De la persistance de l'ombre

Les herbes sèches avaient craqué. Il en était certain.

Cela faisait à présent plusieurs lunes qu'il ne pleuvait pas, et que les points d'eau se faisaient de plus en plus rares et convoités. Rester à proximité de l'un d'entre eux était un risque énorme : les lions adoraient s'y prélasser, et étaient même en compétition entre eux. Trop s'en éloigner et risquer d’affronter la soif, cependant, était tout aussi dangereux. L'expérience de Beige, ainsi que la sagesse de son peuple, lui avait enseigné qu'il existait une sorte de zone intermédiaire confuse, tout comme la pénombre entre le jour et la nuit, ou le flou entre l'été et l'hiver, où on se trouvait à peu près en sécurité. Il fallait être une lionne particulièrement inexpérimentée pour faire craquer de l’herbe, et les hyènes ne venaient qu’en groupes bruyants. Et Beige appartenait à l’espèce la plus intelligente de la création – la nature l’avait fait assez grand pour regarder au-dessus des hautes herbes pour une bonne raison. Du moins, c’est ce que les anciens racontaient.

L'Ombre Contraire n'avait que faire de tout ça.

Beige avait déjà entendu parler de l'Ombre Contraire ; bien des choses étranges se disaient autour des points d'eau, entre gens de bonne compagnie, et beaucoup de bêtises, également. Aussi, il n'avait guère accordé de crédit à l'histoire prétendant qu'une créature difforme était récemment apparue dans les parages, et qu'il n'y avait rien de naturel dans son comportement. Vieil Os lui-même, un ancien d'une grande sagesse, avait déclaré qu'il ne s'agissait que d'une invention des enfants, une histoire qu’ils s’échangeaient pour se faire peur.

Mais lorsque l'herbe sèche craqua, Beige sut immédiatement que ce qui avait marché dessus n'avait rien de normal. Ça n’agissait ni comme une lionne, ni comme une hyène, mais ça n’était pas une personne non plus. Cela ne marchait pas comme les gens, cela ne bougeait pas comme les gens - c'était tout le contraire de ce qu'était supposé être quelqu'un.

Et ça se rapprochait de lui. Oh, ça ne se rapprochait pas très vite, car cela ne faisait rien comme tout le monde, mais ça se rapprochait, à n'en pas douter.

Beige se mit à courir, s'attendant à ce que l'Ombre le suive en courant, et fut très soulagé de constater que l'ombre ne savait pas courir comme une personne. Il s'élança au-dessus des herbes sèches de toute la force de ses jambes, slaloma entre divers troncs debout et couchés, et ne s'arrêta que lorsqu'il fut convaincu que rien ne l'avait suivi. Un peu ébranlé mais satisfait, il décida de décrire un grand cercle pour contourner l'endroit où il avait rencontré l'Ombre. Il lui suffirait ensuite de retourner dans sa zone de confort, raisonnablement proche et loin du point d'eau à la fois. Cela ferait une bonne histoire à raconter la prochaine fois qu'il rencontrerait les siens, se dit-il en s’abritant un moment sous un arbre pour se remettre de ses émotions, admirant les nuages dans le ciel.

Son cœur avait depuis bien longtemps retrouvé un rythme normal lorsqu'il entendit un nouveau craquement, exactement à la même distance de lui que le premier.

Comment l'Ombre avait-elle fait pour le retrouver sans savoir courir ? Rien ne pouvait vous suivre de façon aussi persistante sans savoir courir. De quel type de maléfice s'agissait-il ?

Afin de vérifier s’il s’agissait ou non d’une coïncidence, Beige courut se cacher un peu plus loin, en prenant bien soin de passer derrière des rochers pour décourager son poursuivant en brisant sa ligne de vue. Aucun prédateur sournois ayant un peu de bon sens ne s’épuisait à essayer de retrouver une proie méfiante déjà perdue de vue deux fois, alors qu’il y en avait tant d’autres à embusquer qui, elles, ne se doutaient encore de rien.

Il attendit.
Un nouveau craquement se fit entendre. Un frisson d’angoisse le parcourut.

Était-ce pour ça que les siens parlaient d'Ombre ? S’agissait-il d’une chose qui était aussi impossible à semer que sa propre ombre ?

Beige se remit à courir.

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Ce n'est que plusieurs heures plus tard, en plein soleil de midi, que Beige vit pour la première fois, ou plutôt entr'aperçut, la forme que prenait l'Ombre Contraire. Son angoisse de ces dernières heures, partagées entre la crainte sourde du surnaturel et une course effrénée qu'il ne pouvait de toute façon pas maintenir plus de quelques minutes sans développer un terrible point de côté, se transforma alors en pure terreur.

Il n'aperçut pas grand-chose de la créature, si ç'en était bien une, mais ce qu'il vit lui suffit largement. À cause de son nom, il l’avait imaginée comme une sorte de flaque noirâtre et épaisse rampant sur le sol, s'insinuant partout, cherchant à vous engluer comme du goudron. La réalité était toute autre : l’Ombre avait une forme bien distincte, mais qui défiait toutes les horreurs que Beige avait imaginées jusqu’alors. Ses yeux étaient ceux d’un de ces oiseaux de nuit qu’on voyait parfois au crépuscule, mais ils le fixaient en plein jour, entre les hautes herbes - et ils se trouvaient au milieu d’une masse sombre aux formes aberrantes, ses membres décrivant des angles irréels, comme une moitié de personne qu’on aurait retournée à l’envers.

Terrorisé, Beige s’élança à nouveau, et ce ne fut qu’à ce moment qu’il réalisa que depuis le début, l’Ombre l’éloignait de plus en plus du point d’eau.

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Le temps avait cessé d'avoir un sens. La course du soleil avait cessé toute logique. Chacune de ses tentatives de fuite ne faisait que l'éloigner davantage de sa seule chance de salut, et s'avérait plus pénible encore que la précédente. Sa peau lui cuisait et ses poumons allaient sûrement exploser. Pourquoi lui ? Qu'avait-il fait pour mériter de telles souffrances ? Quelle justice divine pouvait expliquer ce tourment ?

L'Ombre, elle, continuait d'avancer lentement, implacablement, ses yeux de hibou toujours fixés sur Beige, le brûlant presque autant que le feu du soleil.
C'était ça le plus fou, le plus terrible : l'Ombre était lente. Très lente. Anormalement lente – marcher comme une personne normale était bien plus rapide que la manière dont l'Ombre se déplaçait. Mais les règles ne semblaient avoir aucune prise sur elle, et elle finissait toujours par vous rattraper, au final. Vous pouviez courir, elle allait avancer. Vous pouviez marcher, elle allait avancer. Vous pouviez dormir, vous reposer quelques instants après avoir pris des heures d'avance sur elle, et croire l'avoir semée ; mais elle allait avancer. Encore et toujours. Sans jamais s'arrêter. Jamais.
Comme une ombre. Comme la fin.
Comme la mort.

Au crépuscule, Beige trébucha et s’écroula, la respiration sifflante. Il n'avait même plus la force de se lever. Dans ses derniers instants, à travers le voile de l’épuisement, il vit l'Ombre se déployer au-dessus de lui dans toute son horreur - une demi-personne disloquée, aux membres tordus et inversés en une épouvantable parodie de la vie - et ces yeux, ces yeux enfouis au centre d'un visage écrasé, aussi vide d'expression que celui d'une charogne.

Une griffe unique s'abattit sur sa gorge, et tout fut fini.

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Le chasseur regarda l'antilope qu'il traquait depuis le matin même, et se félicita de son succès. Il rangea son couteau en silex, chargea sa prise sur ses épaules, et s'en retourna vers les siens.

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