Une série de chats

La chatte tigrée brun clair avec les taches blanches vous a toujours aimée. Jamais, pas une seule fois dans sa vie, elle n'a cessé de vous aimer. Il n'est pas insensé de croire que vous étiez la figure centrale de son existence ; lorsque sa mère et tous ses frères et sœurs ont soudainement disparu du monde et n'ont plus jamais réapparu, vous étiez là. Vous avez répondu à ses besoins, vous avez validé son existence. Pendant les trois années qu'elle a vécues, elle vous a aimée comme on aime une divinité. Elle ne pensait qu'à vous, au petit être humain qui s'occupait d'elle, constamment.

Et quand ce camion l'a percutée, elle pensait encore à vous.

Pour la chatte siamoise qui louchait, vous étiez simplement un parent. Elle se souciait de vous à sa façon, puisque vous lui permettiez de rester en vie en lui fournissant continuellement de la nourriture et de l'eau. Mais elle avait une certaine autonomie personnelle. Elle avait des rêves, et des visions où elle courait librement dans une forêt de fougères en chassant des souris géantes. Elle n'avait jamais vu d'arbre de sa vie.

Oh, combien elle contemplait les rues de pierre, peuplées de gens et de monstres géants et métalliques, et fantasmait sur l’extérieur ! Ces images de puissance et de liberté étaient la seule chose qu'elle avait à l'esprit durant la semaine précédant les examens. Cette semaine était très occupée et agitée, pas vrai ? Ce n'était pas votre faute si vous deviez y consacrer toute votre attention.

Cette pensée vous a aidé à encaisser ce que vous avez découvert après avoir ouvert la porte du sous-sol un mois plus tard.

Le chat roux à poil long aux yeux vairons était différent. C'est ce que vous avez toujours voulu croire. Vous aviez votre propre appartement maintenant. Vous étiez responsable. "Il ne finira pas comme les autres", c'est ce que vous vous êtes dit. Vous ne vouliez pas lui donner trop d'attention, parce que c'était sûrement ce qui avait mal tourné avec les deux premiers. Vous les adoriez, et ils sont morts. Il n’y a pas de fumée sans feu. C'est évident, quand on y pense.

Donc, vous l’avez nourri et vous vous êtes occupée de lui, sans jamais vraiment vous autoriser à vous attacher à lui. Bientôt, il est devenu un simple objet vivant et contraignant avec lequel vous avez coexisté jusqu'à ce que vous cessiez d’y penser. C'était juste un animal de compagnie. C'est tout ce qu'il était.

Vous êtes restée plantée là à regarder ce chien le tuer, mais vous étiez quand même triste.

Le chat balinais clair ressentait très peu de choses. Il vivait, il errait, il survivait, et il en était satisfait. Parfois, il sortait dans la rue (car votre maison était très petite, et les meubles étaient tous rugueux et désagréables) et rencontrait d’autres chats. Il feulait, il jouait, il s'accouplait et il faisait tout ce que les chats font quand personne ne les regarde, c'est-à-dire davantage de feulements et d'accouplements.

Une chose dont il se souvenait avec certitude, c'est d'avoir été très confus. Il était confus lorsque sa gardienne humaine est apparue un après-midi, en détresse, sentant la colère et la déception. Il a été encore plus perdu lorsque vous avez commencé à faire beaucoup de bruit, car son instinct (sachant que vous étiez une femelle) lui dictait que vous étiez soit gravement blessée, soit en train de forniquer.

Et il a été tout simplement estomaqué quand vous avez commencé à le frapper. En fait, sa dernière pensée sur cette Terre a été de chercher à comprendre la raison pour laquelle une personne blessée ou en train de faire l'amour donnerait des coups de pied aussi forts et douloureux.

La chatte tigrée beige avec des mouchetures blanches vous détestait. Elle détestait chaque aspect de votre être, de votre peau abîmée et ridée à votre façon de ne jamais bouger, en passant par votre odeur. Oh, cette odeur. C'était une combinaison de pourriture et de souvenirs qui vous marquait instantanément comme une ennemie. Elle expliquait tout ce qu’il y avait besoin de savoir sur vous.

Mais elle était petite et faible, alors elle a juste attendu patiemment dans ce petit appartement négligé. Elle faisait les cent pas et s'asseyait sur vos genoux quand c'était nécessaire pour vous apaiser. Vous étiez si contraignante, il fallait toujours vous nourrir et vous abreuver. Ce qui la dérangeait peut-être le plus, c'était cette odeur d'évasion ; cette odeur qui lui semblait être celle de rêves nostalgiques de jours plus jeunes, et de comment les choses auraient pu se passer différemment. Mais ces jours-là s’étaient depuis longtemps enfuis.

Alors elle a patienté.

Et comploté.

Et quand vous êtes morte, elle vous a mangée.

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