~§ Scène 1 - Cloué aux planches §~
Tobias entre en Gonzalo, accompagné de Kevin en Lodovico et Valentin en Petruccio.
GONZALO. Je suis quelque peu contrarié, messeigneurs…
À peine couronné que l’on médit à mon propos !
Et c’est de la bouche d’Isabella, cette reine de pacotille,
Que se sont déversés les vents du complot !
LODOVICO. Nous en sommes tout aussi inquiets messire,
Nous dont les lames ont trempé dans l’affaire,
Il n’aura pas suffit de la faire taire,
Et la boisson l’aura menée aux bassesses de trahir notre entreprise.
Si ça n'avait été que moi…
GONZALO. Ne suggères-tu donc pas, effronté,
Qu’il aurait fallu la tuer ?
LODOVICO. Messire…
GONZALO. Assez !
Elle est de ces joyaux que l’on ne doit briser,
Tant ils sont rares sur cette terre.
Que sais-tu d’autre ?
LODOVICO. Du délire de la reine il y a des témoins.
Les festivités n’étant plus à leur plein,
Par chance, peu furent présents.
GONZALO. C’est bien suffisant !
Peu m’importe le nombre si tu as les noms.
LODOVICO. Au moins trois, messire, trois témoins :
Le Duc de Sortino, sa fille Alinda,
Et un prêtre de passage, Cornari de mémoire.
Ceux-ci pourraient accorder du crédit à la reine
Et voir clair en nos intentions.
GONZALO. Par Dieu, mon bon Lodovico, réfléchir !
Trouver un moyen de les écarter, ou si besoin est
De les faire taire à jamais.
Petruccio, toi qui a l’esprit vif,
N’as-tu pas le début d’une manigance
Pour les écarter de la danse ?
Valentin reste silencieux.
GONZALO. Petruccio… ? Petruccio ? Petr–
TOBIAS. Valentin ! C’est à toi !
VALENTIN, sortant de ses pensées. Oh ! Je… Désolé, je, j’avais la tête ailleurs.
Silence.
KEVIN. Alors ? T’attends quoi ?
VALENTIN, s’asseyant et se prenant la tête dans les mains. Désolé, je peux pas. C’est trop difficile.
KEVIN. Merde ! Valentin ?
TOBIAS. Et m– Kevin, je te laisse gérer ça ? Désolé mais il faut qu’on avance.
Tobias sort.
KEVIN. Allez, Val, c’est quoi le problème ? C’est encore Lily c’est ça ?
VALENTIN. Oui… Enfin, non ! Mais…
KEVIN. Hé. On sait tous que Robert est exigeant avec toi et ta sœur, mais nous on t’en demande pas tant.
VALENTIN. Si, malheureusement si…
KEVIN. Hein ? Comment ça ?
VALENTIN. Je veux pas continuer comme ça…
KEVIN. Comme ça quoi ?
VALENTIN. Faire comme si j’aimais le théâtre !
Silence.
KEVIN. Faire comme si tu aimais le théâtre ? M’enfin bien sûr que tu… J’veux dire, tu fais quand même partie d’une troupe.
VALENTIN. Parce que tu crois que j’ai le choix ?
Silence.
VALENTIN. Avant que ma mère ait son accident j’avais encore le choix. C’était elle qui ramenait le plus d’argent à la maison et je pouvais me permettre de faire des bonnes études. Au lieu de ça mon père, après sa disparition, a dilapidé tout l’argent qu’elle avait mis de côté pour ses projets artistiques. Il y avait plus que ça qui comptait. Tu sais ce que ça fait d’être le dernier dans une famille d’artistes ? Soit tu t’adaptes… soit rien en fait, tu t’adaptes, pas le choix…
KEVIN. Valentin, écoute, je crois pas que ce soit toujours le cas.
VALENTIN. Si si, ça l’a été pour moi. Et Lily elle… Vous vous concentrez principalement sur ses problèmes. Lily Wheeler, la jeune actrice prometteuse, la belle effrontée, la novatrice contre Robert Wheeler, le poids lourd expérimenté, le conservateur, le réfractaire ! Et au centre, Valentin Wheeler l’intermédiaire. C’est presque un feuilleton de les regarder se battre, on sait que les seules choses qui les retiennent de quitter la scène c’est leur amour du théâtre, et celui des membres de la troupe. Devine laquelle de ces deux raisons est la mienne.
KEVIN. Je ne comprends pas. Pourquoi tu n’as rien dit avant ?
VALENTIN. La production. Je me faisais déjà mener par le bout du nez alors ça me resserre encore plus dans un étau. Et puis, ma sœur et mon père sont suffisamment bruyants pour m’éclipser. Quel comble pour des acteurs, ils se mettent en spectacle pendant que je traîne dans l’ombre. Tu sais ce que ça fait d’avoir la pression d’un père qui veut que tu ressembles à ta sœur ? Elle est tellement plus libre que toi, Valentin. Tu comptes faire une école d’ingénieur, Valentin ? Mais avec quel argent, Valentin ?! Celui de maman, connard, celui que tu as dépensé pour tes spectacles que je ne verrai jamais, parce que je n’en veux pas, je n’en veux pas de ton art, s’il est omniprésent et qu’il me vole mon avenir, à quoi il sert, ton art ? Qu’est-ce que tu donnes aux gens ? Tu leur montres ton talent, ou bien tu les divertis peut-être ? Et ? Il les aide à s’épanouir ?
KEVIN. Valentin, cal–
VALENTIN. Moi, il ne m’a jamais aidé. Il ne m’a jamais aidé, et c’est presque une fierté de prononcer cette phrase que personne, surtout pas dans cette putain d’enceinte, ne croit possible : le théâtre m’a volé ma liberté.
Silence.
KEVIN. Bah merde alors. Et… la pièce ? On fait comment sans toi ?
VALENTIN. Je ne sais pas. Je suis désolé.
KEVIN. Est-ce que tu ne peux pas essayer… genre… de monter La Tragédie du Roi Pendu avec nous puis de voir après ? Si c’est vraiment ce que tu veux, je suis avec toi, mon pote, tu sais bien. La troupe sera compréhensive, et on ira parler à Robert et Lily. Allez. Pour la troupe, pour les autres…
Silence.
VALENTIN. T’as raison Kev… Je vous dois au moins bien ça… Je… je vais essayer de faire des efforts.
KEVIN. Merci mon pote. Tu verras, tu vas t’en sortir. Allez viens, on va répéter ton texte.
Ils sortent.
~§ Scène 2 - Métatextualité §~
Sarah entre en Isabella et reste seule un temps. Tobias arrive en Gonzalo.
ISABELLA, à part. Le voilà qui entre pour moi sans le moindre doute.
Je cherchais à l’éviter mais lui me cherchait, et m’a trouvé.
Je n’ose imaginer le sort qu’il me réserve.
GONZALO. Isabella !
ISABELLA. Oh mon seigneur !
J’implore votre pitié, j’avais bu,
Et cela ne justifie pas encore assez ce qui a été vu.
GONZALO. Il semblerait que vous sachiez déjà
Très chère, de quoi je vous accuse.
Puisse le pays lui au contraire
Ignorer de quoi vous m’accusâtes !
ISABELLA. Il y avait si peu de monde…
GONZALO. Vous cherchez le pardon ?
ISABELLA. J’implore le leur ! Car je sais bien, messire,
Ce que vous réservez à ceux qui, hier,
Tendirent l'oreille quant à mes dires…
GONZALO. Il est vrai que l’on ne peut rien y changer.
Ma décision est actée, et je ne peux revenir en arrière.
Quant à votre sort, madame, il est celui de la piété.
Vous partirez pour Sanselpocro, chez les Sœurs,
Où vous passerez pour folle le restant de vos jours.
ISABELLA. Vous me destinez donc au couvent ?
GONZALO. Cela vous déplaît-il ?
ISABELLA. Non, je crois…
Cela est mérité, n’est-ce pas ?
J’accepte, sans regret ni résistance
De me plier à vos exigences.
Moi qui ai vu mon mari mourir
Dans l’indifférence jusqu’à le trahir,
Puisse le Seigneur me pardonner l’affront que j’ai fait à son nom.
GONZALO. Voilà qui est sagement réfléchi, je crois.
Cependant, dans votre obéissance,
Ne croyez pas que ceux qui savent de votre bouche
Bénéficieront de ma clémence.
SARAH. À ce propos…
TOBIAS. Quoi ?
SARAH. Est-ce que c’est vraiment nécessaire de garder les scènes de meurtre et de cannibalisme ? En relisant le script… en fait ça serait facile de les faire se dérouler en hors-champ.
TOBIAS. Désolé Sarah… J’avais anticipé et j’ai déjà demandé à Daniela. Mais les consignes viennent de la production. Ils ne veulent pas que la pièce soit montée selon des codes de bienséance archaïques, ils veulent la pièce à l’état brut.
SARAH. J'appellerais pas ça des codes de bienséance archaïques, juste le respect du public…
TOBIAS. Tout est relatif. Tu sais de nos jours, ce genre de scène, ça nous choquerait pas tant d’en voir aux infos…
SARAH. Si ! Quand même !
TOBIAS. Et puis ça dépend du public. Si ça se trouve, la production est aussi en charge du public, va savoir !
SARAH. Je ne préfère pas plaisanter avec ça.
TOBIAS. Décidément, cette histoire de production vous a mis sur les nerfs…
SARAH. Je ne parle pas de ça. Je parle de ces scènes.
Le Dr Laustroff s’avance timidement sur scène.
TOBIAS. La pièce s’appelle La Tragédie du Roi Pendu ! Ce genre de scène, c’est le minimum qu’on attende d’elle ! Et tu n’as même pas à jouer dans ces scènes d’ailleurs.
SARAH. Mais ça ne change rien au fait que-
DR LAUSTROFF. Excusez-moi ?
Ils remarquent le Dr Laustroff et le dévisagent en silence, interrogatifs.
TOBIAS. Qui êtes-vous ?
DR LAUSTROFF. Bonjour, Alfred Laustroff, je cherche Madame Élisa Cartel et Monsieur Melvyn Séchet, sauriez-vous où je pourrais les trouver ?
SARAH. Vous êtes de la production ?
DR LAUSTROFF. … On peut dire ça.
TOBIAS. Désolé, on ne les a pas encore vus aujourd’hui. Ils finiront bien par passer. Sinon vous pouvez demander à notre régisseuse, Daniela, elle communique plus souvent que nous avec eux.
DR LAUSTROFF. Ah oui, Daniela.
SARAH. Puisque vous êtes là j’aimerais vous demander quelque chose.
DR LAUSTROFF. Mmh.
SARAH, lui plaquant le texte sous le nez. Pourquoi est-ce que l’on est obligé de jouer ces scènes ?
DR LAUSTROFF. Qu– faites voir.
Laustroff feuillette et lit un moment, admiratif.
SARAH. Alors ?
DR LAUSTROFF. C’est remarquable. Si on m’avait dit un jour que ce texte me passerait entre les mains… J’ai hâte de le décortiquer…
SARAH. Hein ? C’est surtout immonde ! Cela serait plus agréable si vous retiriez ces scènes barbares, au moins qu’elles se passent hors de la vue du public.
DR LAUSTROFF. Mmh ? Vous voudriez charcuter un tel bijou ? Apprenez, mademoiselle, qu’un texte tel que celui-ci ne fait pas les choses par hasard, et que mutiler un tel ouvrage serait renier la volonté de l’auteur, même pour la raison que cela nous semble déplacé, inutile, ou qu’importe. Ces metteurs en scène mesquins ont tout intérêt à accoucher d’une œuvre originale s’il décident d’ignorer la moindre réplique, la moindre didascalie. Sinon, ce sont des bons à rien, et c’est pourquoi je préfère les auteurs aux acteurs, ne vous en déplaise. Le vrai bon acteur, lui, cherche à savoir ce que l’auteur souhaite jusqu’à comprendre l’essence du texte tout comme sa réplique la plus subtile ou anodine. Ce n’est qu’ensuite, qu’après s’en être imprégné comme une éponge, qu’il doit passer par sa sensibilité pour donner vie à l’œuvre.
TOBIAS. Monsieur est auteur ?
DR LAUSTROFF. Non, littéraire. Pour ne rien vous cacher, docteur en narratologie.
SARAH. Ça existe, ça ?
DR LAUSTROFF. Nous sommes très rares : et par conséquent très demandés. La preuve puisqu’on m’emploie et qu’on ne me paye pas trop mal avec ça.
SARAH. Et pourquoi on aurait besoin de vous ?
DR LAUSTROFF. Madame Cartel et Monsieur Séchet ont fait appel à moi pour régler quelques petits problèmes concernant le texte –je vous arrête immédiatement, pas question de retirer des morceaux.
SARAH. Quels genres de problèmes dans ce cas ?
DR LAUSTROFF. … Je n’en ai pas encore été informé.
SARAH. Dans ce cas comment pouvez-vous affirmer que l’on ne retirera pas les sc–
TOBIAS. Bon Sarah ça suffit ! Laissons-le tranquille, ça n’est pas le moment.
SARAH. Mais je veux sav–
TOBIAS. Oui mais là non, si on pouvait éviter d'accueillir des envoyés de la production comme ça, ça m’arrangerait. Allez viens, on va répéter ailleurs.
Tobias sort.
SARAH. Mais j– Attends !
Elle part à sa poursuite.
DR LAUSTROFF. Mademoiselle, attendez, votre texte !
Le Dr Laustroff reste seul avec le texte de La Tragédie du Roi Pendu. Il finit par hausser des épaules, avant d’aller s'asseoir à la table et de feuilleter la pièce.
~§ Scène 3 - Décalage Narratif §~
Les Docteurs Cartel et Séchet entrent, en pleine discussion. Élisa a échangé son costard pour une blouse blanche.
DR SÉCHET. … C’est certainement pas une raison pour abaisser les accréditations, on est quand même sur quelque chose qui a fait pas mal de dégâts par le passé.
DR CARTEL. C’est ce que je leur ai dit mais il était classé vert, alors…
DR SÉCHET. Classique. Ils ne se fient qu’à la classe de confinement et au niveau de menace, parfois même sans lire le rapport en entier. N’empêche…
DR CARTEL. Problèmes de budget ! Aleph est très vorace à ce qu’il paraît, c’est à se demander pourquoi ils ne font rien pour…
DR SÉCHET, remarquant le Dr Laustroff. Une minute. La lune noire hurle-t-elle ?
DR LAUSTROFF. Mmh ? Oh ! Sûrement, l’astre écarlate s’est tu.
DR SÉCHET. Ah ! Très bien. Nous attendions votre arrivée, Dr Laustroff. Excusez les phrases de contre-mesures…
DR LAUSTROFF. Je comprends, on est jamais trop prudent lorsqu’on travaille avec des civils ! Dr Cartel, Dr Séchet… Tiens, on m’avait annoncé qu’il y aurait un agent.
DR CARTEL. Mademoiselle Gulat est à la régie, elle surveille le flux vidéo.
DR LAUSTROFF. Ah oui ! Le flux vidéo. C’est remarquable ce que j’ai vu, vous êtes sûr que…
DR CARTEL. Oui. C’est lui, les experts du Site-19 ont fait le rapprochement avec les images de la cassette.
DR LAUSTROFF. C’est plutôt inquiétant. Il me semble à première vue que le texte ne diffère pas de l’original. La réponse est sûrement ailleurs.
DR SÉCHET. C’est-à-dire ?
DR LAUSTROFF. Les anomalies matérielles et immatérielles classiques sont imprévisibles et changeantes. Elles demandent un confinement de pointe. Mais les anomalies narratives, c’est différent. Il suffit assez souvent de ne pas lire, visionner ou écouter les médias dont elles sont issues. C’est plutôt logique, une histoire n’existe que si elle a un public. Certaines anomalies sont plus particulières, et peuvent sauter d’une fiction à l’autre ou passer dans la réalité physique. C’est le cas du Roi Pendu, par exemple. Il suffit assez souvent pour les confiner de les enfermer dans des intrigues récursives.
DR CARTEL. Des quoi ?
DR LAUSTROFF. Des textes courts qui se répètent. De la métafiction, une histoire qui amène à se raconter elle-même sans s'arrêter. Par exemple, deux personnages sont coincés au fond d’une grotte et l’un d'eux, pour passer le temps, demande à l’autre de lui raconter une histoire, qui est celle de deux personnages coincés au fond d’une grotte, et ainsi de suite. C’est comparable pour eux à des sables mouvants : plus ils tentent de sortir de l’histoire, plus celle-ci s’enfonce. Mais cela ne s’applique qu’aux anomalies narratives conscientes.
DR CARTEL. Et la Tragédie du Roi Pendu ?
DR LAUSTROFF. C’est plus compliqué. La Tragédie du Roi Pendu est une anomalie qui se manifeste par le biais de sa narration, nuance. Les recherches s’accordent pour dire que le Roi Pendu n’est pas une entité intelligente, mais la manifestation d’autre chose. Un outil, ou un genre d’éclaireur en somme. Il reproduit généralement le même schéma, comme un automate. Mais là, quelque chose semble avoir changé.
DR SÉCHET. Vous avez une idée de ce que ça pourrait être ?
DR LAUSTROFF. Pas vraiment. On ne dispose pas de tant d’anomalies narratives au sein de la branche française… Les principales ont disparu dans les Archives Noires où sont tombées dans la section occulte de l’Enfer de la Bibliothèque Nationale Française. Raymond Queneau et Alfred Jarry nous ont pourtant laissé de bons souvenirs…
DR SÉCHET. Abrégez, ça fait beaucoup d’informations pour pas grand-chose : allez à l’essentiel.
DR LAUSTROFF. Et bien… C’est comme si la pièce avait déjà commencé. C’est à n’y rien comprendre. Dans tous les cas, il y a fort à parier que tout va se dérouler comme un événement 701 à partir de maintenant. Sauf que nous sommes conscients de la présence de SCP-701-1.
DR SÉCHET. Merde. Merde merde merde merde. Et merde.
DR LAUSTROFF. Peut mieux faire.
DR SÉCHET. Les acteurs risquent de s’en rendre compte. On ne peut pas risquer de compromettre le Projet Catharsis. Et si l’évènement arrive à son terme…
DR LAUSTROFF. Il arrivera à son terme. Reste à déterminer quand et si nous serons affectés par…
DR SÉCHET. Ne dites pas de bêtises ! Bien sûr que non, si nous en sommes conscients, puisqu’ils l'ont vu, bien sûr que non… Mais…
DR CARTEL. Melvyn, il faudrait peut-être penser à interrompre les tests pour limiter les dégâts…
DR LAUSTROFF. Ah oui, à ce propos, on m’a confié un message à votre attention Dr Séchet.
Il sort une enveloppe de sa poche et la tend au Dr Séchet. Celui-ci la prend, regarde le nom sur l’enveloppe et dévisage Laustroff avec stupeur. Il va ensuite ouvrir la lettre et la parcourt longuement. Son visage se décompose. Il sort un briquet et brûle la lettre.
DR CARTEL. Hé ! Attends ! Qui est-ce que c’était ?
DR SÉCHET. O5-8. On continue l’expérience.
Sur ces mots, il sort d’un pas raide et rapide, visiblement choqué. Le Dr Cartel part à sa suite, troublée. L’Agente Gulat arrive peu après.
AGENTE. Dr Laustroff, je présume ?
DR LAUSTROFF. Vous présumez bien. C’est donc vous qui êtes chargée de notre sécurité ?
AGENTE. Entre autres. Puis-je vous demander d’aller étudier ailleurs ?
DR LAUSTROFF. Mmh ? Pourquoi donc ?
AGENTE. Il serait préférable d’éviter le contact avec les sujets.
DR LAUSTROFF. La troupe ? Allons bon. Il ne me semble pas que cela soit nécessaire. Et puis j’ai déjà discuté avec quelques-un d’entre eux, alors…
AGENTE. Dans la situation actuelle cela peut être dangereux. De même il vaut mieux éviter d’éveiller les soupçons.
DR LAUSTROFF. Allons bon. Enfin, j’imagine que vous n’avez pas tout à fait tort. La situation est exceptionnelle, peut-être est-il préférable d’éviter les soupçons comme vous le dites. Mmh… Vous auriez une idée d’où je pourrais m’installer ?
AGENTE. La salle de surveillance est à l’arrière. Il y a un local où vous pourrez être tranquille.
DR LAUSTROFF. Très bien, je vais tâcher de trouver mon chemin. Agente…
AGENTE. Docteur…
Après ce bref salut, ils sortent chacun de leur côté.
~§ Scène 4 - Escalade §~
Tobias et Claude entrent, textes en main.
TOBIAS. Donc ensuite, dans le rôle de Francisco, je viens t’annoncer que la reine Isabella a été emprisonnée par Gonzalo. C’est la scène que j’ai été répéter tout à l’heure.
CLAUDE. Mmh mmh.
TOBIAS. C’est une scène courte, alors qu’est-ce qui te gêne ?
CLAUDE. Je ne sais pas, je… Je suis perturbée par ce que j’ai vu hier, le… le truc dans les coulisses. Je sais que c’est pas grand chose, mais je… j’arrive pas à me l’enlever de la tête !
TOBIAS. Je te l’ai dit. Kevin t’a fait une blague !
CLAUDE. C’était pas lui !
TOBIAS. Alors il t’a menti.
CLAUDE. Oh, je t’en prie ! On va pas jouer à ça ! C’est si difficile que ça de me soutenir, même sans me croire ? On a toujours réponse à tout avec ce type de raisonnement ! C’est l’ombre, c’est les rideaux, c’est Kevin qui ment ! En plus tu sais bien qu’il est pas du genre à mentir et qu'il serait plutôt fier de sa blague. Et je t’arrête tout de suite, tu vas me dire que c’est quelqu’un d’autre ? Moi je vais te dire ce que j’ai vu aussi clairement que je vois dans ton manège. Il–
Claude est coupée dans sa phrase par Sarah qui entre, bouleversée.
SARAH. Des draps, non, un suaire ! Grand avec des chaînes et un anneau ! Dans ma loge, vite !
CLAUDE. Ah ah !
TOBIAS. Quoi ?
CLAUDE. C’est lui ! C’est lui !
SARAH. Dépêchez !
Sarah et Claude sortent en vitesse vers sa loge.
TOBIAS. Mais ! Enfin !
Il court pour les rejoindre, mais Robert entre en trombe au dernier moment et l’oblige à reculer.
TOBIAS. Holà ! Hé ho !
ROBERT. Tobias ! J’aimerais comprendre ce qui se passe avec ma fille ! Figurez-vous que mademoiselle ne veut pas apprendre son texte.
Lily rentre à sa suite.
LILY. C’est pas assez frais à mon goût, on en fait des caisses, des caisses et des caisses… Je suis venue proposer des changements.
TOBIAS. Pour la dernière fois, il est hors de question et même impossible de faire des changements ! Et puis en quoi ça me concerne ? Robert, vous pouviez pas lui dire ?
ROBERT. Je me tue à essayer de lui faire comprendre.
LILY. …Je vais aller en parler à Daniela.
ROBERT. Mais reviens ici pauvre imbécile ! Tu auras la même réponse, c’est aux producteurs qu’il faudrait te plaindre. Et de mon temps, on ne discutait pas ainsi avec des producteurs, quand bien même leurs exigences étaient stupides !
LILY. Mais les temps changent papa, merde ! On est libre, le théâtre est plus obligé de se cacher ou d’être persécuté par le pouvoir ! Nous sommes un pouvoir ! Et sans nous il n’y a pas de pièce. Alors ils seront bien obligés de m’écouter.
ROBERT. Absolument pas ! Tu te feras remplacer fissa, ma pauvre !
LILY. Mais vous ne les laisserez pas faire. Vous ne jouerez pas sans toute la troupe au complet, je le sais. Ensemble on peut faire pression.
ROBERT. Mais tu t’entends, ma pauvre ! C’est une question de finances ! Moi, je te mettrais à la porte sans hésiter si tu compromettais ainsi l’avenir de la troupe ! Tu te rends compte de l’état dans lequel tu te mets pour du texte ?! Ce sont des caprices de comédienne, tu vaux mieux que ça !
LILY, agitant son texte. Exactement ! Je vaux mieux que ça !
TOBIAS. Décidément, c’est de famille…
ROBERT & LILY. Pardon ?!
TOBIAS. Valentin non plus ne veut pas apprendre son texte.
ROBERT. Comment ?! Qu’est-ce que c’est que ces histoires, encore ?
LILY. J’espère qu’il a une bonne raison !
ROBERT. Oh la ramène pas toi !
TOBIAS. Il a l’air d’être découragé par tant de texte, du moins c’est l’impression que j’ai eu. Ils ont discuté un bon moment avec Kévin.
ROBERT. Dès que je croise l’un ou l’autre…
Robert sort.
LILY. Je vais attendre les producteurs ici. Qu’ils se pointent pour voir, je bougerais pas.
TOBIAS. Bon sang ! Ce sera sans moi. Bonne chance.
LILY. C’est ça.
Tobias sort. Lily reste seule sur scène.
LILY. Ça paraît peut-être puéril. Mais franchement, on a vu des choses plus stupides prendre la forme de grèves, de révolutions, de nations. Quand je dis nations, je parle de tous ces gens qui se regroupent autour d’un objectif commun, qui se battent pour leurs idées. Le théâtre est une nation. Je n’ai peut-être pas la revendication la plus exceptionnelle ou la plus altruiste, mais c’est ma voix. Et je me dois d’exprimer la plus petite voix, de libérer la parole, d’autant que je suis sur scène. Tant que ce théâtre ne sera pas démoli, tant que l’on arrachera pas cette scène planche par planche, je parlerais, car peu d’endroits sont comme celui-ci, où l’on peut s’exprimer librement. Je m’accrocherais à la dernière écharde de ces planches pour faire valoir mes droits. L’actrice n’est pas un pantin, et n’a pas pour but unique de déclamer le texte des autres.
Vers la fin de sa réplique, la Productrice rentre.
PRODUCTRICE. Et donc ?
Lily, surprise, reste muette.
PRODUCTRICE. C’est bien beau de commencer une tirade aussi engagée devant une salle vide, mais encore faudrait-il la finir. Alors ?
LILY. … L’actrice est une âme, une–
PRODUCTRICE. Oh, la ferme.
LILY. Qu– et pourquoi la ferme, je peux le savoir ?!
PRODUCTRICE. Parce que je vais gerber, voilà pourquoi.
LILY. Vous avez le droit de pas être d’accord, mais pas de m’interrompre. Je–
PRODUCTRICE. Je sais, j’ai entendu ton petit discours sur la liberté, merci.
LILY. Vous êtes de la production ? Vous pensez faire mieux, peut-être ? Imposer des textes insipides dont vous ne savez rien sans possibilité de discussion ?
PRODUCTRICE. Moi et mes collègues en savons plus sur ce texte que toute votre troupe, aussi je vous prierais de rester à votre place. Je vous trouve bien insolente pour quelqu’un qui ne veut pas jouer cette pièce. Vous nous voyez comme ça ? Une entité uniforme, sans goûts ni libre-arbitre ? J’ai fait du théâtre avant, j’ai fait mon mémoire d’étude sur l’évolution historique de la condition théâtrale. Nous ne vous avons pas choisi pour rien. Nous vous faisons confiance. C’est comme ça que vous nous remerciez ? Que tu nous remercies ? Je ne souhaite pas te virer de la troupe, ça ne profiterait à personne. Te conseiller, en revanche, je peux le faire.
LILY. J’en ai rien à faire de vos conseils, maintenant c’est vous qui allez m’éc–
PRODUCTRICE. Lily Wheeler, comporte-toi en adulte ! Je ne te reproche pas d’avoir des idéaux mais de les utiliser n’importe comment. Nous avons quelque part un porte-document avec dix fiches, une pour chacun de vous. J’ai lu ton document, Lily. Et tu sais ce que j’en ai tiré ? Toute ta personne, sur une bête feuille. Tu es une caricature de toi-même. Je ne t’ordonne pas de te conformer au texte, mais je t’en implore, parce que je sais que les personnes comme toi sont inarrêtables. Tu as enchaîné les échecs et les crises de nerfs sans rien apprendre en retour. Tu reviendras à la charge encore et encore, tu m’entends ? Tu chargeras les portes de ce foutu théâtre, jusqu’à faire trembler les fondations, faire se fissurer les murs et fendre les miroirs des loges ! Encore et encore, jusqu’à faire céder le bois, déchirer les rideaux qui tomberont avec lourdeur pour briser les planches, balayer les sièges, pulvériser les balcons ! Et une fois dans la place, tu contempleras les ruines de ta toute-puissance, peut-être même sans te rendre compte de ta connerie, et tu joueras parmi les décombres, pitoyable, avant d’être ramenée sur terre par la dure réalité des choses. Je ne peux rien faire contre ça, sinon abandonner et aller voir ailleurs.
Lily reste silencieuse.
PRODUCTRICE. Et sauf erreur de ma part, je pense avoir fait sensiblement mieux que ta petite tirade pleine de lieux communs. La preuve, tu réfléchis déjà un peu plus.
La productrice sort. Lily, dépitée, jette son texte qui s’éparpille sur scène et sort.
~§ Scène 5 - Écueils du récit §~
Boris entre, Sarah à sa suite. Celle-ci semble en état de choc.
BORIS. Et tu es sûre de ce que tu as vu ?
SARAH. Je… oui, je…
BORIS. Oui, tu en es sûre. Mais tu as du mal a y croire, c’est tout.
SARAH. Oui… enfin non, mais.
BORIS. Et ça semblait dangereux ?
SARAH. Pardon ?
BORIS. Est-ce qu’il t’a sauté dessus ? Est-ce qu’il te voulait du mal ?
SARAH. N-non, il est resté sans rien dire, sans rien faire, puis il est sorti dans les coulisses et a disparu.
BORIS. Donc pas forcément mauvais.
SARAH. Si !
BORIS. Oh ?
SARAH. Il… il avait beau ne rien faire, il dégageait–
BORIS. –Une aura. Il va falloir faire plus original, si tu es sûre que ce n’était pas un gusse en costume c’est que ce n’était pas qu’une aura. Un acteur, s’il n’est pas trop mauvais et qu’il joue juste, c’est-à-dire avec le cœur ou bien une technique forçant le respect, dégage lui aussi une aura. Ça n’a rien d’exceptionnel.
Boris lui fait signe de réfléchir et attend, concentré. Sarah met un temps pour organiser ses idées.
SARAH. Je pourrais dire qu’il avait tout d’un être humain. Un corps, une tête, des bras, des jambes… Mais c’est faux. Rien qu’une façade, un mur en ruine au milieu de montagnes balayées par des vents de colère et de désespoir. Exactement à l’image des plis qui parcouraient son drap, ce drap qui le recouvrait de la tête aux pieds, ce drap blanc et épais qui l’emballait comme un suaire et qui semblait plus lourd que son propre poids. C’est tout cela qu’il cachait derrière cette épaisseur chaotique, et peut-être même que sans elle je serais littéralement morte de terreur. Les chaînes qui l’encerclaient… peut-être même lui évitaient-elles de retirer son suaire, si tant est qu’il en ait eu la force.
BORIS, toujours en réflexion. Pas de “peut-être”.
SARAH. … S’il ne m’a pas attaqué, c’est parce qu’il n’en avait pas la force. Où qu’il attendait quelque chose. Il traînait son corps mécaniquement, sans faire s’entrechoquer ses chaînes. C’était un tel torrent de haine et de malheur qui était enclavé derrière les méandres du tissu que j’ai été submergée par… Cette chose n’est pas normale Boris !
BORIS. C’est anormal.
SARAH. C’est bien ce que je dis ! Je ne savais pas que l’on pouvait ressentir la haine à ce point…
Sarah s’effondre, sanglotante. Boris ne bouge pas, continuant à réfléchir.
BORIS. Je me disais bien que j'avais déjà entendu ça quelque part. Comment c’était… Paul ? Paulson ? Si ! La Réalisatrice ! Sarah Paulson, La Réalisatrice ! Tristement célèbre pour son manque d’implication artistique, une yes woman suivant à la lettre les recommandations de ses commanditaires. Sa carrière s’est terminée avec La Tragédie du Roi Pendu, après quoi elle a complètement disparu de la population. J’avais vu ça quelque part il y a longtemps.
SARAH. Mais merde, tu vois pas que ça va pas ?!
BORIS. Bien sûr que si. Je ne vois que ça, et même si ça ne se voit pas ça m’inquiète au plus haut point. Vois-tu, la représentation de Paulson se serait assez mal terminée. Du genre de fin que l’on censure dans les journaux et qui fait marcher les pompes funèbres à plein régime. Une véritable pièce maudite, en papier et en encre si je peux me permettre l’analogie ! Donc non, ça ne m’enchante pas de monter un texte écrit avec le sang pendant qu’un fantôme terrorise la troupe.
SARAH. Mais ça n’existe pas, ce genre de chose !
BORIS. Et pourtant admet que ce que tu as vu était anormal, et bien réel.
SARAH. Une hallucination, rien de plus.
BORIS. Oh ! Mes excuses, ce n’était rien. Dieu n’existe pas, la magie est fictive et l’incroyable est impossible. Franchement, tu vas nous faire une crise de négationnisme ? Je ne vais pas chercher à argumenter, tu auras toujours une réponse. “Ce n’était qu’un rêve”, “tout ça s’est passé dans ma tête”, tout ça c’est de la flemme ! Au cinéma c’est même une facilité d’écriture, quand on ne décide pas de faire tout un film sur le sujet. C’est rarement pertinent, à quelques exceptions près, et des fois on en abuse du fameux coup du “on croit qu’il s’est réveillé mais en fait pas vraiment” et on répète l’opération jusqu’à sortir le spectateur dépité de sa propre torpeur. Alors dis-moi, Sarah : tu comptes te répéter encore et encore que ce n'était qu’un rêve, alors qu’il réapparaît encore et encore jusqu’à provoquer l’inévitable ? Ou bien te reprendre en main et combattre ?
SARAH. Qu’est-ce qui t’arrive ? Combattre ? Tu ne crois pas que tu en fais trop ?
BORIS. Je n’ai pas tous les détails, mais ce que je sais pour sûr c’est que cette chose est responsable de nombreux morts.
SARAH. Fantôme ou pas fantôme, cette histoire est suffisamment horrible pour que tu en rajoutes ! Pourquoi ne pas simplement quitter la pièce ? Simplement dire merde aux producteurs et passer à autre chose ?!
Boris ne répond pas.
SARAH. Je t’en supplie, Boris, dit quelque chose…
Boris reste silencieux. Sarah regarde le sol en serrant ses poings.
BORIS. C’est formidable tu sais, d’avoir une telle troupe. Tellement forte qu’elle préférerait la mort à sa dissolution et ce malgré les différends que l’on peut avoir. On ne doit pas en avoir l’air ces temps-ci, parce que l’idée de devoir répondre à des producteurs ne nous enchante pas, mais s’il y a bien un esprit de troupe incroyable, c’est le nôtre. Tu sais qu’on ne s’en relèvera pas si on arrête, Sarah.
SARAH, la voix brisée. Je t’en supplie, Boris, dit quelque chose d’autre.
BORIS. …On va arrêter. On partira par les villes, on trouvera des petits boulots. On s'installera dans un village, à la campagne, on demandera des aides et on fera pousser nous-même nos légumes. On aura une grande maison commune, et les soirs d’été on se racontera comment on s’est tous rencontrés, bières et jus de pomme à la main. On rira, on repensera, on racontera encore et encore l’histoire de cette troupe improbable, l’histoire d’Oblique & Cie, une histoire rocambolesque qui a mené des individus tous plus différents les uns que les autres à se rencontrer et se souder face à toutes les épreuves.
SARAH. …C’est cliché, non ?
BORIS. Horriblement cliché. Contrairement à notre histoire. Mais c’est normal. Si les clichés sont si répandus, c’est que les meilleures histoires nous appartiennent. Et les histoires d’une vie, voire de plusieurs, ma chère, ça ne se couche pas sur le papier.
Boris sort.
~§ Scène 6 - Bons Procédés §~
Le Producteur entre. Sarah l'aperçoit et sort en vitesse, ne souhaitant pas le croiser. Le Dr Séchet reste un temps sans bouger, alerte.
DR SÉCHET. Est-ce que j’ai bien entendu ce que j’ai cru entendre ?
DR LAUSTROFF. Si c’est ce que vous avez cru entendre, ça doit être cela.
Le Dr Laustroff entre.
DR SÉCHET. Ce type connaît la Tragédie du Roi Pendu ! Il sait !
DR LAUSTROFF. Tout est relatif. Il sait juste que la pièce a mis fin à l’activité de Sarah Paulson.
DR SÉCHET. Vous écoutiez aux pendrillons, vous ?
DR LAUSTROFF. Et vous donc ?
DR SÉCHET. Une question à la fois : qui est Paulson ?
DR LAUSTROFF. Une anartiste mineure d’Amérique du Nord, arrêtée par notre cellule d'enquête de la branche anglaise sur Et Maintenant On Est Cool.
DR SÉCHET. EMOEC ? Ces artistes anarchistes anormaux ? Vous pensez que…
DR LAUSTROFF. Ce garçon, Boris. Il est fort probable qu’il fasse partie du mouvement, tout du moins qu’il le fréquente.
DR SÉCHET. Merde ! Les services de renseignement ne font pas leur boulot ou quoi ? Voilà qu’on me colle un Cool !
DR LAUSTROFF. Pardon ?
DR SÉCHET. Si toute la troupe fait partie de Et Maintenant On Est Cool, on est vraiment dans la merde. Si ça se trouve, c’est de leur faute si le projet dérape !
DR LAUSTROFF. Pas de conclusion hâtive, la jeune Sarah ne semblait pas comprendre de quoi parlait Boris.
DR SÉCHET. Vous avez raison. Reste qu’on doit l’interroger. Je vais prévenir Caligula.
Le Dr Séchet sort. De l’autre côté, le Dr Cartel entre paniquée, des documents sous le bras.
DR CARTEL. Je l’ai vu.
DR LAUSTROFF. Allons bon ! Voilà qui devient vraiment inquiétant. Il se fait de plus en plus présent.
DR CARTEL. On aurait dit…
DR LAUSTROFF. Oh ! Merci, je m’en passerais. J’étudiais la pièce dans la salle de surveillance et je peux vous assurer qu’il était tant qu’assez sur les écrans à mon goût.
DR CARTEL. Et alors ?
DR LAUSTROFF, perdant son calme. Et alors je préfèrerais ne pas m’étendre sur le sujet voyez-vous ? C’est une image qui hantera mes nuits pendant une décennie au moins !
DR CARTEL. Non ! Enfin, je veux dire… La pièce, qu’est-ce que vous avez trouvé ?
DR LAUSTROFF, reprenant contenance. Oh ! Et bien… Pas grand-chose, je le crains. Rien que l’on ne sache déjà.
DR CARTEL. Oh.
Silence.
DR LAUSTROFF. Puis-je me permettre une petite question, Dr Cartel ?
DR CARTEL. Oui ?
DR LAUSTROFF. Quels sont les caractéristiques du Projet Catharsis ?
Silence.
DR LAUSTROFF. Vous ne savez pas non plus ?
DR CARTEL. Je commence à croire que les O5 nous ont envoyé ici pour mourir.
DR LAUSTROFF. Les O5 ? Ce projet est directement commandité par les O5 ?
Silence. Le Dr Laustroff va s'asseoir, visiblement perturbé.
DR LAUSTROFF. Remarquez, il est trop tard pour me plaindre, j’aurais dû mieux me renseigner.
DR CARTEL. Les seules instructions que nous avons reçues, c’est de monter la Tragédie du Roi Pendu jusqu’à observer un Évènement 701. À des fins d’étude.
DR LAUSTROFF. Cela fait combien de fois que vous montez la pièce ?
DR CARTEL. C’est la première.
DR LAUSTROFF. Ça pue l’arnaque à plein nez, excusez-moi du vocabulaire.
DR CARTEL. Vous pensez que ça a un lien avec le contenu de la lettre ?
DR LAUSTROFF. Elle était signée de la main d’O5-8, de mémoire. Ou du moins de sa doublure officielle, ou de son secrétaire, qui sait.
DR CARTEL. Il faut que je sache !
DR LAUSTROFF. Et moi donc !
DR CARTEL. Ou est Melvyn ?
DR LAUSTROFF. Le Dr Séchet ? Il est parti chercher l’Agent Gulat.
DR CARTEL. Merde. Loupé de peu. J’ai encore du travail.
DR LAUSTROFF. Vous aurez l’occasion d’en parler demain. Il prépare un entretien.
DR CARTEL. Un entretien ? Avec qui ?
DR LAUSTROFF. Il vous expliquera tout ça lui-même. Tiens ! À propos de votre travail, Dr Cartel… Vous faites bien partie du Département Historique ?
DR CARTEL. Euh… et bien… oui, j’ai un doctorat en histoire des arts.
DR LAUSTROFF. Parfait ! Est-ce que ça vous dérangerait de me passer vos recherches ? Je pourrais peut-être débloquer les miennes.
DR CARTEL. Oh ! Et bien… Bien sûr, après tout… je vous passerais tout ça dès que possible.
DR LAUSTROFF. Merci !
DR CARTEL. Tenez, j’ai déjà une version annotée du rapport de SCP-701.
Elle sort le dossier de dessous son bras, et le remet au Dr Laustroff.
DR LAUSTROFF. Ah ! Merci !
DR CARTEL. Sur ce…
Le Dr Cartel sort de scène.
~§ Intermède - Première Description §~
Le Dr Laustroff pose le dossier sur la table. Il l’ouvre et le feuillette un temps avant de lire.
DR LAUSTROFF. SCP-701, La Tragédie du Roi Pendu, est une tragédie en cinq actes de l’époque caroline contant un récit de vengeance. Les représentations de la pièce sont associées avec un soudain comportement psychotique et suicidaire chez les spectateurs comme chez les acteurs, ainsi qu’avec la manifestation d’une étrange silhouette, dénommée SCP-701-1. Les estimations historiques évaluent le nombre de victimes de cette pièce entre–
Le Dr Laustroff s’interrompt, perturbé. Il déglutit et se masse le visage.
DR LAUSTROFF. -au cours des trois cent dernières années, donc. Les représentations de La Tragédie du Roi Pendu ne déclenchent pas systématiquement ce type de manifestations. Sur les… sur toute les représentations enregistrées, seules… d’entre-el –bref, 36,78 % d’entre-elles ont déclenché des évènements liés à SCP-701. D’après les archives historiques et les enquêtes menées, ces évènements suivent généralement le même schéma : D’une à deux semaines (soit sept à quatorze jours) avant l'Événement. Pendant les répétitions du spectacle, certains des acteurs vont commencer à dévier spontanément du texte publié de la pièce. Au lieu d’être des improvisations ou des erreurs typiquement associées avec le fait de mal connaître le texte, ces déviations sont cohérentes et persistantes, comme si les acteurs travaillaient sur une nouvelle version du script. Les acteurs et l’équipe de production vont sembler ne pas se rendre compte de ces changements, et – lorsque ceux-ci sont portés à leur attention – vont déclarer que la pièce était écrite comme cela dès le départ. De deux à trois heures avant l'Événement : La manifestation commence généralement le jour de la Première, ou à la représentation susceptible d’attirer le plus de spectateurs (généralement pendant la première semaine suivant la Première de la pièce). D’une à deux heures avant l’Évènement : SCP-701-1 commence à apparaître sur scène pendant la scène finale de l’Acte I, généralement en arrière-plan ou sur le côté de l’action principale. Il est possible qu’il donne l’illusion d’entrer ou de sortir de la scène, mais il n’apparaît jamais dans les coulisses ; il disparaît simplement dès qu’il quitte la scène. Les acteurs ne semblent pas remarquer ou commenter la présence de SCP-701-1, du moins dans un premier temps. L'Événement : SCP-701-1 apparaît pleinement sur scène pendant la scène du banquet de l’Acte V. À ce moment, il va être incorporé dans l’action de la scène en tant que personnage du 'Roi Pendu'. Les acteurs vont alors s’assassiner mutuellement ou se suicider, parfois en employant des objets qui semblent apparaître spontanément sur scène. Des émeutes se déclenchent parmi les spectateurs, ceux-ci agressant toute personne se trouvant en face d’eux, quelles que soient leurs relations. Après l'Événement : Si certains des spectateurs survivent à la manifestation initiale, il arrive qu’ils sortent de la salle du spectacle ; dans ce cas, ils continueront d’avoir un comportement violent opportuniste et imprévisible. Les victimes de ce scénario nécessitent généralement d’être mises sous sédatifs ou entravées ; leur personnalité normale se rétablira environ vingt-quatre heures après l’événement. Les victimes survivantes présentent généralement des symptômes cohérents avec ceux liés à une expérience traumatisante ; certaines n’auront aucun souvenir de l’événement. D’autres peuvent tomber dans un coma permanent ou plonger dans la psychose.
Sur cette phrase, il balaye violemment les documents qui vont s’éparpiller sur scène, et du même coup se lève brutalement et se prend la tête entre les mains, dos au public. Après un temps il va ramasser les documents.
DR LAUSTROFF. Je suis loin d’être mécontent que cela se passe différemment de ce que dit le rapport, mais que se passe-t-il alors ? Est-ce que c’est mieux ? Est-ce que c’est pire ?
Il sort.