Une Petite Place
S%C3%A9parateur%20halloween%20-%20jaune.png

« Ça sent bon. C’est quoi ?
- De l’essence sans plomb. 95, je crois. »

Lorfèvre déposa le jerrican au milieu de la dalle de béton envahie d’herbes folles. Son client, Tellegen, fit bruisser ses écailles, qui le faisaient un peu ressembler à un pangolin humanoïde si on plissait les yeux. Un examen attentif révélait cependant qu’il s’agissait de fragments de plâtre. Il renifla le jerrican, puis le rendit à Lorfèvre.

« C’est super cool, mais c’est pas ma came. Tu devrais essayer de refourguer ça à Futura, ceci dit, » dit-il en jetant un regard plein d’espoir à la marchandise encore entassée à l’arrière de la carriole.

Lorfèvre souleva la toile cirée qui abritait d’autres objets des intempéries. Non pas que ça soit nécessaire en cette belle journée d’automne : de paresseux nuages d’un gris perle glissaient devant le soleil radieux, et un léger vent faisait danser les feuilles orangées à travers la cambrousse. De loin en loin, on apercevait un campement, des cultures plus ou moins bien entretenues, un troupeau par-ci par-là. Une rivière clapotait non-loin des ruines qui servaient de repère à Tellegen – on pouvait encore deviner la silhouette d’un bâtiment de stockage industriel sous les plantes grimpantes, et la carcasse d’une camionnette qu’il avait transformée en poulailler. Les murs intérieurs étaient couverts de peintures de son cru, représentant des merveilles et des horreurs d’un autre âge : des grues aux infinis croisillons, des avions rôdant tels des rapaces, des immeubles déchiquetant le ciel comme autant de crocs.

Après avoir examiné plusieurs conteneurs, Lorfèvre toussota et finit par déposer aux pieds de son client un gros pot en plastique dont l’anse d’origine avait été remplacée par une épaisse ficelle en raphia. Les yeux de Tellegen clignotèrent rapidement en un défilement de couleurs vives – c’était visiblement impossible pour lui de cacher son excitation. Il tenta néanmoins d’avoir l’air détaché, peut-être pour faire baisser le prix. « Et dans celui-là, ya quoi ? » demanda-t-il d’un air faussement innocent.

« De l’acrylique, » répondit Lorfèvre en tapotant le pot de sa main au cuir quasiment tanné. « Première qualité. Garanti jamais ouvert. »

Les griffes de Tellegen se glissèrent en tremblant sous le couvercle scellé du pot de peinture bleue et le décollèrent avec un bruit de succion. Une odeur chimique de cuivre et de plastique fondu se répandit. Il effleura la surface de la peinture et inhala profondément, les yeux fermés.

« Ça fait du bien, pas vrai ? » s’amusa Lorfèvre en rangeant le reste de sa marchandise dans la charrette.

Tellegen, plié au-dessus du pot de peinture tel Narcisse au bord d’un étang, ne répondit pas tout de suite. Il semblait presque en transe et respirait lentement ; Lorfèvre songea à un noyé qui réapprendrait à respirer. De la couleur, très semblable à celle du pot, commença à irriguer les fragments de plâtre qui recouvraient son client. La nuance pulsait le long de veines invisibles le long de son bras, remontant à son visage avant de redescendre vers son cou, puis ses épaules. Lorsqu’il s’exprima enfin, d’autres couleurs étaient revenues sur son visage, celles d’un passé enfoui qui revenait à sa mémoire - une multitude de fantômes d’anciens tags à la surface d’un mur érodé. « Combien ? » souffla-t-il tout bas, craignant que le volume de sa voix ne suffise à rompre le charme.

Lorfèvre se gratta le menton et remit son chapeau sur ses cheveux ternes et secs, avant de sortir un petit carnet d’une de ses nombreuses poches intérieures. Il semblait très ancien, et les coins de la couverture étaient si abîmés qu’ils avaient fini par devenir arrondis. Il l’ouvrit et le tendit à Tellegen, qui dégrisa un peu. Les lettres à la surface des pages étaient à peine lisibles. « Est-ce que tu saurais raviver ça ? Je dois passer chez Loupiote mais j’arrive plus à lire le plan, » s’enquit Lorfèvre.

Le visage écailleux de Tellegen s’éclaira d’un large sourire de soulagement. « Rien de plus facile, » se vanta-t-il, avant de souffler délicatement sur les pages en les feuilletant comme un magicien ferait défiler un paquet de cartes. Lorsqu’il lui rendit le carnet, l’encre était aussi fraîche qu’au premier jour, bien qu’un peu plus bleue, probablement.

Lorfèvre rangea son précieux carnet d’adresses ravivé et remonta sur le banc de sa carriole. « Tu viendras à la Rave ? » demanda-t-il en rajustant sa cape, qui menaçait de s’emmêler dans les rênes de son âne.
- Pour sûr. J’ai peint un truc pour le Grand Apokélaphe. C’est un de mes meilleurs, tu verras.
- Je te dépose ?
- Nan, c’est gentil. Futura doit passer me chercher.
- Il va bien ?
- Tranquille. Il aide le clan du nord-est à récolter leurs potirons. Ils le paient en shots de gasoil. »

S%C3%A9parateur%20halloween%20-%20orange.png

Dans la direction indiquée par son vieux plan dessiné à la main, les habitations se densifiaient un peu – ce qui signifiait qu’au lieu de voir une ferme ou une masure toutes les heures, il en voyait deux ou trois. Il dépassa un campement qui s’était formé non-loin des terres du clan du nord-est en période de récolte automnale, salua une gardienne d’oies qui chantonnait au bord de la route en terre battue, et s’arrêta pour demander son chemin auprès d’une tisserande en train de fabriquer une couverture en laine teinte. Le temps qu’elle lui explique où il pourrait trouver son prochain client, la couverture avait seulement gagné trois centimètres de plus. Tout était devenu à la fois plus simple et infiniment plus compliqué depuis la chute, se disait-il. La fabrication du moindre objet demandait des efforts immenses.

Il remarqua distraitement qu’un des murs de la maison était un reste de hangar, sur lequel on pouvait encore vaguement déchiffrer des numéros. Plus loin, dans un petit champ de légumes, il distinguait des bosses régulières qui lui évoquaient des toits de voitures. Tout n’avait pas été complètement éradiqué par le cataclysme, mais ce qui restait encore des villes industrielles avait été réutilisé, adapté, englouti par la campagne.

Après une demi-heure de route, il finit par apercevoir un panache de fumée prometteur émanant d’un bâtiment semi-enterré. S’il y avait bien un endroit où il pourrait trouver Kévin, ça serait là. Il descendit de sa carriole, noua un bandana autour de son nez, s’enveloppa soigneusement dans sa cape, attrapa une sacoche qu’il avait mise de côté, et traversa à grandes enjambées une cour remplie de poteries plus ou moins réussies et de briques plus ou moins cuites.

« Kévin, vieille fripouille, j’ai de la marchandise pour toi, » clama Lorfèvre à travers son foulard en poussant la porte, avant d’être immédiatement englouti par une atmosphère étouffante et enfumée. « COURANT D’AIR ! » beugla Kévin du fond de son repère.

L’atelier semi-enterré était bien plus grand que Lorfèvre ne l’avait prévu, et il chercha à s’y repérer à tâtons à travers la fumée. Il était à peu près sûr que c’était une très mauvaise idée de la respirer, surtout avec ses poumons défaillants, mais il n’arrivait pas à en vouloir à Kévin. L’effondrement technologique avait aussi causé la disparition brutale d’une quantité affolante de paratechnologie, y compris certains points d’accès à des nexus autrement impossibles à atteindre. La famille de Kévin vivait à l’origine dans un nexus infernal et pollué, situé à Centralia en Pennsylvanie (quoi que ça puisse vouloir dire actuellement, se disait Lorfèvre), où la notion « d’air pur » ressemblait à une vaste blague. Ses parents s’étaient retrouvés déracinés lors du cataclysme, celui-ci s’étant produit au moment de leurs vacances en France. Leur gamin apatride avait néanmoins hérité de leur métabolisme anormal, complètement inadapté aux circonstances actuelles.

Kévin était tout au fond de l’atelier, occupé à souffler une bulle dans une canne métallique surmontée d’une boule de verre en fusion. Toute une rangée de bols en verre refroidissaient lentement sous une arche à côté du four près duquel il œuvrait. Sa salopette rapiécée pendait devant ses côtes apparentes, mais pas une seule goutte de sueur n’était visible entre les deux petites cornes sur son front. Il fit un geste d’une main à Lorfèvre, quelque chose qu’il interpréta comme « attends une minute et je suis à toi ». L’intéressé ne parvint pas à réprimer une quinte de toux, et serra sa cape contre sa poitrine.

« Ça va pas mieux, ton asthme, hein ? » dit enfin Kévin, s’arrachant à son ouvrage. Lorfèvre se contenta de hausser les épaules. « J’ai le truc que tu m’avais demandé il y a quelques mois, » déclara le marchand sans plus de préambule.

Kévin fit tourner sa canne de verrier d’un air vaguement contrarié : « Je t’ai entendu m’appeler « vieille fripouille », tu sais. C’est pas très sympa, venant d’un vioque.
- Je suis pas un vioque, grommela Lorfèvre.
- T’as connu le monde avant la chute, hein ? C’est du délire. T’as pourtant pas l’air si vieux que ça. Ça te fait quel âge, en vrai ?
- J’en sais rien.
- Comment ça, t’en sais rien ? Tout le monde connaît son âge.
- Eh ben pas moi, figure-toi. J’ai oublié pas mal de trucs, » éluda Lorfèvre en fouillant dans sa sacoche avant d’en sortir une épaisse bourse en cuir. Les pupilles de Kévin se dilatèrent.

« Sérieux ? T’en as trouvé ?
- Sérieux, j’en ai trouvé.
- Mais où, bon sang ?
- Chez des mecs loin à l’ouest qui essaient de recréer des câbles électriques en partant de zéro. Fais gaffe à pas en respirer. Même pour toi, ça te ferait pas du bien, je t’assure. »

Kévin ouvrit la bourse, qui était remplie d’une fine poudre rouge. Il en versa délicatement une petite quantité dans un seau métallique, rattrapa sa canne de verrier, et plongea le verre en fusion à son tour au fond du seau, avant de le refaire passer au four. Lorsqu’il souffla une nouvelle fois, le verre était devenu bleuté, coloré à l’oxyde cuivreux. Il semblait aux anges – un comble, pour un type avec des cornes. « Rappelle-moi contre quoi j’avais échangé ça, déjà ? »

Lorfèvre eut un instant d’hésitation angoissée, craignant que Kévin n’ait pas réalisé sa commande. « Euh, c’était une pièce assez spécifique, un truc en pâte de verre. Je t’avais fourni un schéma et tout. »

Un éclair de compréhension passa sur le visage de son client. « Ah ouiiii, ce truc bizarre, là, » dit-il en se dirigeant résolument vers une étagère un peu à part avant d’attraper un petit sachet en toile. Sa canne de verrier continuait de tournoyer négligemment dans sa main droite pendant toute cette opération. Avec un dédain pareil des gestes de sécurité, Lorfèvre se demandait comment il n’avait encore jamais mis le feu à sa salopette. Kévin lui déposa le sachet entre ses mains tannées, manquant de peu de lui roussir les cheveux au passage. « Tu veux toujours pas me dire à quoi ça sert ? » s’enquit-il.

« C’est rien de très passionnant. Je t’expliquerai un de ces quatre.
- On te verra à la Rave ? C’est demain soir.
- J’ai un truc à faire avant, mais il y a des chances, ouais. Mais t’auras pas trop froid, là-bas ?
- Oh, t’en fais pas pour ça, dernièrement on m’a échangé un lot d’assiettes contre une énorme cape en laine. Je sors plus qu’avec ça. C’est génial. C’est une meuf qui habite plus loin sur la route qui les fabrique.
- Ah, oui, je crois que je l’ai vue en arrivant. »

En retournant vers sa carriole, le précieux sachet en poche, toussant toujours, Lorfèvre songea que comme dorénavant, fabriquer le moindre objet demandait des efforts immenses, chaque chose n’en prenait peut-être que plus de valeur.

S%C3%A9parateur%20halloween%20-%20rouge.png

« On te voit de plus en plus souvent dans le coin. Tu comptes te fixer par ici ?
- Pas vraiment.
- Tant mieux.
- Charmant, Loupiote.
- Hahaha. Non, je veux dire, c’est chouette qu’il reste des aventuriers comme toi pour aider les gens un peu partout.
- Je suis pas un aventurier.
- Des marchands ambulants, si tu préfères. »

Lorfèvre acquiesça en silence tout en continuant de réparer le circuit électrique de la vieille maison, sous le regard attentif d’une demoiselle perchée sur une poutre, et dont la silhouette grésillait et tressautait légèrement, comme l’affichage d’une vieille télévision cathodique. L’âne était resté dehors à mâchonner tous les chardons du chemin qui menait chez Loupiote. C’était une petite chaumière, à l’écart du reste de la communauté qui vivait le long de la rivière et qui s’en servait autant pour l’irrigation que comme source d’énergie perpétuelle, alimentant divers moulins et roues à aubes. Dans le cas de Loupiote, c’était une obligation vitale, car son métabolisme anormal l’empêchait de survivre dans l’obscurité complète. Il lui fallait une source de lumière constante, et son installation alimentée par moteur hydraulique était récemment tombée en panne, l’obligeant à s’éclairer avec des dizaines de bougies toutes les nuits, ce qui commençait à peser très lourd sur ses finances.

D’après ce que Lorfèvre en savait, les êtres de son espèce étaient en voie d’extinction. Ils se raréfiaient déjà du temps des grands-parents de Loupiote, et Lorfèvre devait admettre qu’au cours de ses pérégrinations en quête d’objets des temps jadis, il n’en avait jamais rencontré d’autre comme elle. Pour cette raison, il avait plus ou moins tendance à la considérer comme sa fille adoptive et à la sur-protéger, prêt à faire des kilomètres pour lui apporter du matériel pour ses branchements. Les choses comme elle n’auraient peut-être pas dû survivre à l’effondrement des cités et de leur lumière permanente. Mais comme lors de n’importe quel cataclysme, une extinction est rarement immédiate et totale ; il y a toujours des exceptions qui parviennent à tenir le coup, des bourgeons accrochés à un tronc carbonisé, des petites bêtes dans une zone irradiée. La vie était une force tenace.

Il se concentra à nouveau sur son travail, faisant fondre un morceau de fil métallique à la flamme d’une bougie pour fixer un composant qui s’était détaché. Rien de bien méchant, et rien qui soit hors de ses compétences.

« T’es vraiment doué avec tous ces trucs électriques, » dit Loupiote en examinant son travail de soudure depuis son perchoir, espérant peut-être pouvoir réparer elle-même à la prochaine avarie. « C’est un hobby ? »

Il y eut comme un bref flottement. « Disons plutôt que j’y trouve un intérêt personnel, » se contenta-t-il de répondre avant de souffler sur le circuit.

Il toussa dans sa manche, referma précautionneusement le tableau de fusibles en bois verni, rebrancha une prise, et actionna la manette permettant de rétablir le courant. Les ampoules et les leds du plafond s’illuminèrent en un ciel étoilé. Loupiote tapa dans ses mains en poussant une exclamation enthousiaste : « On dirait vraiment de la magie ! »

« Je t’apprendrais, si tu veux, » suggéra Lorfèvre. « Tu pourras pas toujours compter sur moi pour réparer tout ce bazar.
- Je te dois quoi ?
- En fait, j’allais te demander de me laisser recharger un truc pendant quelques heures en échange, » dit-il en sortant un adaptateur mural et en déroulant un long câble USB gainé de fil tressé, dont l’autre extrémité disparaissait dans une de ses poches intérieures.

Loupiote descendit de son perchoir en sautant sur la table et sembla peser le pour et le contre. « Tu peux. C’est pas comme si la rivière allait s’arrêter de couler et de me faire de l’électricité. Mais je dois aller aider les voisins avec la farine au moulin. On va faire de la pâte à tarte pour la Rave. Tu vas pas trop t’ennuyer ?
- Oh, je trouverai bien un moyen de m’occuper.
- Si t’es toujours là quand je reviens, je te raconterai les derniers potins.
- Merci, ça ira.
- C’était pas une suggestion. »

S%C3%A9parateur%20halloween%20-%20vert.png

C’était quand même fou tout ce qu’on pouvait créer comme instruments de musique avec peu de moyens, se disait Lorfèvre, circulant entre les multiples percussions, cloches et autres cornemuses installées dans le coin où les gens se relayaient au fil de la soirée pour créer des rythmiques entraînantes. Ce qui était encore plus fou, c’était le raffut qu’on pouvait créer même sans amplis, si on était assez nombreux ou assez déterminés. Futura, le fameux pote anormal buveur d’essence de Tellegen, était actuellement en train de se déchaîner sur des tambours, complètement bourré.

Un peu plus loin, Loupiote aidait à accrocher des lampions, tout en prenant bien soin de ne pas trop tressauter ni crépiter pour ne pas attirer l’attention. Les rumeurs allaient vite, dans ces petites communautés, et on avait tôt fait de se retrouver exclu pour la moindre bizarrerie.

Il contourna la piste de danse, et ses pas le portèrent jusqu’aux tables où les différents clans locaux avaient apporté des plats de fête pour la Rave annuelle. Pas mal de monde s’activait dans ce coin, et il craignait de se faire bousculer s’il essayait d’attraper une part de tarte ou un gobelet d’alcool artisanal, mais il reconnut en souriant plusieurs des grands bols en verre soufflé de Kévin, remplis à ras bord de fruits séchés et de noix. L’intéressé se trouvait d’ailleurs à quelques pas, emmitouflé dans sa fameuse cape en laine, un bonnet enfoncé sur la tête pour cacher ses cornes. Lorfèvre remarqua que la laine avait été tissée de manière à former un motif de flammes, et admira silencieusement le talent de la tisserande. Non pas qu’il eût d’autre option, au milieu d’un boucan pareil.

« EH, HU HIEN AC HOI ? » hurla une voix familière non loin de lui, à moitié étouffée par un bandana et une capuche.

« QUOI ? » brailla-t-il à son tour, avant que l’individu encapuchonné ne l’éloigne un peu du raffut des percussions. Il se rendit compte avec un temps de retard qu’il s’agissait de Tellegen, qui s’était lui aussi habillé de manière à éviter les questions gênantes au sujet de son apparence anormale. « J’ai dit, » énonça distinctement celui-ci en baissant le bandana qui lui couvrait la bouche, « Tu viens avec moi ? J’vais offrir mon cadeau au Grand Apokélaphe, mais j’ai pas envie d’y aller tout seul. J’ai un peu la trouille.
- Comment ça ?
- Ben, j’suis à moitié en plâtre. Je risque gros.
- Je suis pas certain que je- » commença Lorfèvre, mais l’autre lui avait déjà attrapé la manche et l’entraînait vers le bosquet-reliquaire, en plein cœur de la Rave qui se tenait en l’honneur de son dieu.

Des planches évoquant une ancienne voie ferrée avaient été installées à intervalles réguliers sur le sentier qui serpentait vers le plus grand arbre du bosquet. La plupart des convives avaient d’ores et déjà présenté leurs offrandes plus tôt dans sa soirée, et le coin était quasiment désert à présent. Ils grimpèrent un escalier de fortune, et Lorfèvre retint son souffle.

Là, entre les guirlandes de fleurs séchées, se trouvait la dernière relique du Grand Apokélaphe, le dieu dont les pouvoirs étaient un jour devenus hors de contrôle, réduisant à néant presque toute trace de civilisation urbaine du jour au lendemain. Même si l’entité était morte depuis des décennies, Lorfèvre avait presque peur de la regarder, de crainte qu’une étincelle de son pouvoir ne s’échappe – mais ce sentiment n’était rien face à la fascination morbide qu’il éprouvait en sa présence, presque comme un frisson électrique. Il finit par relever la tête.

Devant lui, un crâne de cerf aux gigantesques bois d’or était niché au creux de l’arbre, comme un bijou dans un écrin de bois. Par endroit, l’écorce avait poussé jusqu’à recouvrir l’os, et avait été polie par des générations de mains suppliantes, voulant leur propre part de miracle.

Tellegen sortit nerveusement un rouleau de toile de sous sa longue cape et le déplia. Il y avait peint, à grands coups de traits stylisés et de pochoirs, un cerf en train de charger. Il leva les yeux vers Lorfèvre, qui remarqua qu’il tremblait un peu. « Tu… tu veux aller l’offrir pour moi ? » chuchota-t-il en lui tendant son œuvre.

« Je ne préfère pas, » dit Lorfèvre, souriant d’un air gêné pour dissimuler les sentiments contradictoires qui l’agitaient. Tellegen ricana nerveusement. « T’as pas peur, quand même ? Un grand gaillard comme toi ! »

Lorfèvre se contenta de tousser et de le pousser gentiment en avant.

Tremblant comme une feuille, Tellegen tendit le bras afin d’appliquer délicatement un angle de la toile contre les bois d’or sans les toucher de ses mains – ils scintillèrent intensément, la peinture et sa toile furent réduites en poussière, et diverses graines et pigments tombèrent en pluie aux pieds de l’artiste, émerveillé et ravi. Une farandole de couleurs dansa sur le peu d’écailles de plâtre qu’on pouvait encore voir sous sa capuche.

S%C3%A9parateur%20halloween%20-%20vert.png

Le soir commençait à tomber, la Rave battait son plein, Tellegen était sorti du bosquet-reliquaire depuis longtemps, mais Lorfèvre n’arrivait pas à s’y résoudre. Il restait assis là, sur une grosse racine, comme une sorte d’épouvantail dégingandé.

Il avait profité de sa solitude relative pour enfin utiliser la pièce en pâte de verre fabriquée par Kévin. Il aurait pu le faire chez Loupiote, techniquement, mais il n’avait pas osé. Ici, caché par les frondaisons, sous le regard d’un dieu de vie et de mort, ça avait davantage de sens d’ouvrir le volet de peau artificielle tannée que cachait sa cape, et de plonger la main dans sa poitrine pour y encastrer le composant. À son grand soulagement, celui-ci s’adaptait à merveille pour combler la pièce manquante à côté de son ventilateur, celle dont l’absence le faisait tousser depuis des mois. Il respira à fond, soulagé.

À l’époque, il y a bien longtemps, lors de ses premières modifications cybernétiques, il ne s’était pas vraiment posé de question ; il était jeune et idiot et vivait à deux cent à l’heure, arnaquait, pillait, hackait, et puis flambait tout dans une spirale infernale de drogues et d’implants et de réalités virtuelles jusqu’à devoir tout recommencer de zéro. Le concept « d’avenir » le faisait hurler de rire, lui qui ignorait le lundi s’il serait encore entier le samedi.

Rien n’aurait jamais pu le préparer à vivre aussi longtemps.

Peut-être que tous ces gadgets qui, il y a des décennies, étaient supposés lui permettre de réaliser des prouesses surhumaines se contentaient juste de lui faire dépasser l’espérance de vie d’un humain lambda maintenant qu’il vivait de manière aussi calme et mesurée. Peut-être que le type qui lui avait implanté tout ça dans les bas-fonds d’Eurtec ne croyait pas au concept d’obsolescence programmée. Peut-être qu’il avait juste eu de la chance.

Plus d’une fois, il s’était demandé s’il avait encore une place dans ce nouveau monde.

Il restait encore beaucoup de son corps d’origine, mais rien qui lui permettrait de continuer à vivre plus de quelques minutes si jamais tous ses systèmes embarqués tombaient un jour en panne. Il n’avait déjà plus qu’un poumon artificiel qui marchait correctement, une de ses barrettes-mémoire était morte il y a plusieurs mois en emportant les souvenirs de tout un pan de sa vie d’avant le cataclysme, et même avant de perdre la pièce qu’il venait tout juste de remplacer, le ventilateur caché par sa cape faisait déjà parfois un bruit inquiétant quand le temps était humide.

Et au cœur de tout ça, littéralement, il y avait sa batterie. Impossible à remplacer depuis la chute d’Eurtec, et surtout, impossible à réparer. Plus personne ne savait faire ça, maintenant, même pas lui. Année après année, il sentait que ses temps de recharge étaient de moins en moins espacés – ils l’étaient de plusieurs mois à l’origine, mais d’à peine deux semaines actuellement.

Un jour, faute d’une batterie capable de tenir une charge plus de quelques heures et faute de sources d’électricité fiables, il serait obligé de prendre une ultime décision.

Il avait déjà sa petite idée. Ça faisait déjà un certain temps qu’il y réfléchissait sérieusement. Ça ne suffisait pourtant pas à calmer ses angoisses.

Il jeta à nouveau un regard nerveux aux bois d’or.

Est-ce que ça serait rapide ?

Est-ce que ça ferait mal ?

Est-ce que-

Des bruits de pas résonnaient sur les planches espacées qui menaient au reliquaire. Il sursauta, brusquement arraché à sa contemplation morbide. « Qu’est-ce que tu fiches encore ici ? » s’étonna Tellegen, remontant les marches. « On s’amuse bien, en bas. »

« Alors le vioque, » s’amusa Kévin juste derrière lui, toujours aussi emmitouflé, sirotant un gobelet d’alcool, « on est essoufflé ? On sait plus descendre un escalier ? »

« Hé, Lorfèvre ! » s’écria Loupiote un peu en contrebas, au-dessus du bruit distant des tambours et des rythmiques endiablées, agitant un lampion. « Ramène-toi ! Il y a de la tarte au potiron ! C’est super bon ! On en a gardé une part pour toi ! »

Bouche bée, Lorfèvre les dévisagea quelques instants, puis renifla de rire, encore tout étonné de ne plus avoir envie de tousser. « C’est bon, c’est bon, j’arrive. Enterrez pas le « vioque » trop vite, hein ? »

Il se leva, épousseta sa cape et s’éloigna du reliquaire pour rejoindre la petite bande. Il jeta un dernier coup d’œil en arrière, sans pouvoir s’en empêcher.

Ouais, un jour, il irait à son tour toucher les bois d’or du Grand Apokélaphe. Un jour, sûrement. Mais pas aujourd’hui, se disait-il en souriant. Non, pas aujourd’hui.

Pas tant qu’il y aurait une petite place pour lui dans ce monde.

S%C3%A9parateur%20halloween%20-%20vert.png
Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License