le rendez-vous a rapidement tourné court. J'étais en train de siroter un de ses cocktail préférés, commandé sur ses conseils, lorsqu'une sensation intense et très soudaine que quelqu’un se trouvait juste derrière moi, couplée à un frisson comme je n'avais jamais connu auparavant, m'ont fait sursauter et lâcher mon verre de surprise. J'ai eu beau essayer, dans les minutes qui ont suivi, de me calmer et d'écouter la merveilleuse personne en face de moi en train de me rassurer, la sensation n'est jamais partie et j'ai dû quitter la table et le restaurant promptement, prise d'un malaise inquiétant. Bien sûr, elle a proposé de me raccompagner, mais toute tension romantique entre nous n'aurait jamais justifié que je me retrouve aussi vulnérable et pitoyable devant elle.
Je me retrouve donc là, seule chez moi, à me demander si j’ai imaginé cette sensation tout l’après-midi. Quelle autre raison pourrait expliquer que, même dans l’intimité de mon appartement, volets fermés et recoins méthodiquement vérifiés, je ressente encore cette présence ? Pourtant, je sais qu’il existe, en dépit de toute raison, une autre option à laquelle je ne peux croire : et s’il s’agissait d’un phénomène surnaturel ? Refusant de sombrer dans ce genre de considérations et concluant qu’il ne peut s’agir que d’un symptôme passager et particulièrement fort de mon anxiété chronique, je décide d’essayer de dormir, constatant que l’angoisse qui m’a suivie tout l’après-midi en a profité pour m’apporter un mal de tête assez désagréable. Tant pis pour la possibilité que mon poursuivant décide de passer à l’acte, quelles que soient ses intentions à m’avoir suivie si intensément.
Mes rêves ont toujours été le reflet de l’anxiété permanente qui ronge mes journées, mais celui qui m’envahit cette nuit-là alors que je somnole à peine est peut-être le pire de tous. Je suis au milieu d’une rue, perdue dans une foule si compacte que je ne distingue personne proprement et au sein de laquelle tout le monde semble occupé ; je suis la seule à n’avoir aucune compagnie, ironie certaine dans cet amas de personnes. J’ai beau agiter les bras, interpeller les passants ou même directement les toucher pour attirer leur attention, tous sont focalisés sur autre chose, une conversation, une vitrine, un artiste de rue ou un animal. Tout le monde m’ignore, comme si je n’avais aucun intérêt. Alors que j’ai passé l’après-midi à avoir peur d’être suivie, j’en viens dans ce rêve à supplier que quelqu’un fasse attention à moi, qu’on m’observe, que quelqu’un reconnaisse que j’existe. C’est alors que quelque chose en moi se rend compte de la vraie raison du malaise ressenti depuis le rendez-vous raté, et je me réveille en sursaut, mon oreiller et mes draps trempés de sueur.
Depuis le début, je me sens suivie, comme si quelqu’un était juste derrière moi, si près que je le sentirais presque me toucher à l’arrière de la tête. Mais cette personne, ou plutôt cette chose que je comprends désormais être une présence anormale et surnaturelle, ne m’observe pas. À vrai dire, mon rêve m’a fait comprendre en détail la sensation : c’est comme si la chose qui me suit observait les gens que j’ai croisés, les boutiques que j’ai visitées, le ciel, la rue, mon appartement, l’intégralité des choses qui m’entourent, mais pas moi. Comme si je n’étais que la partie la moins intéressante du reste de l’univers, même pas digne d’être épiée.
La simple pensée d’être réellement insignifiante même pour une chose clairement surnaturelle me provoque un haut-le-cœur qui achève de me réveiller, et je remarque alors que mon mal de tête n’a fait qu’empirer. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine et envoie des vagues de douleur dans tout mon crâne, une pulsation désagréable encombrant tout l’arrière de celui-ci. Mes pensées fusent : je ne peux m’empêcher d’imaginer que, quoi que soit cette chose qui me suit et m’ignore à la fois, vient de me toucher physiquement. Comme si être juste derrière moi, une présence physiquement impossible, ne lui suffisait pas, elle est maintenant sur moi.
Transpirant à l’avance en imaginant que je vais toucher cette chose qui me tourmente depuis des heures, je passe quand-même une main dans mes cheveux pour vérifier que la douleur n’est pas due à une quelconque blessure non remarquée à l’arrière de mon crâne, ce qui apporterait une réponse rassurante à mon état.
La sensation que j'ai en sentant l'arrière de mon crâne ne peut être décrite correctement par des mots. La texture molle et gluante qui accueille mes doigts ne peut être mise sur le compte d’aucune maladie, pas plus que la douleur qui traverse toute ma tête lorsque la surface sur laquelle j'appuie s'affaisse légèrement. Prise de nausées, je me lève rapidement et me rue vers ma salle de bain, saisissant au passage un miroir de poche qui traîne sur ma table. La lumière du néon au-dessus du lavabo clignote et, réprimant une envie de vomir, je tiens le miroir à l'arrière de ma tête. Alors, je peux enfin voir clairement enfin ce qui, depuis le début, m’a suivie, hantée et angoissée : un gigantesque œil est logé directement sur mon crâne, sous mes cheveux. Il est en train de pleurer d'avoir été frotté et écrasé contre l'oreiller pendant de longues heures.
Plus que la stupeur ou l'horreur de la situation, c'est le dégoût qui m'envahit à cet instant. Comme si tout mon être rejetait l'existence de cet œil, son apparence grotesque et sa présence clairement anormale à l'arrière de ma tête. Je vomis enfin la bile qui me ronge l’estomac et, mon esprit désinhibé et comme libéré d’un poids, je me dirige en titubant vers la cuisine. Là, j’attrape le premier couteau que je trouve et, sans réfléchir aux conséquences que ce geste pourrait avoir si je n’étais qu’en train d’halluciner, je plonge le couteau à l'arrière de mon crâne, ne pensant qu’à une seule chose : mettre un terme à mon supplice et à la présence de cet œil répugnant qui m'a suivie jusque chez moi. À l'instant où la cornée explose dans un bruit dégoûtant et qu’une liquide poisseux gicle et s’écoule de l’incision, seule une sensation de soulagement intense m’envahit, comme lorsque l’on perce un bouton particulièrement gonflé.
Je m’assieds au sol contre le comptoir, presque euphorique d’avoir enfin la paix et la possibilité de me sentir réellement seule chez moi. Inconsciemment, je porte la main droite à l’arrière de mon crâne, comme pour confirmer que je n’ai pas imaginé mon acte. Je sens le trou béant qui continue de suinter, mais n’ose pas explorer plus loin. La pression retombée a sapé toutes mes forces et je me laisse glisser pour m’allonger au sol, sentant mon esprit commencer à partir pour un repos bien mérité… immédiatement troublé par une nouvelle sensation. Quelqu’un – quelque chose – est là avec moi. À nouveau. Lorsque je sens la peau de mon bras droit craqueler et s’ouvrir en toutes parts, je comprends. Le bruit de clignement humide qui accompagne la sensation que toute la pièce est observée achèvent de me faire perdre tout espoir, et j'ouvre les yeux : des centaines d'autres sont bien là, partout sur le sol de ma cuisine, sur les tiroirs du comptoir, et même sur le couteau qui gît au sol. Je ne peux m’empêcher de lâcher un rire jaune et une pensée qui me répugne moi-même : au moins, cette fois-ci, ils sont rivés sur moi.