J'aurais aussi bien pu être un alien lors de mon premier jour d'école ici.
Je n'avais pas l'air d’en être un, pourtant. Ma peau n'était pas verte et mes yeux n'étaient pas noirs. Je ressemblais aux autres enfants. Des cheveux bouclés, des yeux marron. C'est peut-être pour ça que je leur paraissais encore plus alien. Quelque chose de très proche de la normale, mais de nature si différente qu'ils ne pouvaient pas le comprendre.
Je me souviens que ma mère m'a déposé à l’entrée de la salle de classe. Elle m'a parlé dans une langue que nous seuls pouvions comprendre. Elle m'a dit de faire de mon mieux pour me mêler aux autres enfants. Tout le monde nous dévisageait pendant que nous parlions. Je n'y ai pas pensé à ce moment-là, mais je pouvais sentir leurs yeux brûler dans mon dos. Aussi vite qu'elle m'avait déposé, elle est repartie, me laissant au milieu d'un océan d'enfants, impatients de rencontrer l'alien parmi eux.
J'ai ouvert la bouche pour parler.
"☟︎♓︎📪︎ ❍︎⍓︎ ■︎♋︎❍︎♏︎ ♓︎⬧︎ ☠︎♓︎♍︎□︎📬︎", j’ai dit.
De la confusion. Des yeux écarquillés.
"ʊn nə tə cʊnprən pæ", ont-ils répondu.
Davantage de confusion. Davantage d’yeux écarquillés.
J'ai senti ma bouche s'assécher, et ma langue devenir une bosse sèche et maladroite, mal placée au milieu de ma mâchoire. J'ai cherché ma mère, la seule personne qui pouvait me comprendre, mais elle était partie depuis longtemps. J'ai essayé, désespérément, de me faire comprendre à nouveau.
"💣︎⍓︎ ■︎♋︎❍︎♏︎ ♓︎⬧︎ ☠︎♓︎♍︎□︎📬︎ ✋︎ ♍︎□︎❍︎♏︎ ♐︎❒︎□︎❍︎ ☟︎♋︎❖︎♋︎■︎♋︎📬︎"
Mais en vain. Je me suis résigné à mon nouveau rôle, celui de l'élève insolite. Celui qui n'était pas à sa place. L’alien.
L’institutrice n’était pas mieux.
"ɔvreɪ vʊ lïvr pæj vɜːt-sɪss," dit-elle. Les autres ont pris un livre sur leur bureau et l'ont ouvert immédiatement. Je faisais de mon mieux pour imiter leurs gestes. L'institutrice a dû venir à mon bureau et corriger mon incapacité à faire ce que les autres faisaient si facilement. Ça m'embarrassait. Je me sentais moins humain.
La récréation n'était pas mieux.
Tous les enfants se regroupaient avec leurs amis, me laissant errer dans la cour de récréation tout seul. Parfois, un enseignant s'approchait de moi, me demandait quelque chose dans une langue que je ne comprenais pas, et comme je ne pouvais pas répondre, il repartait. Je me sentais seul. J'avais l'impression que je ne serais jamais vraiment à ma place.
Le déjeuner n'était pas mieux.
La nourriture est le langage universel (c'est ce que disait ma mère), mais je n'arrivais toujours pas à établir un lien avec mes camarades. Ils parlaient entre eux et m'observaient pendant que je regardais avec étonnement ce qui se trouvait sur mon plateau. Ça ne ressemblait à rien de ce que j'avais déjà vu. Du pain avec du fromage et des épices dessus. Ça n'existait pas là d'où je venais, du moins pas pour les gens du peuple. On s'est moqué de moi lorsque j'ai utilisé le petit couteau en plastique et la fourchette pour couper le pain. Ça m’a fait me sentir plus alien.
Je suis descendu du bus, le moral à zéro, et j'ai appelé ma mère, en larmes. Je lui ai dit que je me sentais comme une pomme au milieu des oranges. Peut-être pas avec autant d'éloquence, mais je pense qu'elle a compris l’idée générale. Elle m'a serré fort et m'a dit qu'elle m'aimait. Elle m'a dit qu'elle était fière de moi d'être si courageux parmi tous ces autres aliens qui ne me comprenaient pas.
"Ne t’en fais pas. Tout s'arrange avec le temps", m'a-t-elle dit.
Et j’y ai cru.
Je ne dis pas que je n'aurais pas dû ; elle avait raison, après tout. Le temps a passé et j'ai fini par comprendre une partie de ce que les autres enfants disaient. Je finirais par tout comprendre, avec de la pratique. Je me suis fait des amis parmi eux. Je comprenais leur nourriture. Mais au fond de moi, je savais que j'étais toujours un alien. Même si je faisais partie d'eux, maintenant, je ne m'intégrerais jamais vraiment, à cause d'une petite sensation tenace à l'arrière de ma tête.
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