C'est dur…
Une nouvelle fois, je m'apprête à monter sur scène.
Je travaille ce tour depuis des semaines, des centaines d'heures de travail, et je pense avoir abouti à quelque chose de bien, quelque chose de grand.
Il y a de cela un mois, je me baladais, devrais-je dire, j'errais dans Paris. J'avais une nouvelle fois raté une de mes prestations, je ne savais plus quoi faire. Bouteille à la main, cigarette à la lèvre j’avançais dans une petite ruelle ; les gens m'évitaient. Je veux dire, je comprends. J'avais une sale mine, les joues creusées, les yeux rouges de fatigue, j'étais complètement abattu.
Et j'étais là, à errer, sans but. Je faisais souvent ça et je le fais encore d'ailleurs. Et c'est un peu plus loin dans cette ruelle que je suis tombé sur des affiches, celles du "Cirque de l'Inquiétant". Les affiches étaient belles, colorées ; le spectacle promettait d'être grandiose ; à l'affiche, des numéros tous plus fous les uns que les autres. Je n'y croyais pas, on ne peut pas croire des choses pareilles en temps normal, mais ce cirque était bien différent de la normale.
Le plus impressionnant, c'était, selon moi, cet homme de flammes - Allan, il me semble. Il me faisait même peur dans un sens. Comment un homme pouvait-il faire des numéros en étant recouvert de flammes ? De ce constat est née une genre de fascination. Enfin, il faut dire qu'ils étaient tous très spéciaux.
Je m'étais donc rendu sur place, là où le cirque commençait tout juste à être installé. Je parcourais les lieux, rencontrant rapidement sur mon passage les différents numéros. En explorant davantage, je passais devant plusieurs cages de différentes tailles, différentes loges, peintes selon la personnalité du numéro… Et finalement, en continuant ma route dans ce labyrinthe de l'étrangeté, je tombais sur une caravane. Très grande, typique des cirques, colorée de rouge et de blanc, ornée d'étoiles avec une grande banderole annonçant le nom du cirque. Je m'approchais de la caravane et vis :
«Osez entrer, à vos risques et périls !».
En rentrant je tombais immédiatement face à face avec l'homme à la tête du cirque. Il était vêtu d'une grande cape le recouvrant intégralement, ainsi que d'un chapeau haut de forme et d'une canne. Il avait une certaine prestance, sa taille et cette immense cape devaient beaucoup jouer. Il me regarda et d'un ton enjoué il me dit :
- Bienvenue au Cirque de l'Inquiétant ! Je suis Herman Fuller, en quoi puis-je vous servir ?
Il aimait beaucoup se donner en spectacle, cette première rencontre en était la preuve. C'est ainsi que nous entamâmes la discussion. Il fut très impressionné de mon professionnalisme à toute épreuve. J'étais content, on ne me faisait que rarement des compliments sur ma personne. Nous avons beaucoup discuté à ce moment là, et j'ai réussi à négocier mon passage sur scène. J'avais un don, selon lui, que je me devais d'exploiter au mieux et il allait m’aider à le mettre en valeur. C'est à ce moment là que nous avons commencé à travailler ensemble.
J'ai énormément fréquenté, durant ces quelques semaines, les plus grands numéros du cirque ; c'était une expérience très enrichissante. Les échanges étaient compliqués au début parce qu'ils ne comprenaient pas la langue des signes. J'ai donc dû m'adapter, écrire sur une ardoise noire à la craie blanche - c'était une idée d'Herman.
Parmi les numéros du cirque que j'ai fréquentés durant cette période, il y a tout d'abord eu Allan, quelqu'un d'impressionnant. Sa capacité à embraser les objets était tout aussi incroyable que lui. Je ressentais toujours cette chaleur en m'approchant de lui, une chaleur étouffante mais d'une certaine manière apaisante ; le regarder, c'était comme s’asseoir au coin du feu, regarder petit à petit les bûches devenir cendres, ressentir la chaleur… Même si dans son cas c'était très différent. Ensuite, j'ai rencontré Maya la Magnifique, son don pour le chant été exceptionnel et c'était très impressionnant de pouvoir approcher un tel animal, d'autant plus qu'Herman m'avait parlé rapidement de son passé de tueuse. Et finalement j'ai rencontré Vilaine, une femme sensationnelle, exactement comme Herman me l'avait présentée. Elle faisait la force de sa troupe de clowns et ça se voyait. J'ai essayé durant un moment de comprendre ses tours, en vain.
Je les ai vus, tous, s'entraîner, et je n'avais jamais vu de personnes autant impliquées dans leur métier. Le spectacle que j'avais devant moi brillait le succès, c'était éclatant, à vous en décoller la rétine, une représentation magnifiquement bien travaillée. J'étais en admiration. Je ne m’entraînais pas avec eux, cependant ; j'avais dis à Hermann que je préférais travailler seul, que je ne voulais pas tacher le tableau, mais en réalité c’était surtout que je ne voulais pas leur avouer mon problème d'échange avec le public.
10 jours, 9 jours, 8 jours, 7 jours… demain, c'est pour demain. Je suis nerveux, je n'ai jamais autant répété de toute ma vie. Je veux les impressionner, leur montrer, je veux réussir, je vais réussir ! Tous les autres, ils se sont donné tellement de mal, je ne peux rater mon numéro, je ne peux pas faire rater le spectacle !
Très dur…
On y est. Le spectacle a commencé. Comme je le pensais, tous les autres étaient géniaux, les spectateurs semblent adorer. Les spectateurs, d’ailleurs, que vont-ils penser de moi ? Non, je peux pas me permettre de douter.
J’entends une voix venant de derrière moi.
- Après Vilaine, c'est à toi, Louis, on compte sur toi.
Il se rapproche de moi.
Te mets pas la pression, ça va aller.
Il me tapote amicalement l'épaule puis fait demi-tour et sort de la loge, tandis que les comédiens déjà passés me regardent ; ils sont attentifs et attendent avec impatience mon numéro.
Vilaine s'approche de moi, puis me dépasse - elle se fait accueillir par Herman. Une minute passe.
Finalement, j'entends mon nom se faire appeler ; c'est Herman, il annonce mon arrivée dans un microphone par les loges.
- Et pour le clou du spectacle, un invité de marque, je vous présente Louis le Mime !
Je fais mon entrée en scène, ils ont l'air heureux, petits et grands m’applaudissent… Je me sens heureux, je les salue à mon tour.
Les applaudissements cessent et une musique se lance. C'est le moment. Je débute mon tour, je mime un bateau, flottant sur les eaux, des eaux qui sont troublées.
Le public se plaint, les spectateurs jurent, certains enfants pleurent, mais je dois continuer.
Des pirates m'attaquent moi et mon équipage, je me défends, mais ils nous font prisonniers.
Ils fuient. Mais je dois continuer.
Ils me font chuter par dessus la planche… je tombe dans l’eau.
Ils me jettent du pop-corn, des cacahuètes à la figure… je dois…
J'arrête net mon numéro. Pourquoi ?
Je m'avance vers le devant de la scène.
Pourquoi agissez vous de la sorte ? Arrêtez… non c'est trop… stop !
En me retournant, je vois mes camarades me huer. Non, pas toi, Herman, pas vous tous, mes amis…
Je me mets à courir, je tombe plusieurs fois au sol dans ma lancée. J'arrive finalement hors du chapiteau, à une vingtaine de mètres. Je me retourne une dernière fois. Tout le monde autour de moi court, me crie dessus, ils semblent être contre moi, l'univers lui-même semble contre moi… c'est difficilement supportable… je ne peux pas… ce n'est pas possible…