-
Crédits
Titre : Cobalt Stab
Auteur : Cyrielle Centori
Date de publication originale : 4 Janvier 2023
Une fois la signature apposée sur la feuille accrochée au mur, la porte menant auparavant à la cave s’ouvrit sur une étagère de livres. Antony et Géraud firent un pas en avant, leurs derbys passant d’un sol de roche au plancher en bois de la Bibliothèque. Ils se mirent en marche à travers les rayons.
« Comment étaient donc tes vacances à Tahiti ? demanda Antony.
— Oh, un petit coin de paradis, superbe. Ces étagères me m’ont pas manqué, commenta Géraud d’un ton sarcastique.
— Je t’assure, aucun bon bouquin n’a poussé dessus pendant ton absence, lui répondit son ami du même ton.
— Je me fatigue. Tu te rends compte, tout de même ? Plus de dix ans à critiquer les bouquins de cette bibliothèque dont on dit qu’elle est la plus complète de l’univers, tout ça pour ne pas tomber sur un seul correct.
— La quête du bon livre est telle celle du Graal, mon ami, ricana Antony.
— Je vais finir par me trancher les veines dans une baignoire, dans ce cas. »
Tous deux vêtus d’un complet, ils se différenciaient par leur couleur ; Antony le portait bleu, tandis que Géraud l’avait noir. Le premier l’agrémentait d’un nœud papillon, contrastant avec la bien plus classique cravate du deuxième. Avançant d’un pas soutenu, ils traversèrent de nombreux rayons différents avant de se séparer à un embranchement.
« On se revoit donc ce soir ! lança Antony à son ami en s’éloignant.
— Nous nous revoyons ce soir, en effet, reformula ce dernier, insistant sur le "nous" afin de rappeler à son interlocuteur son dégoût prononcé pour le pronom "on". »
Le critique bleu continua alors sa route pendant cinq bonnes minutes, traversant rayon sur rayon, empruntant échelles et escaliers, parcourant du regard les diverses étagères de son chemin pour trouver un titre qui titillerait sa curiosité. Il finit alors par poser les yeux sur un livre bien long – un bon millier de pages, à vue de nez – dont le titre l’interpella : « Cobalt Stab ». Ce dernier n’attira cependant pas son attention par son intérêt.
Intrigué, il sortit un carnet de la poche de sa veste. Malgré sa taille réduite, il révéla en s’ouvrant des pages d’un format bien plus grand que sa couverture, contenant les notes et brouillons de nombreuses critiques désormais publiées. Et puis, parcourant les pages, il en trouva une dont le titre indiquait « Cobalt Stab ».
Cobalt Stab
Le titre m’avait interpellé par son aspect ésotérique ; le cobalt étant un métal étrange à utiliser pour une arme blanche, et le « Stab » ne rappelant qu’indirectement ce genre d’armes, comme s’il pouvait y avoir un « Stab » sans arme. Comment alors identifier que l’arme était en Cobalt ? À moins que le cobalt soit la matière constituant la blessure, et dans ce cas, quel genre d’entité avait pu être blessé ?
Je pris alors la décision de m’asseoir et d’ouvrir ce livre. Quelle ne fut pas ma déception en constatant qu’il ne contenait que deux mots, identiques à son titre. « Cobalt Stab », en haut à gauche d’une feuille suivie d’un millier de pages totalement blanches ; j’en ai vérifié chaque page.
Je sais que mon ami Géraud aurait bien vite envoyé cet ouvrage au feu, mais je restai personnellement abasourdi quelques minutes ; pourquoi avoir écrit une telle œuvre ? Pourquoi avoir pris la peine de créer un livre, de relier mille pages et une couverture, simplement pour deux mots ?
Cela restera sûrement un mystère, d’autant plus qu’aucun auteur n’est indiqué. Reste que qualifier ce livre de médiocre serait un acte de bonté, malgré les questions qu’il fait se poser, et qu’il ne mérite évidemment pas votre temps, pas même le peu qu’il vous demande.
En relisant cette page, Antony fronça les sourcils. Cette critique avait été écrite il y a des mois, et le livre pris dans un rayon se situait à des kilomètres. Comment ce dernier avait-il pu se retrouver ici ?
Il prit alors une chaise ainsi qu’une grande inspiration, puis y posa son postérieur avant d’ouvrir l’ouvrage. « Cobalt Stab ». Encore. Suivi de nombreuses pages blanches. Antony soupira, avant de froncer d’autant plus les sourcils. Pouvait-il y avoir un livre en double dans la bibliothèque, classé à deux endroits si différents ? Un Page avait-il pu faire une erreur en rangeant un livre ? Confus, il partit alors chercher l’ancien exemplaire afin de comparer.
Après une bonne heure de marche à travers rayons et raccourcis, il retrouva finalement l’autre « Cobalt Stab ». Il les compara : à la différence de la couleur de couverture et du nombre de pages, ils étaient strictement identiques. Il décida alors de ramener les deux livres dans le hall d’accueil.
Celui-ci était très animé, comme toujours. De nombreuses personnes, de tout âge, genre ou même espèce y passaient. Certains lisaient sur des fauteuils, d’autres conversaient à voix basse ou demandaient des informations aux Archivistes, des créatures humanoïdes assignées au comptoir. Dépourvues d’yeux, elles n’avaient pas besoin de ce sens pour identifier et localiser n’importe quel livre au sein de la Bibliothèque. Après dix minutes de queue, il ne restait plus qu’une personne devant Antony. Enfin, « personne », il était difficile de donner ce qualificatif à ce que nombreux qualifieraient de simple boule flottante dotée de sens et de conscience.
« Bonjour, je cherche un livre nommé "Cinq cents manières de cuisiner les escargots", sauriez-vous où je pourrais le trouver ?
— Notre unique exemplaire est en train d’être lu dans le hall par cette personne, répondit l’Archiviste en pointant du doigt ce qui ressemblait à une chèvre humanoïde.
— Merci beaucoup ! »
La « boule magique » s’orienta alors vers l’être pointé tandis que le tour d’Antony arriva enfin. Il posa les livres sur le comptoir avant d’être immédiatement coupé par l’Archiviste, sans avoir pu dire un mot :
« Carte, s’il vous plaît.
— Je ne viens pas pour emprunter, j’ai en réalité un problème avec ces livres.
— Quel est-il ? demanda l’Archiviste, dubitatif.
— Et bien, vous voyez, ils contiennent strictement le même contenu, et ont le même titre. Pourtant, ils étaient rangés dans des étagères totalement différentes, à plusieurs kilomètres de distance. »
L’Archiviste afficha un air confus un instant ; on aurait pu croire qu’il fixait Antony du regard si les Archivistes étaient effectivement pourvus d’yeux.
« Ces livres se nomment respectivement "Un jour à la mer" et "Le violon magique", il n’est pas étonnant qu’ils soient dans deux rayons distincts. Je ne comprends pas pourquoi vous dites que leur contenu est identique.
— Je ne mens pas ! Je ne sais pas ce qui a bien pu se passer, mais je vous assure que ces deux livres sont les mêmes, et ne portent pas ces titres, se défendit Antony, perturbé par l’erreur de l’Archiviste qu’il pensait pourtant infaillible.
— J’aimerais que vous alliez me chercher cette personne, déclara-t-il en pointant du doigt une femme brune qui lisait dans un fauteuil. Ce n’est pas que je ne vous fasse pas confiance en particulier ; simplement, je ne vous connais pas.
— Bien sûr, répondit Antony, légèrement vexé mais compréhensif. »
Laissant les livres sur le comptoir, il se dirigea alors vers la personne indiquée avant de lui adresser le bonjour. Mais elle ne répondit pas. Il réessaya un peu plus fort ; toujours pas de réponse. Commençant à être un peu agacé, il tenta le contact physique : la femme sursauta alors, refermant son livre d’un coup sec avec un mouvement de recul.
« Hé ! Vous êtes qui ? s’écria-t-elle, en colère.
— Navré, vous ne répondiez pas. J’ai besoin de votre aide, un Archiviste vous demande au comptoir, répondit calmement Antony en essayant d’apaiser la situation.
— Patientez, la prochaine fois. Je finissais mon chapitre, je peux pas être partout à la fois. J’arrive. »
Elle rangea son livre dans une poche attachée à sa taille, dont les dimensions semblaient être parfaitement conçues pour l’ouvrage en question. Les deux retournèrent ensuite au comptoir en silence, la situation pour moitié tendue créant une certaine gêne. Une fois arrivés, elle annonça sa présence à l’Archiviste, qui lui détailla la situation.
« Je confirme que ces deux livres sont les mêmes. Leur titre est "Cobalt Stab" et à l’intérieur c’est pareil. Juste "Cobalt Stab".
— C’est impossible, je ne peux pas me tromper sur un livre, s’agaça l’Archiviste. Il y a un problème, il faudrait que vous enquêtiez. Si la Bibliothèque a un problème, nous devons le savoir.
— D’accord, souffla-t-elle. Je vais voir ce que je peux trouver. »
Elle ressortit alors son livre sous le regard curieux d’Antony, puis tourna de nombreuses pages machinalement ; celles-ci semblaient apparaître et disparaître. Elle s’arrêta d’un coup sec, et ne passa qu’une dizaines de secondes à lire avant de déclarer :
« Je n’ai qu’un seul souvenir sur "Cobalt Stab", un vieux livres de prophéties lu par une très vieille instance.
— Je vous appelle un Guide. »
En silence, Antony et son acolyte descendaient toujours plus d’échelles vers les profondeurs de la Bibliothèque. Le premier contact ayant été plutôt rude, personne n’osait réellement entamer la conversation. Le silence du Guide, un être dépourvu de bouche, n’aidait pas à dissiper la gêne. La seule lueur de sa lanterne, dans ces coins reculés et peu éclairés, créait une ambiance assez particulière bien plus fertile à la contemplation qu’à la conversation.
Pourtant, Antony brisa le silence une première fois, un peu hésitant.
« Donc… comment vous appelez-vous ?
— Tout le monde m’appelle La Lignée, répondit-t-elle sèchement.
— Moi c’est Antony. Antony Hergoult. »
Après un nouveau silence d’une dizaine de secondes, le critique tenta de rattraper la situation.
« Vous savez, je tiens à m’excuser pour tout à l’heure… je ne souhaitais pas vous déranger dans votre lecture. »
La Lignée souffla, avant de lui donner une réponse d’un ton plus chaleureux.
« Ce n’est pas vous le problème en particulier. C’est juste que j’aurais préféré continuer à lire dans le hall, plutôt que de venir enquêter. J’avais pas spécialement prévu ça dans ma journée, soupira-t-elle en entamant la descente d’une échelle.
— Moi non plus, en réalité. Je suis critique, et j’ai l’impression que je ne vais pas avoir le temps de travailler aujourd’hui. J’ai un ami, Géraud Néméryen, critique lui aussi. Je le vois déjà me railler ce soir parce qu’il a à nouveau fait plus que moi.
— Oh, les critiques… Toujours à chercher la petite bête, jamais à apprécier les histoires. C’est rien contre vous, bien sûr. C’est juste que souvent, je vous comprends pas.
— Nous avons bien des utilités, répondit Antony du tac au tac, attaqué dans ses convictions. Tout d’abord, nous guidons les lecteurs dans leur choix, afin qu’ils ne perdent pas leur temps sur les écrits médiocres qui jonchent cette bibliothèque. Et nous aidons étalements les auteurs à comprendre ce qu’il ne faut pas faire dans leurs écrits.
— J’espère que vous continuez à lire normalement, au moins.
— Oh, la lecture critique devrait être la lecture normale ! J’espère bien qu’un jour chaque lecteur abordera ses lectures d’un œil critique, afin de tirer vers le haut l’art littéraire, s’émerveilla-t-il en sautant de l’échelle sur le parquet.
— On ne sera pas d’accord sur ce point, soupira la Lignée après un silence. Tant pis ! Heureuse de vous rencontrer, en tout cas.
— Plaisir partagé ! »
Au fil de leur discussion, le sol se faisait de plus en plus vétuste, et les livres posés sur les étagères de plus en plus anciens. Ils ne rencontraient personne durant leur trajet, et le Guide resta entièrement silencieux. Ils se trouvèrent enfin au bout d’un couloir, sur le haut d’une étagère, pouvant contempler tout un étage de rayons labyrinthiques. Alors qu’ils s’apprêtaient à suivre le Guide, celui-ci disparut dans une gerbe de poussière, laissant seulement tomber sa lanterne.
Surprise, la Lignée regarda alors en bas ; aucune échelle pour descendre. Les deux acolytes se regardèrent, avant de décider d’une marche à suivre.
« C’est le bon endroit, mais on n’est pas encore complètement au bout. »
Elle ressortit son livre et parcourut à nouveau de nombreuses pages rapidement, semblant chercher quelque chose. Elle en ressortit quelques secondes plus tard, puis parla comme pour elle-même :
« C’est bizarre, j’ai jamais vu un Guide disparaître comme ça, d’un coup…
— Moi non plus, c’est très inquiétant. Continuons-nous ?
— Plus vite on résout cette affaire, plus vite je serai tranquille. Mais je crois que c’est plus complexe que je le pense.
— Comment faisons-nous pour descendre ?
— Étagère par étagère. »
Antony ravala sa salive ; ses compétences physiques laissaient à désirer. Il laissa la Lignée s’engager d’abord, lanterne à la main, avant de suivre. La descente était très risquée, chaque étape étant bien plus grande que les pas d’une échelle, et les étagères branlantes ne rassurant pas quant à leur solidité. Finalement, les deux arrivèrent tout de même en bas sans encombres, le cœur d’Antony battant.
« Ça a pris un coup de vieux par rapport à la dernière fois, déclara la Lignée.
— Vous y êtes venue quand ?
— Oh, ça doit faire… la treizième instance, donc il doit y avoir deux mille ans environ, réfléchit-elle à voix haute.
— Deux mille ans ? De quelle espèce êtes-vous ? s’étonna Antony.
— Humaine, sans aucun artifice ! Je vous expliquerai plus tard. D’abord on continue, le chemin est dangereux. Attention où vous mettez les pieds. »
Ils poursuivirent leur route, le parquet grinçant bien plus que les étages précédents. Des livres traînaient parfois à terre, et personne ne semblait avoir foulé ces planchers depuis un long moment. Pas même des araignées, le lieu étant totalement dépourvu de toiles.
Soudain, le sol se déroba sous les pieds d’Antony, qui ne put se rattraper qu’à une partie du plancher après avoir poussé un cri paniqué qui fit se retourner la Lignée.
« Voilà pourquoi j’avais dit de faire attention !
— S’il vous plaît, rattrapez-moi ! paniqua le critique.
— Ah bah je vais pas vous laisser crever là ! répliqua sa camarade avec sarcasme en accrochant sa main. »
Tirant de toutes ses forces, la Lignée put sortir Antony du trou dans le parquet, qui s’était affaissé à la suite d’un ultime craquement. Le cœur battant, ce dernier se remettait de mes émotions.
« On ne… il ne m’avait jamais été dit que la Bibliothèque pouvait être aussi dangereuse !
— Oh, la Bibliothèque est bien des choses… ricana la Lignée. Allez, plus de peur que de mal, on continue. »
Faisant plus attention à là où il mettait les pieds, Antony suivit la Lignée pendant un bon quart d’heure à travers les anciens rayons. Les étagères grinçaient également au passage de leurs pas, se balançant légèrement de gauche à droite, menaçant de tomber à tout instant. Mais ils arrivèrent finalement à leur destination.
« C’est ici, déclara la Lignée, je m’en souviens.
— Il ne reste donc plus qu’à fouiller les étagères. »
Livre par livre, ils cherchèrent le titre en question. Les ouvrages étaient si âgés qu’il semblait risqué de les saisir, de peur que seule la couverture ne reste dans les mains. Cette odeur caractéristique du vieux livre et le silence des vieux rayons donnait une atmosphère particulière à cette quête, bien différente des recherches de lectures intéressantes qu’Antony avait l’habitude de mener.
Un soudain « Trouvé » de la part de la Lignée le sortit de ses pensées avant qu’il ne la rejoigne aussitôt. Il la trouva le livre déjà ouvert, à la recherche de la fameuse occurrence de « Cobalt Stab ».
« Alors ? Vous trouvez ? demanda Antony en se penchant par-dessus son épaule.
— Attendez, je cherche, répondit sa camarade en se décalant légèrement, mal à l’aise. »
Elle semblait pouvoir lire à une vitesse surprenante, mais le livre était long. Après deux bonnes minutes, elle annonça avoir trouvé et lut alors.
Le lecteur aguerri sans chaussure à son pied
S’agacera bien vite et cherchera la fin.
Seule la barbarie pourra le réveiller
D’une brisure ensuite le Cobalt Stab s’éteint
« On… nous ne sommes pas bien avancés, grommela Antony.
— "cherchera la fin", "la barbarie"… j’aime pas ça du tout. Le "Cobalt Stab", peu importe ce que ça signifie, est lié de près ou de loin à une catastrophe.
— Ramenons-le à l’accueil, nous trouverons bien un spécialiste qui pourra nous fournir plus d’informations sur cette prophétie.
— Bonne id- »
La Lignée fut coupée dans son élan lorsque ses yeux repassèrent du visage de son interlocuteur au livre. Il était blanc. Seul les mots « Cobalt Stab » étaient restés intacts. Elle fouilla de nombreuses autres pages, devenues toutes blanches. Un rapide coup d’œil aux étagères montra que tous les livres y étaient désormais nommés « Cobalt Stab ». Après une interjection manquant de politesse, elle annonça à son acolyte : « Faut qu’on s’en aille. »
Alors qu’ils commencèrent à marcher à pas soutenus dans le sens opposé à leur venue, un tremblement se fit ressentir, accompagné d’un rugissement reptilien en trois temps. Les étagères se balancèrent de gauche à droite avant de s’effondrer sur elles, accompagnées d’une pluie de livres anciens désormais titrés « Cobalt Stab ».
« Courrez ! cria la Lignée.
— Merci, j’ai deviné quoi faire ! ironisa Antony en réponse. »
Ils prirent leurs jambes à leur cou en essayant d’esquiver tant bien que mal les nombreux ouvrages leur tombant dessus. Le parquet craquelait toujours plus fort sous leurs pieds, et les livres tombant derrière eux le trouèrent à de nombreux endroits. La Lignée criait les directions à son camarade, qu’il suivait tant bien que mal.
« Droite ! »
Ils se dirigèrent dans ce sens avant qu’un livre ne tombe sur la tête de la Lignée, qui observa alors deux grosses étagères lui tomber dessus.
« Gauche, gauche, gauche ! cria-t-elle en faisant demi-tour. »
Échappant finalement au meuble de Damoclès qui s’effondrait au-dessus de leurs têtes, les deux acolytes poursuivirent leur course tandis que le sol se brisait derrière eux à la suite des chutes de livres. Après de nouveaux virages et bifurcations, essoufflés, ils aperçurent l’étagère menant à l’étage supérieur, qui vacillait d’avant en arrière. Ils réalisèrent alors avec horreur qu’il allait leur falloir grimper ça.
Les livres continuant leur chute derrière eux, ils n’avaient de toute façon pas le choix. Antony entama l’ascension, très vite suivi par la Lignée. Ils avançaient doucement, devant régulièrement s’arrêter pour garder l’équilibre et éviter quelques livres tombant. L’étagère tremblait de plus en plus, menaçant de s’effondrer à tout moment.
Le cœur d’Antony battait comme jamais ; cela lui donnait des forces. Il grimpait au rythme de son cœur, qu’il utilisait pour ne pas penser au danger. Il profitait toujours d’un battement pour se hisser vers le haut, et reprenait son souffle en respirant en rythme. Finalement, presque arrivé au bout, il observa une forme humaine en costume-cravate noir l’y attendant, la main tendue.
« Antony, attrape ma main !
— Géraud ? s’étonna l’intéressé, abasourdi. »
Que venait donc faire son ami dans ce recoin de la Bibliothèque ? N’était-il pas dans un rayon loin de là, à faire ses critiques ? Antony pesta intérieurement, déçu de ne pas pouvoir le retrouver plus tard pour lui conter son aventure avec fierté. Mais c’était actuellement le cadet de ses soucis ; il prit sur lui pour gravir les quelques derniers échelons le séparant de la main tendue, puis la saisit avant de se sentir tiré vers le haut.
Le temps de se remettre de ses émotions, Antony s’assit par terre en s’adossant contre une étagère, qui ne tremblait pas à cet étage. Surplombant celui où il se situait il y a encore quelques minutes, il put contempler les divers rayons s’effondrant les uns après les autres. Lorsqu’il reprit ses esprits, il s’écria :
« Géraud ! Qu’est-ce que tu fais là ? »
Mais celui-ci ne répondit pas, concentré ; il tendait la main à la Lignée, qui n’était pas encore arrivée au bout. Elle la saisit au moment où l’étagère décida enfin à s’effondrer comme les autres. La lectrice ne devait désormais sa vie qu’à Géraud, à qui elle était suspendue. Mais il ne la remonta pas.
« Le Livre ! cria-t-il froidement. »
De là où il était, Antony ne pouvait pas voir l’expression terrorisée de la jeune femme. Elle venait de passer d’un sauvetage à ce qui était pour elle comme un meurtre. Lui n’avait pas encore bien compris la situation, et se leva difficilement pour s’approcher du bord.
« Ne t’approche pas, Antony, ordonna Géraud. Je n’ai rien contre toi, c’est son livre que je veux.
— Comment ça ? Pourquoi ? s’écria-t-il en s’approchant.
— N’approche pas ou je la lâche ! menaça son ami.
— Tu ne le ferais pas… Je ne peux pas y croire. »
Antony observa une lueur différente dans les yeux de celui qu’il avait toujours considéré, depuis plus d’une dizaine d’années désormais, comme son plus fidèle camarade. Il semblait enragé, mais également muni d’une détermination qu’il n’avait jamais connue de la part du critique toujours blasé de ses lectures. Une peur irrationnelle le saisit alors, une impression de ne plus connaître la personne devant lui.
Il tenta de s’approcher, le cœur battant. Géraud porta alors la main à la ceinture pour y sortir une arme à feu, qu’il pointa sur son ami. Antony s’immobilisa instantanément, avant de crier dans une voix mélangeant tristesse et panique :
« Qu’est-ce qu’il se passe chez toi ? C’est quoi cette histoire ?
— J’ai besoin du Livre pour trouver où détruire la Bibliothèque, répondit l’homme armé avec une colère mêlée à une pointe de tristesse réprimée. Tu devrais me comprendre, toi. Tu sais qu’elle n’a aucune valeur, que c’est une honte pour l’art littéraire. Autant d’écrits médiocres, parmi lesquels nous trouvons parfois un écrit essayant de faire bien sans y parvenir. Ouvrir la littérature à une telle diversité est une erreur, et il faut la corriger. »
Géraud se retourna vers la main qu’il tendait à la Lignée, qui pendait encore à des dizaines de mètres du sol, paniquée. Il répéta à nouveau sa demande : « Le Livre ! Je n’ai rien contre vous en particulier, donnez-le moi et je n’aurai pas à aller le chercher en bas ! ».
Antony dut prendre un moment pour traiter l’information. Son ami ne lui avait jamais fait part d’un tel projet ; il était certes d’accord avec lui sur la médiocrité moyenne de la littérature présente, mais jamais il n’aurait pensé atteindre une telle extrémité. Il savait que son ami n’avait jamais partagé sa fascination pour la diversité des auteurs. Antony aimait comprendre leurs motivations derrière les livres mal écrits, et leurs intentions. Géraud n’y avait jamais prêté attention, et ne souhaitait que de la bonne littérature, considérant tout le reste comme à brûler.
Il ne savait pas quoi faire. Devait-il vraiment empêcher son ami d’atteindre son but ? Le doute s’effaça rapidement de son esprit : il aimait cette Bibliothèque malgré tout, il ne voulait pas sa destruction. Il se résout alors à tenter ce qu’il pouvait, et essaya d’approcher d’un pas qui aurait été discret sans le craquement du parquet. Se retournant soudainement, Géraud tira une balle qui frôla le bras d’Antony.
« J’ai pensé que tu me comprendrais, fit-il avec déception, comme pour lui-même. »
Une voix apeurée se fit entendre plus bas : « T-tenez. ». Géraud se saisit alors du livre en gardant son ami en joue, avant de faire remonter sa victime comme promis. Dès qu’il lâcha sa main, il s’éloigna du bord en gardant son arme tendue.
« Je vous conseille de partir d’ici. Je ne suis pas un meurtrier, je veux simplement mettre fin à tout ça, déclara-t-il avant de se retourner vers son ami, ses yeux déterminés laissant échapper une larme dénotant du reste de son visage. Sauve-toi. Je t’apprécie, malgré tout. »
Dès qu’il fut assez loin, il se retourna et courut à travers les étagères, laissant Antony tétanisé et la Lignée effondrée à terre, comme si l’on avait assassiné toute sa famille devant elle.
Il s’en suivit un très long silence. Plusieurs minutes passèrent, pendant que très nombreuses questions traversèrent l’esprit du critique. Tout d’abord, sur son ami : comment avait-il pu en arriver là ? Pourtant rentré de vacances, il donnait l’impression d’être tombé dans une sorte de burn-out incontrôlable. Et puis, comment n’avait-il pas pu le voir ? C’était son ami, tout de même ; il aurait dû remarquer que quelque chose n’allait pas ! Il ressentit soudain une certaine culpabilité.
Ses pensées se penchèrent ensuite sur le Livre : qu’avait-il de si important ? Il semblait contenir de précieuses informations, puisqu’il avait mené la Lignée jusqu’ici, mais pourquoi ce livre en particulier ? D’ailleurs, comment son ami avait-il su qu’il était ici ? N’était-il là que pour le prendre ?
Un vide se fit dans son esprit, qui ne pouvait que difficilement supporter toutes ces questions. Il regarda alors son acolyte, qui semblait totalement abattue. Elle était couchée sur le côté, à quelques centimètres du bord. Son visage arborait la terreur. Pourquoi le vol de ce livre semblait la toucher autant ? De nouvelles pensées et questions assaillirent son esprit, mais son instinct empathique prit le dessus.
Il s’approcha de la Lignée et se pencha vers elle, puis essaya d’ouvrir le dialogue, sans encore oser un contact physique.
« Je… je suis réellement désolé… Je ne comprends pas ce qu’il s’est passé, je ne sais pas comment-
— Ce… c’est pas… votre faute. Je… peina-t-elle à exprimer.
— On peut trouver une solution, je pense. Il n’est pas méchant, d’habitude. Je dois pouvoir trouver un moyen de le raisonner. »
L’expression sur le visage de la Lignée changea graduellement pour de la colère.
« Non… si je le croise… je le tue.
— Vous… n’êtes pas…
— Vous n’avez pas la moindre idée de ce que ce livre est pour moi ! enragea-t-elle. J’ai toujours vécu avec lui, c’est une partie de moi, c’est… finit-elle en s’essoufflant.
— Expliquez-moi, alors, répondit Antony calmement, diplomate. Essayons de trouver une solution.
— Pardon, je… »
La Lignée se releva avant de commencer à marcher.
« On remonte au hall. Je vous explique en chemin. »
Ils se mirent en route.
« À la naissance, certains ont parfois quelques capacités innées. Ça peut être génétique, ou simplement l’alignement de quelques facteurs. Personnellement, j’ai la capacité de me plonger pleinement dans les œuvres, et de ressentir directement les émotions et sentiments des écrivains.
Ça fonctionne autant pour les fictions que pour les évènements réels. C’est il y a très longtemps que j’ai donc eu l’idée – enfin, la première instance a eu l’idée, mais elle possédait la même capacité que l’instance actuelle – d’écrire moi-même un livre exprimant mon vécu. Je pouvais ainsi me souvenir de plus de choses, et pensais que des successeurs qui posséderaient le même talent pourraient poursuivre son œuvre.
C’était il y a plus de trois mille ans. Et maintenant, j’ai eu de nombreuses vies, à chaque nouvelle personne trouvant le livre. À force, on finit par s’identifier à l’auteur, et nous devenons l’auteur. Voilà pourquoi ce livre, c’est toute ma vie, toutes mes vies. Maintenant, je ne suis plus que mon ancienne coquille, la personne que j’étais avant. Autant dire que je ne suis plus rien, et que je ne sais plus rien. »
Antony demanda ensuite :
« Mais que compte-t-il faire avec le Livre ?
— J’en sais rien ! Je ne sais plus rien ! Il doit y avoir dedans un passage de ma vie qui doit pouvoir l’aider à atteindre son but. Mais je peux plus m’en souvenir.
— Il a dit vouloir trouver où il était possible de détruire la Bibliothèque.
— Il a dû lire quelque part que je me trouvais à un endroit critique à un moment donné, et s’est dit qu’il trouverait les informations nécessaires dans mon Livre. »
Après un instant de réflexion, le critique continua :
« Mais vous, comment vous avez découvert le livre ?
— J’en suis l’autrice, ou l’auteur, peu importe. Je l’ai pas découvert.
— Non, je veux dire, l’instance actuelle.
— Oh… à la mort d’une instance, le Livre est rendu à la Bibliothèque, à qui l’a confié la première instance. Sur le papier, il lui appartient, je le réemprunte juste à chaque vie, expliqua la Lignée. Il suffit alors que quelqu’un qui possède ma capacité tombe dessus et s’y intéresse pour que le processus se déclenche, pour qu’il devienne à terme ma prochaine instance. Le Livre ne force personne, je sais toujours dans quoi je m’embarque. Certaines personnes le rendent après quelques jours seulement. »
Ils marchèrent encore quelque mètres avant qu’Antony ne finisse par déclarer :
« Je crois avoir une solution. Si le Livre appartient à la Bibliothèque, tant qu’il s’y trouve, un Archiviste devrait savoir le situer, non ? Et il s’y trouve forcément puisque Géraud cherche un endroit pour la détruire. »
La Lignée réfléchit un instant.
« Mais… oui ! Oh, génial ! »
Elle se mit alors immédiatement à courir vers le hall d’entrée, rapidement suivie de son acolyte essayant tant bien que mal de suivre la cadence.
Arrivée devant un Archiviste, la Lignée dépassa une file de gens dont le visage changea vite d’émotion pour l’agacement. Antony ne put que suivre en s’excusant.
« Excusez-moi, c’est la Lignée et-
— La Lignée ? Impossible, le Livre n’est pas avec vous.
— Et pourtant c’est moi, assura-t-elle en sortant sa carte de la Bibliothèque. On me l’a volé, et j’ai justement besoin de votre aide pour le retrouver.
— Si le Livre a quitté la Bibliothèque, c’est peine perdue… »
L’Archiviste resta stoïque un instant, avant de rendre un verdict.
« Heureusement pour vous, il y est encore.
— Pas étonnant, le voleur en a besoin dans la Bibliothèque. Il veut exploiter un de mes souvenirs pour trouver l’un de ses points faibles et la détruire, peu importe comment.
— Cela a-t-il un lien avec les livres problématiques de tout à l’heure ? »
La question de l’entité aveugle perturba la Lignée, qui avait totalement oublié cette histoire sous le choc des évènements ultérieurs. Elle sembla réfléchir un instant, mais ce fut Antony qui répondit avant elle.
« Nous avons pu obtenir les informations recherchées, mais l’étage s’est effondré après que tous les livres se soient transformés en "Cobalt Stab" comme les autres.
— Nous l’avions ressenti. Un problème se trame dans la Bibliothèque, et peu importe ce que c’est, cela doit être lié de près ou de loin à votre voleur. Maintenant que nous savons qu’il est en possession du Livre, nous enverrons des Guides pour l’éliminer. Merci de votre aide.
— Je… »
Antony s’arrêta un instant. La Bibliothèque allait-elle tuer son ami ? Malgré les évènements récents, il ne pouvait se résoudre à abandonner Géraud.
« Je préférerais essayer de le raisonner. C’était un ami, et j’aimerais qu’il le redevienne.
— Nous ne pouvons risquer l’intégrité de la Bibliothèque pour une amitié, déclara froidement l’Archiviste. Restez ici. La Lignée, vous pourrez suivre un Guide qui vous accompagnera pour récupérer le Livre. »
Voyant l’expression décrépite du critique, son acolyte hésita un moment, avant de déclarer :
« Je veux qu’il vienne. Il pourra m’aider à comprendre le sens de tout ça, si l’élimination du voleur ne suffit pas. Rien ne dit que cette histoire sera finie après ça.
— Je vous l’accorde. Il peut vous accompagner, mais nous n’hésiterons pas à l’éliminer s’il se met en travers du chemin des Guides. Qu’il fasse attention. »
Les deux hochèrent la tête, avant d’être approchés par un Guide faisant signe de le suivre.
« Vous allez quand-même essayer, hein ? demanda la Lignée avec compassion.
— Je le dois. Je ne peux pas le laisser, répondit Antony, déterminé.
— Bon. Je ferai ce que je peux pour vous aider, parce que je vous aime bien. Mais je me tuerai pas pour vous éviter la mort.
— Je ne vous le demandais pas. »
Antony n’avait jamais vu de Guide aller aussi vite au sein de la Bibliothèque. Ils traversaient les étagèrent en marchant à vive allure, devant même parfois trottiner un peu.
« Pensez-vous que la prophétie et cet incident soient liés ? demanda le critique en soufflant de fatigue.
— Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. Le lecteur aguerri qui s’agace pourrait très bien être votre ami. Il cherche bien la fin de la Bibliothèque, après tout.
— J’ai toujours haï les prophéties et les histoires d’élus, soupira Antony. »
Ils descendirent à nouveau plusieurs étages, jusqu’à arriver de plus en plus profond dans la Bibliothèque, peut-être même plus profond que l’étage de tout à l’heure. Les livres sur les étagères se montraient de plus en plus vieux et poussiéreux ; certains arboraient à nouveau le titre de « Cobalt Stab ». Pourquoi ce terme ? Plus ils descendaient, plus il était fréquent.
Le Guide semblait parfaitement savoir où il allait. Il fut au cours de sa route rejoint par plusieurs autres de ses congénères. Cinq d’entre eux se déplaçaient alors, comme en meute, leurs lampes se balançant en rythme. Un silence pesant marquait l’ambiance, tandis qu’Antony réfléchissait à comment il pourrait sortir son ami de là.
Il n’eut malheureusement pas le temps de trouver une solution lorsqu’il aperçut Géraud en train de lire le Livre d’un air énervé, tournant les pages après les avoir comme scannées les unes après les autres, grommelant à lui-même :
« Mais c’est pas possible, où peut donc être l’information ? Il y a trop de pages dans ce livre ! Et c’est si mal écrit ! »
Les Guides commencèrent alors leur approche à grande vitesse, tandis qu’Antony ne put se contenir :
« Géraud ! Attention ! »
La cible eut le temps de se retourner et d’atteindre sa ceinture pour y sortir un couteau, choix d’arme surprenant. Cependant, les Guides s’arrêtèrent immédiatement à la vue de l’arme pour disparaître dans une gerbe de poussière, comme celui les ayant accompagnés à l’ancien étage. La stupéfaction d’Antony s’accompagna d’un soulagement coupable. La Lignée elle fixait l’arme.
« Ce couteau… je l’ai déjà vu. Il me faut le livre, il y fait mention ! »
Son acolyte se mit alors à courir vers Géraud, qui sortit immédiatement son arme à feu par réflexe pour le mettre en joue, faisant tomber le Livre par la même occasion avant de poser le pied dessus.
« N’avance pas plus, Antony ! Je ne veux pas te faire de mal.
— Moi non plus ! Pourquoi crois-tu que je t’ai prévenu ? Je veux simplement le retour de mon ami. Arrête cette folie, demanda-t-il en levant les mains.
— Je… je dois finir. Je cherche, mais ce livre est bien trop grand !
— Vous pourrez pas le comprendre, gronda la Lignée. Vous êtes un critique, vous analysez tout. Ce livre est à vivre ! Ce livre, c’est des vies entières couchées sur le papier.
— Un livre n’est bon à rien s’il ne sert qu’à raconter une histoire ! Surtout lorsqu’il le fait aussi mal ! Comment avez-vous pu passer tant de milliers d’années à écrire une telle infamie ?
— Rendez-le moi s’il ne vous sert à rien, bon sang ! ordonna l’autrice.
— Géraud, s’il te plaît… le supplia Antony. »
Le doute commença à apparaître sur le visage du critique aigri.
« Ce n’est pas parce que tu estimes que quelque chose n’est pas digne d’exister que tu dois en priver tout le monde. Rends ce livre, calme-toi, et discutons. Certes, ces livres ne sont pas des chefs d’œuvre littéraires, mais certains prennent du plaisir à les lire, et les auteurs prennent du plaisir à les écrire.
— Prendre du plaisir à écrire ces immondices ? s’écria Géraud, la voix cassée par la colère. Quelle triste vie…
— Quelle triste vie, oui. D’être si exigeant qu’il vous est impossible d’aimer quoi que ce soit, se moqua la Lignée. Rendez-moi ce livre si vous n’êtes pas capable de l’apprécier à sa juste valeur. »
Rouge de colère, Géraud mit un coup de pied dans le livre qui atterrit au pieds de son autrice. Elle se saisit de son ouvrage, et l’ouvrit immédiatement pour s’y plonger. Devant elle, les yeux du critique étaient coulants de larmes et son visage déformé par la colère. Un conflit intérieur important semblait avoir lieu en lui ; il tourna son arme en direction de la lectrice.
« Menez-moi au Serpent, si vous pouvez trouver l’information si facilement !
— Je sais à quoi vous servira cette arme, déclara froidement la Lignée, sortant les yeux du livre. Et je sais qui vous l’a confiée. Je l’ai déjà vue aux mains d’assaillants de la Bibliothèque, il y a des années.
— Les Brûleurs de livres ont le mérite de comprendre tout ce que vaut cette Bibliothèque, enragea-t-il.
— Géraud, arrête. Tu ne veux pas ça. Je ne… tu n’es pas dans ton état normal, s’écria Antony.
— Ils lui ont fait quelque chose, expliqua la Lignée d’un ton étonnamment calme pour quelqu’un ayant une arme pointée sur elle. Ils s’en sont servi comme d’un cheval de Troie. Ils ont exacerbé sa haine. Antony, vous croyez qu’il est capable de tuer ?
— Non. Géraud est un honnête homme. Mais dans cet état…
— Ils ne peuvent pas le forcer à dépasser ses limites, annonça-t-elle sûre d’elle, avant de s’approcher de l’homme armé. »
Son bras tremblant contrastait avec l’allure assurée de la Lignée qui avançait inlassablement vers lui.
« N’approchez pas ! menaça Géraud, apeuré et tremblant. Ou je tire !
— Vous n’êtes pas fait pour ça, répondit-elle froidement.
— Attention ! On ne sait pas de quoi il est capable dans cet état ! cria Antony.
— Au diable ce pronom qui appauvrit la langue française, Antony ! enragea Géraud en détournant le regard vers son interlocuteur. »
Profitant de ce moment de déconcentration, la Lignée fit un bond pour tenter de le désarmer. Pris par surprise, il eut alors un réflexe malheureux. Un bruit sourd envahit soudain les rayons avant de laisser place à un grand silence.
Antony eut comme réflexe de courir vers la victime s’écroulant à terre en murmurant pour lui-même des interjections paniquées. La Lignée lui parla du peu d’énergie qui lui restait.
« Le couteau… le cobalt… est très cassant… Il faut absolument… »
Elle toussa du sang sans pouvoir finir sa phrase. Antony se tut, ne la brusquant pas pour qu’elle puisse finir.
« Il est trop dangereux, détruis-le. Et écris cette histoire dans le Livre… je n’ai pas envie de l’oublier. »
Il ne put que hocher la tête, trop perturbé pour penser à quelque chose à dire, tandis que la Lignée, ou du moins cette instance, rendit son dernier souffle. Il se retourna vers son ami, qui semblait paradoxalement encore plus abattu que sa cible. Il tremblait et respirait de façon saccadée. Il avait laissé ses deux armes tomber à terre, avant de s’effondrer au sol.
« Je… j’ai… tué… je… »
Sans pouvoir articuler plus de mots, il perdit connaissance. Antony restait alors seul être conscient aux environs. Il se leva alors doucement pour saisir alors l’arme blanche auparavant tenue par Géraud. Il la fixa quelques secondes, avant de la poser à terre. Il tira sur le manche après avoir posé le pied sur la lame, qui se brisa en plusieurs morceaux dans un « clac » raisonnant dans les rayons.
Un silence assourdissant en suivit, insupportable pour l’esprit. Antony était complètement perdu, et avait toujours du mal à comprendre ce qui venait de se dérouler sous ses yeux. Comment son ami avait-il pu tuer ? L’agresseur semblait paradoxalement le plus choqué par cet évènement, son visage gardant l’expression de terreur qu’il arborait avant son évanouissement.
Un grondement reptilien se fit soudain entendre, similaire à celui entendu dans l’étage effondré. Il donna une migraine terrible à Antony, qui s’évanouit alors dans l’instant.
Antony se trouvait dans espace sombre, au sol fait de bois et sans plafond. Ne sachant où il se trouvait, il regarda autour de lui. En se retournant, il aperçut soudainement un grand serpent, qui prit la parole en sifflant.
« Merci d’avoir répondu à mon appel… Plus aucun Cobalt Stab n’est désormais possible, grâce à toi. Sa sanction sera moindre, en récompense. »
Ne sachant quoi répondre, il s’immobilisa le temps de comprendre la situation. Était-il en présence du Serpent de la Bibliothèque ? Il s’apprêtait à poser une question lorsqu’il se rendit compte qu’il ne possédait pas de bouche. Se regardant, il constata que son corps ressemblait en tout point à celui d’un guide. Il paniqua, voulut hurler, mais son absence d’orifice approprié l’en empêcha.
Il se réveilla soudain dans son salon, en hurlant, le Livre sur les genoux. Géraud se trouvait à côté de lui et sursauta. Il tremblait encore.
« Tu m’as fait peur, à crier comme ça ! se plaint-il.
— Désolé. Je… qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— J’ai été banni de la Bibliothèque. Ce qui me semble bien faible, après ce que j’ai fait, expliqua-t-il faiblement.
— Tu n’étais pas pleinement conscient de tes actions.
— Je n’en suis pas si sûr. Je ne sais plus. Je… je ne veux plus entendre parler de la Bibliothèque. Je ne veux plus y penser, je laisserai ça derrière moi, annonça-t-il. Je rentre chez moi, ajouta-t-il en tremblant.
— Prends soin de toi. Je reste là si tu as besoin de moi.
— Merci. »
Le lendemain, Antony posa le Livre sur son bureau, et se saisit de sa plume. Il fit une pause pour organiser ses pensées. Ça lui faisait bizarre de passer enfin de l’autre côté. Lui non plus, comme Géraud, ne voulait jamais plus entendre parler de la Bibliothèque. Mais lui devait faire un dernier effort, afin de respecter les volontés d’une personne morte qui ne devait pas renaître sans ses derniers souvenirs. Il prit une grande inspiration, saisit le livre à la dernière page, et commença à griffonner.