Extrait du Journal d'Aframos Longvoyage, pèlerin
Annoté par Avos Torr, Érudit de la Bibliothèque de Rheve
Tresdi, dix-huitième cycle, septième année, 81ème tour
Quarante-et-unième jour dans les Arbres
Nous avons fait la descente, et je suis content que nous l'ayons fait.
Ce matin, après que j'ai fait un cache de bronze pour une lanterne, un des autochtones aux grands yeux a tiré sur ma manche et m'a mené à un bâtiment plus grand dans lequel je n'étais pas encore rentré. J'ai découvert qu'il ne possédait pratiquement pas de plancher. Il n'y en avait en fait que près des coins du bâtiment. Le reste donnait directement sur l'eau. Dans l'eau, justement, se trouvaient plusieurs sphères de métal de différentes tailles. On m'a dit qu'elles sont appelées "bathysphères". Elles étaient accrochées à une sorte de machinerie au plafond servant à les abaisser et les remonter à l'envi. Torne et moi avons été dirigés vers une des sphères les plus grandes, qui s'ouvrait sur le côté. Nous y sommes entrés, et un homme plus âgé (nous avons appris que les hommes de ce peuple sont ceux qui ont des points brillants sur leurs flancs tandis que les femmes ont de grandes taches en forme d'œil sur leur dos) a refermé la porte, qui était bordée d'une substance douce ; celle-ci, m'a-t-on dit, empêche l'eau d'entrer. Puis la plongée a commencé.
J'ai senti le mouvement descendant dans mon estomac, et ai craint un instant que j'allais être malade. Cependant, lorsque j'ai regardé par les hublots, j'ai oublié tous mes soucis gastriques.
Par la petite fenêtre à côté de moi, j'ai vu l'eau recouvrir la sphère. Nous étions sous la surface, mais comme l'avaient dit nos hôtes, nous étions en toute sécurité.
L'eau était trouble et sombre. Mais aujourd'hui, d'après ce qu'on m'a dit, c'est un jour très clair dans le marais, et nous pouvions voir plusieurs arbres énormes. Je n'avais pas réalisé à quel point ces arbres sont colossaux, bien que je savais déjà que c'était des géants. Ils s'étendaient sur quelque chose comme quatre à six fois ma hauteur au-dessus de la surface, mais nous avons découvert que la majeure partie des arbres se trouvait sous l'eau.
Au loin, j'ai vu les silhouettes floues de nos hôtes en train de nager, et quelques autres formes plus grandes. L'une d'elles s'est approchée et j'ai vu qu'il s'agissait d'une créature étrange, dont le corps était aussi long que ma taille. Elle avait une peau rugueuse avec quelques poils éparses. De chaque côté de son corps se trouvaient deux nageoires épaisses et boudinées, et le bout de sa queue se terminait en une seule nageoire ronde. Sa bouche avait une lèvre supérieure très épaisse et des moustaches, lui donnant une expression presque comique1. Elle nous a fixés quelques secondes puis s'éloigna en nageant. Nos hôtes disent qu'elles mangent les végétaux aquatiques. Elles doivent être chassées des fermes sous-marines, mais sont utiles pour débroussailler d'autres zones.
Nous avons rapidement aperçu des lumières en-dessous de nous, puis les bâtiments eux-mêmes.
Ces bâtiments, nous a-t-on dit, sont construits à partir des coquilles de grandes créatures qui rampent au fond du marais. Lorsqu'ils ont besoin d'un nouveau bâtiment, ils attirent une de ces créatures près de la ville et la tuent. Ils considèrent la viande de ces créatures comme un mets fin, et utilisent la coquille pour faire une nouvelle maison. Les coquilles sont d'énormes bâtiments en spirale. Des portes sont découpées dans les chambres internes, qui sont ensuite utilisées comme pièces. S'il y a besoin d'air à l'intérieur, ils l'apportent grâce à des longs tubes et des appareils qui déplacent l'air. Ces machines sont, de ce qu'on m'a dit, de construction simple, tout à fait comme ceux qui sont utilisés dans le Nord, alimentés par des mots et des motifs magiques.
Mais ce n'était pas ce que j'ai vu en regardant les bâtiments. J'ai plutôt vu de la lumière. De la lumière en motifs minutieusement sculptés, de la lumière rendue presque solide contrastant avec l'eau brumeuse. Elle se déclinait en de nombreuses couleurs, toutes les nuances de rouge, de vert, de bleu, de violet. Pas de jaunes et d'oranges, cependant. La plupart étaient agencées en spirales sur les coquilles, comme si elles avaient été placées en harmonie avec leurs formes naturelles. En revanche, les arbres étaient ornés d'images comme nous en avons sur des tapis. Elles dépeignaient des héros et des chasseurs combattant de bêtes féroces ou de grands ennemis. Il y avait aussi, m'a-t-on dit, des scènes représentant d'illustres amants. Ne sachant pas comment ce peuple exprime ses sentiments romantiques, je me dois de les croire sur parole.
Le plus gros bâtiment est un grand dôme. Il n'est pas construit à partir d'une coquille mais plutôt avec du ciment, quelque chose de vivant qu'ils appellent corail du marais, et des milliers de lumières. Elles ne forment pas une histoire, ni des concepts abstraits. Elles dépeignent un monde2, d'après les dires de nos hôtes. Leur monde, avant qu'ils ne soient forcés de le quitter. Il montre une carte recouverte majoritairement d'eau, avec des îles indiquées par des lumières rouges ou vertes. La mer elle-même n'est pas un aplat de bleu ou de vert, mais un tourbillon, avec des montagnes et des vallées comme sur terre. Ce grand bâtiment est appelé la Cathedra Verti, et je n'arrivais pas à en détacher mon regard. Il semblait tel une grande gemme, dépassant de la boue du marais.
Nous avons été dirigés vers un assez grand bâtiment, bien qu'il semblait petit à côté de la cathedra. Celui-ci était inhabituel du fait que, plutôt que d'être posé sur le fond, il était suspendu aux arbres, comme les bâtiments en contrebas. Mais alors que ceux-ci pendaient des arbres, celui-ci flottait au-dessus de ses points d'attache, comme s'il pouvait décoller si ces liens étaient coupés. Plusieurs tubes dépassaient de l'entrée avant de se recourber vers le haut.
La sphère s'est arrêtée près de cette coquille-maison, près de l'entrée. Nous l'avons sentie le heurter sur le côté tandis qu'elle était manœuvrée par ceux qui se trouvaient à l'extérieur pour qu'elle se place sous l'entrée, puis remonter. La porte s'est ouverte, et nous nous sommes retrouvés dans une pièce semblable à celle dans laquelle nous étions entrés dans la sphère, mais bien plus petite.
Nous sommes sortis de la sphère et avons nagé la courte distance qui nous séparait du rebord, où nous avons pu grimper dans le bâtiment proprement dit. Il y avait de nombreuses volées de marches, car la spirale était verticale pour pouvoir retenir l'air.
Nous pouvions voir que, à l'intérieur, du moins, ces coquilles sont d'une couleur blanche très douce et légèrement rosâtre. Elle était éclairée par d'étranges lampes au mur. Elles ne produisaient pas de fumée mais émettaient une quantité de lumière raisonnable. En les examinant de plus près, j'ai vu qu'elles étaient remplies d'eau et contenaient ce qui ressemblait à des pierres précieuses brillantes collées au fond. Nos hôtes (qui étaient sortis de l'eau en même temps que nous) nous ont expliqué qu'il s'agissait en fait de créatures émettrices de lumière3. C'était les mêmes êtres qui produisaient les motifs de lumière sur la surface externe des coquilles.
Il y avait aussi des fenêtres. Elles sont faites de verre épais, teint de rouge, de bleu, de vert et de violet. Les différentes parties de verre sont maintenues ensemble par un ciment, qu'ils utilisent aussi pour isoler certaines parties des coquilles.
Le reste du bâtiment était assez peu remarquable. Il y avait quelques chambres pour ceux qui souhaitaient dormir là, mais guère plus. Nous avons repris la sphère pour remonter jusqu'à la surface et je suis retourné à l'auberge, où Souja m'a sauté dessus, et ne quitte désormais plus mes côtés. On dirait qu'elle n'a pas apprécié mon absence.