Extrait du Journal d'Aframos Longvoyage, pèlerin
Annoté par Avos Torr, Érudit de la Bibliothèque de Rheve
Erevdi, quinzième cycle, septième année, 81ème tour
Seizième jour dans les Arbres
Faites vos vœux avec prudence, disent les sages. Vous ne savez jamais qui peut vous écouter. J'espérais hier trouver quelqu'un à qui parler. Aujourd'hui, j'ai rencontré Torne Vestepièce.
Ce matin, je marchais sur le sentier en chantonnant pour Souja et moi. Nous étions toujours dans les espaces dégagés et obscurs sous les arbres géants, et je souhaitais montrer du respect aux dieux qui pouvaient être là. Cela semblait être le genre d'endroit où les dieux s'attardent. Tandis que je chantais une variante du chant de salutations, j'ai senti une tape entre mes omoplates.
J'aimerais dire que Torne est un maître de la discrétion, mais en vérité, je ne faisais tout simplement pas attention. Je me suis retourné aussi vivement que je le pouvais, et je l'aperçus pour la première fois.
Ma première impression de lui était qu'il ressemblait à un singe qui aurait perdu une grande partie de son pelage1. Cependant, sa bouche est bien plus petite que celle d'un singe, et il se tient beaucoup plus droit, avec des jambes plus longues. Ses bras sont courts et fins comparés à ceux d'un primate. Le haut, les côtés et l'arrière de sa tête sont couverts d'une fourrure brune soyeuse, mais son visage et ses mains sont glabres. J'appris plus tard que la majeure partie de son corps est également glabre, avec quelques touffes ça et là.
Son habit était une explosion de couleur. Il portait bien son nom, car sa veste semblait être entièrement faite de pièces de tissu vivement colorées, de sorte qu'il était impossible de dire quelle pouvait en avoir été la couleur d'origine. Son pantalon était à peine moins déchiré et rapiécé. Il avait sur la tête une casquette de tissu tellement décorée de rubans que sa tête semblait aussi large que la mienne alors qu'il ne m'arrive qu'à la taille.
Il s'est incliné et a enlevé son étrange chapeau. "Mon cher maître Maugréeur," m'a-t-il dit d'une étrange voix chantante, "quel est l'objet de votre mauvaise humeur ? Seriez-vous donc troublé par un mal de dents, ou bien par l'état de vos vêtements ? C'est une magnifique journée dans les bois, pourquoi donc devriez-vous discourir si sombrement, ma foi ?"
Je ne comprenais pas sa question. J'étais d'excellente humeur en écoutant les oiseaux et en sentant les fleurs. C'était pour cela que j'étais en train de chanter ; pour montrer ma joie au monde. Je lui ai donc dit cela.
"Comme c'est curieux," a-t-il dit, "comme c'est étrange." Heureusement, il s'est mis à parler un peu plus normalement après cela. "Bonté divine," a-t-il dit. "J'aurais juré que vous étiez une manticore qui avait mal aux dents, un mille-pattes aux pieds endoloris, vu la façon dont vous marchiez."
C'est alors que j'ai compris qu'il parlait de mon chant. Je lui ai donc expliqué que non, c'était un chant de joie, pas de peine. Il ne semblait pas me croire, mais restait poli à ce sujet. Il s'est ensuite présenté comme étant Torne Vestepièce2. C'est un "fule" itinérant. Je ne suis pas sûr de ce que cela signifie, mais on dirait que cela ressemble à un ménestrel ou un conteur.
J'ai été surpris d'à quel point il était énergique. Il dansait en restant immobile et reprenait de temps en temps sa poésie chantante. Je lui ai demandé s'il pouvait chanter pour moi, et il s'est exécuté.
Ce n'était pas à mon goût. Ce n'était pas ce que j'appellerais de la musique, clapotant comme l'eau, sans la sensation du sable dans sa voix comme l'ont nos chanteurs. C'était tout de même tolérable. Ses chansons ne semblaient pas avoir de sujet particulier. Je comprenais la plupart des mots, mais je ne comprenais pas ce qu'ils étaient supposés vouloir dire tous ensemble.
Il m'a demandé s'il pouvait se joindre à moi. Je ne pouvais guère refuser. La route ne m'appartient pas, et je ne peux pas dire à qui que ce soit où il peut ou ne peut pas marcher. Maintenant, je souhaiterais presque avoir pu le dire.
Il chante constamment. Même lorsque je suis assis près du feu, il pince les cordes d'un petit instrument en bois, et les mots coulent de sa bouche comme de l'écume tandis que sa voix ne leur donne aucun poids particulier. Lorsqu'il ne chante pas, il me pose des questions. Sur moi, sur mon peuple. Ou sur une fleur particulièrement jolie près du sentier. Il m'a posé des questions sur presque tout ce qui se trouve sous le soleil. J'essaye parfois de lui faire deviner qu'il serait agréable d'avoir un peu de silence, mais il ne semble pas avoir vraiment compris ce concept. Je n'ai jamais rencontré qui que ce soit qui parle autant que cet… cet humain. C'est ainsi qu'il s'appelle. Un humain. J'ai entendu parler d'eux, évidemment, mais je n'ai jamais réalisé qu'ils étaient aussi agaçants. Non, ce n'est pas correct de dire ça. Je ne sais pas si d'autres humains ont été façonnés par les mêmes vents que pour Torne. Peut-être que c'est une aberration. Pour le bien de tous ceux qui vivent près d'autres humains, j'espère que c'est bien le cas.
Il semble tout de même gentil. Il se débrouille bien avec sa fronde de cuir, et il a attrapé assez de gibier pour nourrir Souja. J'ai attrapé un cochon sauvage, qu'il m'a aidé à faire rôtir au-dessus du feu. S'il pouvait être silencieux plus de cinq minutes d'affilée, ce ne serait pas un si mauvais compagnon de voyage.