Emprunt Mutuellement Bénéfique

J'ai rencontré Caliptique un vendredi soir. Il était tard, minuit probablement, et j'avais besoin de quelque chose que seuls les gens comme elle peuvent donner. On est vite arrivées à un accord : un prêt mutuel, de durée indéterminée. D'ici quelques mois ou quelques années, je la recontacterai, et on annulerait l'échange. Simple, efficace, un peu inhabituel peut-être.

Je l'ai rappelée six mois après. Moins parce que je voulais récupérer ce que je lui avais prêté que parce que je voulais la revoir, elle. Je voulais quand même lui demander, cela dit ; mais je n'ai pas osé. À la place, on a discuté. Je sais, c'est un peu étrange ; notre relation était surtout professionnelle au départ. Mais elle était pleine de curiosité pour notre monde, j'étais pleine de curiosité pour le sien, et on a vite accroché.

À partir de ce jour, on s'est revues.

Souvent.

On faisait des balades dans la ville ou dans la Bibliothèque, on parlait de tout et de rien. J'avais tellement de choses à lui dire, que lui demander ce qu'elle me devait me paraissait… lointain. J'avais tellement de choses à lui dire, et elles étaient toutes tellement faciles à dire. Les choses importantes le sont moins. Je me revois lui faire des petits tours stupides pour l'amuser, des flammes dans le creux de ma main, des papillons illusoires, ce genre de conneries. Cali souriait à chaque fois, dévoilant des canines qui paraissaient énormes dans sa bouche. Je lui ai fait découvrir les merveilles des pizzerias, et elle m'a appris les noms secrets des étoiles. Je lui expliquais comment jouer à SimCity, elle m'expliquait comment tuer un ange.

Et puis le temps a passé. Je serais incapable de dire exactement quand on a commencé à moins se voir, mais ce devait être quelques années après notre rencontre. Vous savez comment ça se passe : on a un truc important une fois, on loupe un rendez-vous, on en décale un autre… Bref, il suffit de dire qu'on s'est perdues de vue.

Je ne sais pas vraiment ce que Cali en a fait pendant tout ce temps. Peut-être qu'elle traînait juste dans un coin, oubliée, empilée avec d'autres qui ne trouveraient plus leur propriétaire. Peut-être, et j'aime croire ça, que Cali lui accordait une valeur particulière. Qu'elle la posait dans un cadre, ou en haut de sa bibliothèque, ou quelque chose‒ comment ça s'expose, ce genre de trucs ? J'aime croire qu'elle la regardait, tous les jours, et qu'elle pensait à moi. Moi de mon côté, je n'y pensais plus vraiment. On dirait pas, comme ça, mais on s'habitue à vivre sans. Et puis après tout‒ comme je l'ai dit, c'était un échange. Tant qu'elle la gardait, moi, je gardais ce qu'elle m'avait donné. Et je mentirais si je disais que je n'en profitais pas‒ je vivais comme une reine. J'avais l'argent, les femmes, la notoriété, … Je ne manquais jamais de rien. Ou de presque rien.

J'ai recroisé Caliptique vingt ans plus tard, complètement par hasard. Je me rendais à un congrès de mages, un truc un peu bateau du genre qu'on organise tous les ans pour se retrouver et découvrir de nouvelles têtes. Évidemment, c'était de plus en plus compliqué à faire ces derniers temps ; avec les outils de surveillance de plus en plus développés, et la prise d'ampleur de groupes comme la Fondation SCP, on devait se cacher mieux que quand je débutais. Mais enfin, on n'avait pas à se plaindre. Les geôliers ont toujours eu quelques décennies de retard en matière de magie ‒ pardon, de thaumaturgie‒ alors il suffit de s'assurer qu'on a le dernier patch du sort d'invisibilité et ça se passe généralement bien.

La première journée, il n'y a rien eu de spécial. La bouffe était encore plus hors de prix que l'année d'avant, mais bon, c'est toujours comme ça. Et puis, il me semble que je l'ai déjà dit, je suis putain de riche. C'est pas les 15€ pour un bol de nouilles à la mandragore qui vont me ruiner. 'Fin, la santé, peut-être. Il y a eu quelques invités, y compris un mec qui témoignait de son temps de prison à la Fondation‒ c'était pas très joyeux. J'ai applaudi à la fin, et puis je suis allée lui serrer la main. Il était heureux comme tout. Je le comprends, c'est pas tous les jours qu'on croise des gens comme moi.

Mais le dimanche, il y avait les démonstrations. Le concept est pas très compliqué‒ on prend une cinquantaine de débutants, on les met dans un grand cercle de protection, et on applaudit bien fort quand il ratent à moitié un sortilège de base. De la routine.

Mais cette fois-ci, on avait un apprenti démonologue dans le lot. Le look habituel : grand, décharné, un peu boutonneux, qui s'est probablement lancé là-dedans pour invoquer des succubes. Un con, quoi. Il a commencé son rituel, normal. Un petit cercle d'invocation, une prière de lien, deux œufs frais à la place du sang ‒ au moins il n'a pas gâché grand-chose pour son rituel minable. Mais quand il a fini le rituel, c'est Caliptique qui est apparue dans le cercle. Pile en face de moi. Et je sais, je sais qu'elle m'a reconnue. Déjà, parce que ça fait vingt ans que je ne vieillis pas, et puis, elle a détourné le regard un peu trop vite‒ vous voyez le genre. Elle a failli me parler, je crois. Elle s'est avancée, un peu, fait le tour du cercle de protection en montrant les crocs et en exhibant ses, euh, ses autres… attributs démoniaques. C'était pas sa première fois ; ça épate la galerie, et le petit con devait se sentir tout fier. Mais en balayant l'assemblée du regard, elle s'est arrêtée un instant sur moi, et j'ai senti qu'elle avait failli dire quelque chose. Et puis, non. Le moment est passé. Elle a continué son tour, le gamin a braillé quelques mots dans un très mauvais latin, et elle a disparu dans un nuage de fumée très exagéré. C'est bien son genre.

J'étais un peu secouée, je vais pas mentir. La revoir après tout ce temps… Je me suis cassée juste après. Ça me faisait louper une conférence intéressante‒ la moitié de l'intérêt de l'évènement, et l'apéro qu'on se faisait entre anciens à la fin, mais j'avais envie de vomir de toute façon.

Je sentais comme un grand creux au fond de moi.

Je suis sortie par la Voie la plus proche. Dans la Bibli, il y a un coin que j'aime bien, calme, où j'allais discuter avec Cali à l'époque. Évidemment, on n'y était pas allées ensemble depuis longtemps, mais j'avais continué de venir après.

C'était une petite antichambre en périphérie d'une salle de lecture, un de ces coins dédiés à la littérature d'une réalité peuplée de créatures étranges et fé ; les "livres" était tous des cylindres de bois gravés qui chantonnaient quand on passait le doigt dessus. J'ai jamais compris un foutu mot, évidemment, mais j'ai toujours trouvé ça relaxant. Cali, elle, se marrait des fois, mais elle ne me disait jamais ce que j'étais en train d'écouter. Des bouquins érotiques ou une liste de course, pour ce que j'en savais.

Bref, je me suis réfugiée là, comme une gamine qui court se cacher sous son lit. Et elle m'y attendait. J'aurais dû m'en douter, peut-être. Le gosse avait complètement foiré sa désinvocation.

"Je voulais pas te parler devant tout le monde. J'avais peur de te mettre mal à l'aise."

J'ai voulu lui dire que je m'en foutais, que je préférais me taper la honte devant 500 collègues que de croire qu'elle m'ignorait. À la place, je lui ai dit merci.

"Je suis désolée, tu sais. D'avoir perdu contact comme ça. Mais il y a tellement de choses qui se sont passées, j'ai été promue, j'ai…"

Elle s'est interrompue, et elle m'a regardée avec de grands yeux. Je me suis soudain rappelée pourquoi j'avais passé tant de temps avec elle, et pourquoi elle m'avait autant manqué. Pourquoi, je le réalisais maintenant, elle me manquait toujours.

"C'est pas grave", j'ai voulu dire. "C'est un peu ma faute aussi".

Je n'ai rien dit.

Elle a eu un sourire désolé. "Je l'ai juste là, tu sais. Je peux te la rendre."

Il y a eu un autre instant de flottement, un blanc un peu gênant, puis elle a fait mine de mettre sa main dans la poche de son jean déchiré.

J'ai attrapé son poignet.

"Cali, je lui ai dit, Cali, je m'en fous de mon âme."

Je l'ai embrassée.

Et d'un seul coup, je me suis sentie complète à nouveau.

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