Une photo de classe

Quelle est la photo de classe la plus importante de votre vie ? Serait-ce une photo que vous avez prise, alors tout petit, insouciant des épreuves que la vie allait vous offrir ? Serait-ce celle qui marqua votre entrée chez les "grands", au collège ? Peut-être, dans ce cas, la plus importante proviendrait de vos années lycéennes, où vos amitiés profondes et sincères prenaient leur élan ?
Non, je crois savoir. La plus importante, c'est celle en compagnie de vos collègues. Vous, tous habillés gaiement, alignés les uns avec les autres, arborant fièrement votre tenue révélant la nature de votre travail. Quel beau souvenir, n'est-ce pas ? Cette photo, c'est votre vie, elle englobe absolument toutes les autres : votre scolarité, votre cursus, votre brillante carrière.
J'en ai une, comme ça. Une belle photo, mais pas de classe, de groupe. Tous souriants, nous étions alignés, nous arborions notre magnifique tenue, blouse blanche pour certains, pull de sécurité pour d'autres, costard enfin pour les plus soucieux. Personnellement, je faisais partie de cette dernière catégorie ; j'avais les cheveux bien laqués, brillants face à la lumière de l'appareil photo. Une petite tête d'ange, n'ayant jamais fait de mal à personne.
Et si, à ce moment là, il y avait eu… Un accident ? J'aurais certainement paniqué, et j'aurais pris les jambes à mon cou, sans même me soucier du sort de mes camarades. Oui, la tête blonde par excellence : innocente, ne voyant rien arriver autour d'elle. Elle est comme prisonnière d'une petite bulle de savon. Oui, une bulle de savon, le terme est parfaitement approprié.
Savez-vous quel est l'inconvénient d'avoir des vêtements clairs, comme le blanc d'une blouse ? Ça tache. Surtout le sang, qui ne ressort plus au lavage.
Heureusement qu'un second cliché ne fut pris à ce moment là, quelle belle équipe aurions-nous fait ? Tous tâchés, tous, sauf moi.
Et dieu sait qu'il y a mille et une façons de se tâcher : saigner du nez, se couper, tomber sur du béton, se faire déchiqueter vivant…

Figurer sur cette photo était bien plus qu'un souvenir agréable. C'était un pacte, un pacte signé avec le Monde. En prenant cette photo, on fait partie intégrante de la Fondation. Et faire partie de la Fondation, c'est accepter sa mort imminente.
Jusqu'à ce jour, je n'avais jamais encore pensé à ce pacte implicite que nous signions. Mes collègues non plus je pense.
La seule différence entre eux et moi, c'est qu'ils n'ont pas eu le bon sens d'être égoïstes et de se cacher. Ils ont tous déambulé, tentant de s'entraider.

Maintenant, ils sont tous morts.

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