Un bourgeon craint d'éclore, tandis que les feuilles bloquent sa vue

En suivant la route de la soie, au-delà des montagnes décorées des dents du Dragon Pleureur auquel le Lac Empli de Larmes doit son nom, l'on peut trouver l'état de Luopan ; une cité érigée grâce aux efforts des marchands et des forgerons, bénissant les envoyés du khaganat et les moines du lointain occident de leurs bols rituels méticuleusement confectionnés, représentant sur leur surface tout évènement narré et encore à venir.

Au centre de Luopan se trouve le Château d'Argent, un édifice surpassant en hauteur toutes les autres structures qui l'entourent et rivalisant avec les tours des temples de la Capitale d'Or. Lors de mon arrivée, l'on me demanda de me présenter au château et de rencontrer son régent.

"Bienvenue, émissaire du Ciel !" me salua un jeune homme nerveux alors que nous entrions dans le jardin intérieur du palais, où se trouvait une table sous un plaqueminier. Nous nous assîmes tous deux face à des tasses de thé préparé pour l'occasion. "Permettez-moi de me présenter. Je m'appelle-" Sa langue le trahit et ses joues prirent la même couleur que les fruits surplombant son dôme. "Bai Ze, fils de Li Ze."

"Tianhong, scribe." Une révérence était de mise. "Je me souviens de vous depuis ma dernière visite, Bai Ze."

"J'ai bien peur de ne pouvoir en dire autant. J'étais trop jeune pour que les souvenirs me restent. Mon père m'a aidé à combler les vides de ma mémoire grâce aux nombreuses histoires de vos visites." Bai Ze se mit à rire, mais un souffle peu sincère lui échappa, et l'homme croisa timidement les doigts. Il reprit enfin sa contenance. "…Il est désormais trop malade pour se souvenir de ces histoires. Trop pour régner, également, et j'ai donc pris sa place. Je ne peux guère dire que je sois tout à fait confiant quant à ce choix, mais c'était… C'était son choix, et je respecterai donc son souhait."

"Pourquoi votre assurance vacille-t-elle donc ?" Une question simple, souvent accompagnée par des réponses inextricables.

"Ah…" hésita Bai Ze, tandis que son esprit choisissait minutieusement les mots qu'il souhaitait ensuite dire. "Avant mon père, Luopan n'était guère plus qu'un marché. C'est grâce à lui qu'elle est devenue la… La gemme étincelant de mille feux que nous contemplons désormais. Grâce à lui, la cité a grandi en vigueur et en population, sans être la proie des bandits. Je ne saurais prendre sa suite." admit Bai Ze, son regard révélant la misère de son âme. "Je n'ai pas encore brandi d'épée, et aucun poème de mes accomplissements n'a encore été gravé. À mon âge, cela amoindrit mon image aux yeux de la cour de mon père, mais également celle que je me fais de moi-même."

Je sirotai le thé, tandis que sa chaleur dégelait les mots suivants. "J'ai foulé ces jardins avant que votre père naisse ; et avant que le sien naisse également. Je leur ai tous deux parlé, et eux aussi avaient leurs doutes. Nul n'obtient à sa naissance le talent de mener les hommes ; ce talent se cultive. Votre père a vécu en des temps agités et a obtenu ce talent grâce à cela. Vos jours sont paisibles, mais cela ne veut pas dire que vous ne méritez pas de siéger sur le trône de votre père."

"Cela ne veut pas non plus dire que je le mérite." Une réponse prompte, suivie par un autre soupir. Le thé de Bai Ze était devenu froid, et il n'y avait pas touché. "Je… je suis désolé, Dame Tianhong, de vous faire perdre votre temps pour de pareilles broutilles. Je suis simplement inquiet pour le futur de Luopan. Le futur dont je serai le guide."

"Vous faites bien. Cela montre que vous vous en souciez." Je reposai mon thé. "Mais la peur seule mène à l'auto-destruction. La peur est un puissant guerrier, et peut être un allié solide, mais seulement si vous ne cédez pas à ses mots. Concentrez-vous plutôt sur sa racine : Luopan."

"Je consacre toute mon attention à Luopan, mais c'est un fardeau usant. Un chef faible ne peut régner sur un peuple fort."

Pour lui répondre, je repris ma tasse. "Vous êtes comme du thé. Sans feuilles, ce n'est que de l'eau banale. L'eau coule librement, mais restreinte dans une tasse, elle stagne sans but. Avec des feuilles, elle gagne sa texture et sa couleur. Sa force y transparaît, mais si vous y laissez les feuilles trop longtemps, elle deviendra amère et lourde. Un équilibre est nécessaire." La tasse regagna la table. "L'équilibre est évidemment plus facile à trouver si le thé comprend que d'autres ont produit ses feuilles et mis en forme son récipient, et qu'il est infusé pour que d'autres puissent l'apprécier."

Bai Ze fixa sa propre tasse. "Je comprends vos mots, Dame Tianhong, mais…" Le syndrome de l'imposteur persista, comme il fallait s'y attendre. Si le changement était aussi facile, toute l'humanité aurait atteint l'illumination il y a bien des éons.

"Trop vous inquiéter de votre rôle ne vous apportera rien de bon. Ayez plutôt foi en votre peuple, et croyez en vous-même. Il faudra du temps, évidemment, mais il en faut pour tout. Si vous vous souciez autant de Luopang que vous le dites, alors à ma prochaine visite, vous aurez appris l'art de régner, et des poèmes à votre sujet parcourront la route de la soie."

Bai Ze ferma les yeux avant de s'incliner. "Je… je vois." marmonna-t-il ; l'insécurité demeurait, mais son visage semble apaisé, comme celui de l'enfant que j'avais jadis rencontré au cours de ma précédente visite. "Je vous remercie pour vos mots chaleureux. Je ferai de mon mieux pour m'en souvenir en allant de l'avant."

La réunion passa ensuite à d'autres sujets et s'acheva par une visite à Li Ze. Malgré son état, ses yeux brillaient comme une lame de jade. La chance m'avait amenée à Luopan, l'état avait grandi en une cité de toute beauté, un centre de progrès et d'unité de toutes les nations.

La journée touchait à son terme, et mon séjour de même. Tandis que je marchais dans les nuages, des vers se joignirent à mon vol, désireux de m'accompagner dans mon voyage :


Bai Ze, fils de Li Ze
Luopan lui fut léguée
Pour qu'il règne sur cette contrée
De commerce et de bronze étoilé

Au travers de ses yeux juvéniles
Des réflections de doute le mettent en péril
L'ombre de sa parenté
Le fils doit surmonter

Une lame lui faut-il encore brandir
Son poème reste à écrire
De la faiblesse l'empire
Bai Ze a peur d'agir

Un jour, il retrouvera son assurance
Règnera justement et tiendra sa lance
Comme un plaqueminier
Bai Ze pourra de plus belle prospérer

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