Un entretien avec l'auteur

Lecteurs, explorateurs et compagnons de route de la littérature,

Depuis que je suis critique en chef de Gallavent Trimestriel, j'ai eu le privilège d'interviewer une myriade d'écrivains différents, célèbres et moins célèbres. J'ai eu le grand honneur de découvrir un certain nombre de voix jusqu'alors inconnues et de défendre leurs talents jusque dans les recoins les plus reculés des réseaux littéraires. En contrepartie, j'ai toujours considéré qu'il était de mon devoir solennel de fustiger ceux dont les talents me paraissaient cruellement insuffisants comparés à leur renommée, en veillant à ce que chaque artiste reste fidèle à sa parole.

Et pourtant, comme le savent les lecteurs de longue date, aucun écrivain ne s'est autant attiré mon ire au fil des ans que l'infâme paria Shiloh Wrun. Malgré toutes mes tentatives (dont une, réussie, de faire interdire un livre que je trouvais particulièrement abominable), Wrun conserve une base de fans passionnés qui sont tout à fait prêts à ignorer ses crimes pour lire sa prose hideusement écrite.

J'ai souvent déploré le fait de n'avoir jamais interviewé Wrun, ni même de l'avoir rencontré personnellement. Indépendamment du dégoût que m'inspire son oeuvre, j'ai toujours trouvé important de parler aux écrivains ouvertement, franchement, et face à face. Malheureusement, la nature privée de Wrun et sa réticence à apparaître en public ont toujours empêché notre rencontre. J'ai déploré le fait que je n'aurais probablement jamais l'occasion de le confronter directement à ses crimes.

Jusqu'à maintenant.

Oui, chers explorateurs, vous avez bien lu. Imaginez mon choc lorsqu'une lettre manuscrite de Wrun a été remise à mon bureau, demandant une interview exclusive avec Gallavent Trimestriel. Inutile de dire que j'ai accepté l'offre immédiatement et que j'ai emprunté la Voie la plus proche avant même que l'encre n'ait séché sur le parchemin.

En suivant l'adresse, je suis arrivé directement au modeste studio d'écriture de Wrun, où j'ai trouvé l'écrivain reclus assis à son bureau, la plume grattant le vélin. Des piles de papier s'empilaient négligemment sur sa table et sur le sol, tandis que des parchemins froissés sur une table latérale s'enroulaient sur eux-mêmes, me cachant leurs secrets.

J'ai patiemment attendu quelques minutes que Wrun termine son paragraphe, mon sens du respect pour le métier l'emportant sur mon sens de l'irrespect d'être obligé d'attendre. J'ai parcouru oisivement les murs de l'atelier, les découvrant couverts d'étagères, bien trop garnies et trop larges, débordant pratiquement de tomes et de volumes d'œuvres. À ma grande surprise, j'y ai trouvé un certain nombre d'ouvrages d'auteurs que j'admirais également, ainsi que quelques numéros de Gallavent Trimestriel. Les numéros ne semblaient pas suivre un schéma particulier ; ils provenaient de différentes années et peu de choses semblaient justifier leur présence sur ces étagères. Jusqu'à ce que je réalise, surpris, qu'il s'agissait de tous les numéros dans lesquels j'avais chroniqué les œuvres de Wrun.

Un peu secoué, je me suis tourné vers le dernier mur de la collection de Wrun. C'est là que j'ai trouvé l'objet le plus curieux de tous, car l'unique étagère de ce mur abritait une grande boîte cadenassée, contenant un certain nombre de livres reliés à la main qui avaient été entourés de chaînes dorées. En regardant de plus près, j'ai reconnu les titres écrits sur leurs dos comme étant ceux des œuvres majeures de Wrun. Je me suis rendu compte qu'il devait s'agir des manuscrits originaux de ses livres les plus connus, mais la raison pour laquelle ils étaient enchaînés et cadenassés m'échappait.

C'est à ce moment que les bruits de grattage de plume sur du parchemin cessèrent, et que Wrun posa son outil d'écriture. Sans un mot, il se leva, et se dirigea vers une table latérale. La débarrassant d'une foule de parchemins égarés, il s'assit sur une chaise et me fit signe de m'asseoir sur celle d'en face. J'ai accepté son offre et j'ai sorti mon bloc-notes et un crayon, prêt à accomplir ma tâche : percer l'esprit du paria.


Chroniqueur : Vous êtes plutôt occupé, d'après ce que je vois.

Wrun : Bien sûr. Il y a tellement d'histoires à raconter, après tout. Certaines demandent plus d'attention que d'autres, alors je m'assure de ratisser large. On ne sait jamais ce que l'on peut déterrer en une journée de travail, après tout.

Une métaphore pertinente.

Tout à fait.

Y a-t-il une oeuvre en particulier dont vous aimeriez parler ?

(Un gloussement.) Hors de question. Je ne voudrais pas que quelque chose s'échappe avant d'avoir été rendu aussi parfait que possible. Le fait de démêler quelques-uns de ces fils d'intrigues perdus occupe la majeure partie de mon temps à la fin d'un projet, alors je préfère rester discret.

Compréhensible. Merci, d'ailleurs, de nous avoir contactés. Je dois admettre que j'ai été un peu surpris de recevoir votre lettre.

Pourquoi ? Il m'a semblé naturel de vous contacter, étant donné que je suis un lecteur assidu de votre journal.

Vous l'êtes vraiment ?

En effet. Je ne prétendrai pas que je n'ai pas vu passer vos… critiques cinglantes de mon travail, mais je respecte votre dévotion à couvrir tout ce qui se passe dans la sphère littéraire. C'est louable, vraiment.

Eh bien, j'apprécie cet état d'esprit. Alors, dites-moi : pourquoi l'insaisissable Shiloh Wrun a-t-il finalement accepté de s'asseoir pour une entrevue avec Gallavent Trimestriel, compte tenu de votre refus de parler à la presse par le passé ?

Je ne m'exprime que sur des sujets qui ont de l'importance pour moi et mon travail. Les mots ont un pouvoir, et j'utilise les miens avec beaucoup de précaution. Par le passé, je n'avais guère envie de commenter le bourdonnement des petites mouches, mais dernièrement, j'ai décidé que je devais peut-être accorder plus d'attention à la façon dont je me présentais auprès du public.

Intéressant. Nous reviendrons à ces "bourdonnements" en temps voulu, mais j'aime généralement commencer par discuter du processus d'écriture. Vous avez mentionné le fait de peaufiner vos œuvres jusqu'à la toute fin - diriez-vous que vous êtes une sorte de perfectionniste, dans ce cas ?

Ce genre d'étiquette ne m'intéresse pas, j'en ai peur. Est-il vrai que je m'efforce de raconter certaines histoires qui ne sont généralement pas racontées ? Certainement. Il est tout à fait naturel qu'un artiste consacre plus de temps aux œuvres qui réclament plus de soin pour être exprimées. Mais à l'inverse, je ne suis pas du tout intéressé par revenir sur une histoire une fois qu'elle a été racontée. Il n'y a plus de mystère alors - pourquoi perdre du temps sur une histoire terminée, et avec des personnages dont le destin est déjà scellé ?

Je vois. Donc vous ne faites pas beaucoup de corrections de votre œuvre une fois le premier jet rédigé, semble-t-il.

La correction est bonne pour les gens qui se remettent en question. Ce n'est pas mon cas. Je me connais bien. Je trouve les personnages dont les histoires m'intéressent. Je les raconte de la manière dont ces histoires sont censées être racontées, quoi qu'on en dise. Je les exprime dans toute leur ampleur, et je les livre au monde.

Dites-moi en plus sur cette mentalité axée sur les personnages.

Ah, oui. Nous entrons maintenant dans le vif du sujet. Les histoires reposent toutes sur leurs personnages. Je trouve le plus grand plaisir à découvrir des personnages intéressants et à explorer comment ils peuvent interagir les uns avec les autres. Me mettre à leur place, pour ainsi dire, me permet de comprendre leur cœur et leurs désirs. C'est de là que naît la tension : comment naviguer entre ce que nos personnages pensent vouloir et ce dont ils ont vraiment besoin ? C'est là, pour moi, que naît le véritable art.

Vous diriez donc que vos intrigues sont principalement générées en montant les personnages les uns contre les autres et contre eux-mêmes ?

Exactement.

Vous parliez de "découvrir" des personnages. Où faites-vous habituellement le plus de découvertes ?

Partout. Un bon artiste est toujours à l'affût. La mère qui escorte sa progéniture dans la rue - quels secrets détient-elle ? Quels détails de sa vie restent cachés à ses enfants ? Le salarié, enfermé dans son bureau - à quoi rêve-t-il en dehors de ces murs mornes ? Deux amants, pris dans les griffes de leur passion - que désirent-ils se faire l'un à l'autre ? Nous trouvons l'inspiration partout où nous voulons bien la chercher.

Il est courant pour les auteurs de s'inspirer de personnages réels ou d'imaginer comment leurs personnages pourraient réagir dans certaines situations. Qu'est-ce qui rend votre approche unique ?

Pour dire les choses de manière abrupte, les autres écrivains sont malheureusement limités dans leur perspective. Ils s'attachent à leurs personnages et sont incapables de faire ce que l'histoire exige d'eux. Les personnages souffrent. Les personnages n'obtiennent pas toujours ce qu'ils veulent ou ce qu'ils méritent. D'autres obtiennent exactement ce qu'ils méritent, et le résultat est affreux. Je n'ai pas de telles affectations - je me consacre à faire ce qui est le mieux pour l'histoire de chacun. Ils ne méritent ni plus ni moins.

J'aimerais pousser un peu plus sur ce sujet. Vous avez reçu beaucoup de critiques ces dernières années pour votre travail plus, disons, avant-gardiste. Avez-vous des commentaires à faire à ce sujet ?

Je n'en ai pas.

Vraiment ? Pas un mot ?

Non.

C'est juste que…

Je ne m'intéresse pas aux opinions des gens qui ne sont pas assez courageux pour affronter leurs propres erreurs.

S'agirait-il d'une pique à notre sujet ?

Pourquoi pensez-vous cela, █████████ ?1

Voyons, Wrun. Nous savons tous deux que le Trimestriel a été l'un de vos plus virulents détracteurs au fil des ans.

Ne vous déchargez pas de vos responsabilités, █████████. Pour clarifier, nous savons tous les deux que vous avez été l'un de mes plus virulents détracteurs. Certains diraient même le plus virulent, en fait.

Ne m'appelez pas comme ça.

Si vous le souhaitez.

Je pensais que vous donniez cet entretien pour pouvoir vous défendre de vos critiques ? Pourquoi le faire si vous ne voulez pas commenter les accusations portées contre vous ?

Il y a méprise. Je ne suis pas ici pour m'expliquer ou pour ramper devant les pieds de mes inférieurs. Je suis ici pour faire une déclaration au monde : je rejette vos critiques. Je rejette vos apartés pleurnichards et vos sensibilités conservatrices. Je rejette vos critiques lapidaires et vos accusations rancunières et remplies de censure. Je rejette tout cela.

Mais surtout, je vous rejette, █████████.

De quoi… de quoi parlez-vous ?

Quelle vie vous devez mener. Trop dépourvu de talent pour écrire quoi que ce soit de substantiel, et donc vous en êtes réduit à subsister grâce aux compétences de vos supérieurs, vous nourrissant de notre travail comme une sangsue. Je vous déteste. Je vous méprise. Des critiques tels que vous ne pourront jamais comprendre le véritable fardeau de notre vocation, puisque vous n'avez jamais rien produit de digne de commentaire dans vos vies.

Je…je n'ai jamais été aussi insulté de ma vie ! Je-

…rentrerez chez vous, directement à votre bureau, je suppose. Vous resterez là, comme un misérable ver de terre, à rédiger un article de piètre qualité qui déblatérera à l'envie sur mes mauvaises manières, mon état d'esprit désagréable et votre indignation face à ce que je suis en train de vous dire. Je les accepterai, contrairement à l'opinion d'un ver lorsqu'il s'agit de mes écrits en tant que tels.

Même après avoir soumis votre article, vous continuerez à rester assis là, à penser à la façon dont je vous ai offensé, mais vous aurez l'esprit trop étroit pour comprendre que je vous ai fait une faveur en exposant votre pathétique simulacre de vocation. Vous aurez beau pleurer et hurler, vous ne serez que le personnage principal d'une tragédie sans grande valeur, destiné à frôler la grandeur, sans jamais pouvoir en faire l'expérience. Cela se produira jour après jour, semaine après semaine, jusqu'à ce que vous disparaissiez de ce monde et que vous soyez immédiatement oublié.

Voilà, █████████, le scénario de l'histoire que j'ai écrite pour vous. Félicitations. Votre statut de personnage est actuellement le plus proche de l'importance que vous aurez jamais dans mon histoire. Je n'ai plus rien à vous dire, à présent. Sortez.


Je dois admettre que j'étais assez secoué en rentrant chez moi, et ce sentiment ne m'a pas quitté par la suite, même au moment où je termine de taper ces lignes. Wrun m'a retourné jusqu'au plus profond de moi-même avec ses mots, et je n'ai pratiquement pas dormi ni mangé depuis. Bien que j'aie commencé à écrire cette chronique en ayant hâte de me confronter à Wrun, il semble que j'étais peut-être trop impatient dans mon approche.

En tout cas, j'ai désormais peu d'envie de continuer à exercer mes fonctions de critique en chef. Peut-être y reviendrai-je un jour. Pour l'instant, je dois m'excuser ; le fil de l'intrigue de cette histoire semble m'avoir échappé, et j’ignore quand je le retrouverai.

Manuscrit non présenté de la dernière chronique rédigée par le critique en chef de Gallavent Trimestriel. La revue a interrompu sa série de chroniques peu de temps après.

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