Aujourd’hui était un grand jour pour la Fondation, un jour qui resterait à jamais gravé dans les mémoires des quelques membres du personnel s’étant approchés de ce problème, un jour que la Dre Cynthia Merkeslet fêterait à chaque fois que l’occasion se présenterait. Bien qu’elle ne soit pas particulièrement connue pour exprimer sa joie de vivre, elle avait cependant hésité à déboucher une bouteille de champagne. Une bonne marque, tant qu'à faire, afin de célébrer dignement la récente nouvelle qui l’avait déchargée d’un fardeau des plus écrasants qui lui avait été attribué.
Cynthia remontait le long couloir jusqu’à son bureau d’un pas plus léger, presque sautillant, les mains tremblant d’excitation et un mince rictus se dessinant au coin de ses lèvres. Une pochette cartonnée d’une affreuse couleur saumon sous le bras, elle salua même de sa main libre en passant un agent d’entretien qui semblait courir afin de rejoindre son poste (en retard sûrement vu son air dépenaillé et stressé à regarder sa montre), alors qu’en temps normal elle se serait arrêtée pour lui faire la morale. Celui-ci eut simplement l’air légèrement surpris avant de reprendre son chemin.
La porte de bois s’ouvrit avec fracas et l’ambiance du froid et vide bureau se réchauffa soudainement. La chercheuse s’approcha de la table et superposa les piles de documents bien rangés avant de poser bien à plat la pochette bien au milieu et de s’asseoir bien confortablement dans son fauteuil. Elle resta immobile et silencieuse quelques instants, se préparant mentalement à lire les informations détonantes qu’elle mourait d’envie d’avoir sous les yeux depuis des années, puis chaussa théâtralement ses lunettes et ouvrit lentement le dossier. La première page, bien qu’elle l’ait déjà lue, lui fit pousser un soupir de soulagement qui résonna presque dans le petit bureau. Une simple feuille blanche sur laquelle on pouvait voir les mots « Groupe # : GdI-348 - Amicale des Amateurs de l’Anormal », un immonde logo stylisé représentant un engrenage et deux personnes bras dessus, bras dessous, ainsi qu’un coup de tampon rouge vif indiquant « Démantelé ».
Quelques pages faisant état des diverses anomalies que ces idiots finis avaient envoyées à la Fondation, dont une liste d’objets anormaux défectueux ou neutralisés longue comme le bras, des rapports traitant de singularités plus sérieuses ayant failli provoquer malgré elles des dégâts considérables… Des documents sur lesquels elle s’était arraché les cheveux à force de chercher la raison derrière ces actes, la logique qui guidait ce groupuscule ou encore les motivations qui les poussaient à toujours envoyer de stupides gadgets. Des nuits blanches, oui.
Mais ce calvaire avait enfin pris fin : l’organisation n’était dorénavant plus.
Elle avait été prévenue il y avait quelques années qu’une potentielle piste avait été trouvée, quelque chose comme un schéma se dégageant de leur mode opératoire. Ces ahuris avaient pour habitude de donner leurs colis à une personne, choisie la plupart du temps au hasard, chargée de le délivrer au bureau de poste le plus proche, qui alors l’envoyait le plus naturellement possible à une adresse derrière laquelle se trouvait au moins un membre de la Fondation. Un processus relativement simple, mais auquel la Dre Merkeslet n’avait jamais trouvé de parade : il y avait trop de hasard là-dedans pour former une stratégie fiable afin de les coincer. Quant à la question du comment des civils pouvaient connaître des informations aussi secrètes comme l’existence même de la Fondation ou les bâtiments qu'elle utilisait, c’était longtemps resté un mystère insoluble.
Mais au fur et à mesure des incidents, certains analystes (les deux seuls qui avaient bien voulu travailler sur leur temps libre sur ce Groupe d’Intérêt) purent repérer une certaine récurrence dans l’utilisation des bureaux de poste. Des zones géographiques ressortaient particulièrement parmi les données, dispersées un peu partout en France. Comme la Dre Merkeslet se doutait qu’il ne s’agissait pas d’un seul individu, ni de plusieurs regroupés au même endroit, mais plutôt d’une multitude dispersée un peu partout, il s’agissait donc d’identifier séparément chaque personne afin de toutes les coincer en même temps et qu'aucune ne réussisse à leur échapper.
Une tâche longue et ardue mais qui au bout de plusieurs années, à force d’accumuler des données, avait enfin porté ses fruits. De bons agents placés aux bons endroits, et petit à petit, un à un, les membres furent tous repérés. Cela avait pris tellement longtemps que Cynthia avait cru à un moment qu’elle devrait prendre sa retraite avant que tous ne soient coffrés, mais la subtilisation des répertoires téléphoniques des personnes surveillées accéléra grandement l’opération, et en quelques années de travail acharné, en partie parce que très peu d’agents avaient été affectés à la neutralisation de cette organisation, la grande opération visant à tous les arrêter simultanément fut entreprise, avec un succès retentissant.
Une vingtaine de membres, des civils de tous les horizons, furent interpellés et conduits au site ou au poste d’observation le plus proche. Certains habitaient dans de grandes villes, où l’affaire fut facile à mettre en place, tandis que d’autres vivaient dans des coins paumés, où là aussi tout s’était révélé bien simple en leur organisant un rendez-vous dans la métropole la plus proche.
Une fois ceci fait, il avait suffi de leur annoncer qu’ils avaient attiré l’œil de la Fondation pour qu’ils se trahissent immédiatement sans s’en rendre compte, avec enthousiasme cependant. Aucune difficulté à les cuisiner afin de repérer les quelques camarades restants ayant échappé au radar de la Fondation (leur seul point commun était qu’ils étaient tous amis), les endroits où ils concevaient leurs créations (la plupart du temps de simples garages ou ateliers à leur domicile, bien qu’une cabane cachée dans la forêt ait pu être retrouvée) ainsi que d’autres menus détails comme les personnes au courant de leurs activités (liste bien courte étant donné qu’ils craignaient « le gouvernement » ou que des gens mal intentionnés ne leur piquent leurs idées), les méthodes qu’ils employaient (impossible de déterminer quoi que ce soit, tous se contredisaient et énonçaient d’insensés postulats rapidement démentis par quelques tests) ou encore la manière dont ils arrivaient à passer inaperçus aux yeux de la Fondation (artéfact anormal dégageant probablement un Champ de CLEP, actuellement étudié par les spécialistes).
Et ils avaient tout livré. Tout. Par naïveté, par leur confiance presque aveugle qu’ils avaient en la Fondation, ils avaient tout raconté. C’en avait été beaucoup trop facile. Deux jours plus tard, tous avaient été amnésiés, hypnotisés, influencés ou quoi que ce soit d'autre dans ce genre, leurs ateliers vidés, la moindre note effacée, les enregistrements téléphoniques, messages et autres courriels supprimés, les preuves nettoyées et l’organisation définitivement démantelée. Une épine dans le pied de la Fondation en moins.
La Dre Merkeslet referma le dossier. Elle se sentait tout à coup tellement plus légère. Non qu’un immense danger ait été écarté à jamais de la Fondation, mais la vie serait dorénavant moins… frustrante. Sans être interrompue dans ses recherches pour étudier un déchet de cette organisation, sans s’énerver inutilement sur le pourquoi du comment de leurs motivations et objectifs, sans avoir à perdre son temps à essayer de retrouver ces personnes se croyant utiles… Oui, tout allait redevenir plus calme, plus simple, plus paisible. Le calvaire était enfin terminé. Elle se sentait accomplie, sans aucune once de remord pour avoir abusé de leur naïve confiance. L’anormal doit être écarté de la vie civile, point. Que ces individus aient cru pouvoir se faire une place en aidant la Fondation… Illusoire.
La chercheuse se leva et hésita à appeler son assistant afin d’archiver définitivement le dossier, mais elle se ravisa et décida au contraire de descendre elle-même dans le département en question dans le but de symboliquement et définitivement conclure cette affaire. Cynthia jeta un bref coup d’œil à sa montre, s’aperçut qu’elle avait encore le temps d’y aller avant la pause de midi et quitta son bureau d’un pas rapide.
Traversant les couloirs, descendant les escaliers et évitant les autres membres du personnel, la Dre Merkeslet se remémora ces dernières années de lutte acharnée contre ce Groupe d’Intérêt qui s’était au final révélé juste… chiant à gérer, se manifestant quand on s’y attendait le moins, emplissant les entrepôts d’objets anormaux inutiles voire défectueux et dérangeant occasionnellement quelques agents sous couverture.
Une fois arrivée aux archives, Cynthia eut la surprise de constater que la plupart des personnes censées être présentes étaient tout simplement parties, sûrement en avance afin d’arriver avant tous les autres membres du personnel à la cafétéria. Elle soupira, pensant vaguement à les attendre afin de les réprimander sur leur manque de professionnalisme avant que la joie d’archiver elle-même le dossier en question ne la détourne de cette pensée. Suivant les panneaux et franchissant les barrières avec sa carte d’accréditation, la chercheuse arriva après quelques minutes de marche jusqu’à la section consacrée aux Groupes d’Intérêt. Les immenses étagères remplies à ras-bord avaient bien plus de panache que de bêtes banques de données, et savoir qu’il existait tout de même un bastion des documents au format papier dans ce monde de plus en plus informatisé la soulageait quelque peu.
Cynthia dut pousser une échelle jusqu’à l’étagère qui l’intéressait, la plus haute du meuble en question, afin de ranger le dossier tooooooout en haut à gauche, juste au début de la rangée. Que voulez-vous, avec un nom en « AAA », le document figurait forcément en première position. Cette réflexion la fit presque sourire : ils étaient au moins premiers en quelque chose.
Elle consulta la grande horloge au fond de la salle et remarqua qu’il lui restait encore bien au moins cinq minutes à patienter avant qu’elle puisse se diriger en toute sérénité en direction de la cafétéria afin de prendre un repas bien mérité. Voilà qui devrait lui laisser le temps de… d’assouvir sa curiosité tiens. Puisqu’elle connaissait le Groupe d’Intérêt se situant en première position de la lettre A, qu’en était-il de B ?
La chercheuse déplaça l’échelle afin de monter tout en haut de l’étagère suivante. Celle-ci commençait par le BAAO, réponse à sa question la décevant presque tellement elle était évidente. Mais le deuxième dossier l’intrigua bien plus : « BBB ».
Méfiante, elle se saisit du document et l’ouvrit. En première page, un logo assez affreux représentant vaguement un ensemble de poulies, les mots « Groupe # : GdI-225 - Bande des Bricoleurs du Bizarre » ainsi qu’un tampon rouge « Démantelé ». Cette découverte la secoua tellement qu’elle faillit tomber de l’échelle. Une pointe de stress commença à monter, ses sourcils à se froncer et ses mains à trembler. La chercheuse parcourut frénétiquement le document avec une très, très désagréable impression de déjà-vu.
« Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que je vous aide ? »
Géronime se pencha au-dessus du guichet, tentant en vain de discerner l’intérieur de ce sombre cagibi situé au fond du bureau de poste. Celui-ci semblait encombré par une multitude de cartons, que l’employée écartait de brusques gestes de la main afin de se frayer un passage parmi eux.
« Ça ira, merci ! répliqua vivement la guichetière qui avait imprudemment voulu prouver à sa cliente qu’elle savait parfaitement où se situait son colis.
— D’accord… »
La jeune femme patienta encore cinq bonne minutes, adressant de temps à autre un sourire gêné aux autres personnes derrière elle. Voilà près d’une demi-heure qu’elle attendait de pouvoir retirer des pralulines, délicieux gâteaux fort sucrés et gras, envoyées par ses amis roannais qui lui avaient certifié « qu’elle loupait quelque chose ». L’heure du goûter approchait, éternel rituel qu'elle avait conservé, et Géronime craignait de ne pas pouvoir en profiter à temps. Finalement, elle décida de forcer la main.
« Je vais vous aider.
— Non ! Je vous ai dit que… »
La guichetière ne put finir sa phrase que Géronime était derrière elle, à fouiller à ses côtés. Il ne lui fallut que quelques secondes pour tomber sur un large colis qui n’était hélas pas le sien mais qui arborait une écriture qui lui était familière. Une rapide analyse à la lumière de son téléphone portable confirma ses soupçons.
« Dites-moi, ce carton juste-là…
— Lequel ? Vous l’avez trouvé ?
— Non non, mais celui-là… »
L’employée du bureau de poste se releva, dégageant un nuage de poussière, et s’approcha du colis désigné. Elle soupira et retourna à sa besogne une fois l’avoir reconnu.
« Des années qu’il est là. Déposé anonymement, une adresse illisible et personne pour le récupérer ou le jeter.
— J’imagine qu’il encombre alors…
— Ben tiens ! Vous le voulez ? dit-elle non sans ironie. »
Géronime ne se fit pas prier et le saisit de ses mains sales de cambouis et d’huile, avant de remarquer que le carton juste en dessous, par un curieux coup du hasard, était celui qui l’intéressait. Elle ne chercha pas à savoir pourquoi un colis arrivé récemment s’était retrouvé sous un autre présent depuis des années et signa rapidement les papiers nécessaires avant de retourner chez elle en quatrième vitesse, toute excitée qu’elle était d’avoir découvert quelque chose d’aussi intriguant.
Une fois mise à l’aise avec une part de praluline, un lait chaud avec du sirop d’érable ainsi qu’un épisode de Derrick, Géronime ouvrit délicatement le carton. Elle en exhuma une étrange machine ayant vaguement l’apparence d’un four à micro-ondes auquel on aurait décidé d’ajouter, par une curieuse lubie, deux-trois antennes composées de vieux cintres métalliques, une pompe de piscine à moitié démontée, une plâtrée de vis et d’écrous fixés au hasard ainsi que d’autres éléments complètement incongrus pour l’usage originel. L’objet l’intrigua grandement, non par son utilité toute relative, mais plutôt pour certains curieux choix ergonomiques : certains boutons auraient mérité d’être mieux placés afin d’être plus accessibles.
Mais la surprise ne s’arrêta pas là : le carton recelait en plus du mystérieux objet une enveloppe, que Géronime n’hésita pas un seul instant à ouvrir. La curiosité l’avait emporté sur la pudeur, et bientôt ses yeux se posèrent sur de curieuses phrases faisant état de « AAA », de « Fondation » ou encore de « psychotroniticité allégorique évasée », bien que ce dernier terme fut le cadet de ses soucis.
Rassemblant ses souvenirs de conversation avec son oncle ainsi que les quelques informations éparpillées dans cette lettre, Géronime put vaguement établir un schéma derrière tout ceci : un groupuscule secret produisant des machines bizarres afin d’aider une organisation internationale secrète… se situant au « Site-Aleph », comme indiqué sur le carton après un décryptage particulièrement éprouvant des pattes de mouche servant probablement d’adresse sur le colis.
C’était
Absolument
Génial !
Géronime se sentait toute fébrile. Elle avait découvert quelque chose d’absolument incroyable ! Voilà qui était ébaroustifflant, comme elle se plaisait à dire. Il y avait une espèce de complot mondial, c’en était terriblement excitant. Qui ne le serait pas après tout ? La jeune femme souhaitait dorénavant faire partie de ce secret. Voilà qui devrait au moins occuper ses après-midi lors des pluvieuses fins de semaine.
Quant à la machine, un peu de rétro-ingénierie, d’huile de coude et d’aide de la part de son ami Georgio devraient en révéler les secrets. Voire plus, l’appareil semblait dégager quelque chose de plus mystérieux, de plus intrigant que ce qu’un vieux tas de ferraille ne pouvait habituellement. Il y avait baleine sous gravier, pour sûr.
Les idées apparaissaient par dizaines dans sa tête. Il lui fallait une équipe, des moyens pour couvrir ses traces, un atelier où fabriquer, des matériaux, des emplois du temps, des stages découverte, des…
Elle s’emballait, mais au milieu de toutes ces futilités, un élément lui parut particulièrement important : il lui fallait un nom. C’était utile ça, un nom. Un acronyme à trois lettres semblables qui ne fussent pas A ? Va pour la Confrérie des Créateurs de Curiosités. C’était joli et il y avait tout ce qu’il fallait là-dedans.