Pour l'agent Rakotomavo, c'était une belle journée de merde qui s'annonçait.
Il avait été envoyé en mission de reconnaissance dans un vieil appartement de Bordeaux, qui appartenait à une ancienne partisane de la Main du Serpent, une dame d'un âge respectable et très portée sur la provocation, fada d'armes à feu et communiste convaincue. L’octogénaire était, on ne sait comment, parvenue à disparaître des écrans-radars de la Fondation comme de son ancienne organisation, non sans avoir fait passer à la première un message de rédemption ainsi qu'une adresse, où se trouverait dissimulée les coordonnées de certains sites d'opération de la Main du Serpent.
D'après la lettre anonyme, le lundi qui suivrait à 15 h précise, le fixe dudit appartement se mettrait à sonner, et la nature du meuble renfermant les coordonnées serait transmise à quiconque donnant le mot de passe.
Pierre serra les dents. Après mûre réflexion, ses supérieurs avaient décidé que cette piste valait le coup. Sous couvert d'un déménagement, orchestré par une réelle agence pour ne pas éveiller les soupçons d'autres groupes d'intérêt, les meubles de l'habitation seraient tous déplacés jusqu'à un site sécurisé, et l'appartement en lui-même serait minutieusement fouillé.
Naturellement, quelqu'un avait dû être dépêché sur place pour surveiller les opérations, jouer le rôle du propriétaire et recevoir l'appel.
Pierre était cet homme là.
Bien que ce soit là une tâche indigne de ses talents, il n'avait pas rechigné. Il se sentait en bonne passe pour obtenir une promotion, ce n'était pas le moment de faire mauvaise figure ; aussi faisait-il preuve d'un professionnalisme impeccable, allant jusqu'à désactiver son téléphone pour éviter d'être dérangé sans raison. Peu de risque de toute façon, c'était une mission tranquille. Mais il s'ennuyait prodigieusement.
Au moins avait-il le plaisir de pouvoir enguirlander l'équipe de déménageurs.
« Attention à ce vase, il me vient de grand-maman ! » s'exclama-t-il d'une voix outrée, simplement pour se distraire, et pour son malin plaisir.
Le porteur du vase, et chef des déménageurs, ne répondit pas. Il avait évité comme la peste d'ouvrir la bouche depuis que son équipe était arrivée sur les lieux. C'était un type à la mine sombre, un peu patibulaire, taillé comme une armoire à glace. Le cliché même du type baraqué sans une once de lumière dans le cerveau. Pierre n'était peut-être pas aussi bien taillé que lui, mais au moins avait-il des tripes et un instinct sans faille.
Un peu déçu par ce manque de réaction, Pierre soupira et alla s'asseoir sur une chaise rembourrée qui traînait dans un coin – la seule de l'habitation, à croire que mère-grand avait des jambes en acier pour son âge. Dieu, que cette affectation s'avérait chiante. Il en attendait presque avec impatience l'appel de leur évadée.
À cet instant instant précis ou presque, le téléphone sonna. D'un seul mouvement, l'agent fut debout et se précipita vers l'appareil en marmonnant « C'est pour moi, n'y touchez pas ». Les déménageurs ne firent même pas mine de s'approcher du vieil engin, trop occupés qu'ils étaient à faire leur travail.
« Allo ? » fit-il dans le combiné, impatient.
Aucune réponse ; mais à la respiration sifflante rendue par la ligne, son interlocutrice était bien là, attendant le mot de passe. Pierre soupira : il était vraiment tombé bien bas pour accepter de faire ces conneries. Sa voix devint murmure ; il ne voulait pas que l'on l'entende prononcer cette foutue phrase.
« J'adore le communisme. » articula-t-il, les dents serrées. « Balancez la location maintenant. »
De l'autre côté, il entendit retentir un rire ravi, au son duquel ses boyaux se nouèrent dangereusement.
« La location ? Vous pouvez vous asseoir dessus, voilà ce que c'est ! »
En jurant très grossièrement, Pierre raccrocha violemment le combiné. Ils s'étaient fait doubler, voilà ce qui s'était passé. Qu'attendre d'autre de la part d'une ancienne partisane de la Main ? Quant à savoir si les fameuses coordonnées existaient réellement, ah ! L'homme considérait avoir fait son boulot, le reste regardait ses supérieurs.
Avec un soupir, il revint s'installer près de la fenêtre, plongeant son regard vers l'extérieur sans trop le voir. Il rêvait de sa promotion, de ce qu'il ferait après avec son nouveau prestige, et l'argent que cela lui revaudrait. Peut-être redécorerait-il sa maison, tiens. Le style de l’octogénaire qui vivait auparavant ici lui plaisait tout à fait. Il devait se procurer des meubles dans le même style.
Il fut presque surpris lorsqu'on commença à le secouer par l'épaule : c'était le chef des démenageurs.
« Quoi ? » gronda-t-il, très mécontent d'avoir été dérangé.
« Il ne nous reste plus qu'un meuble à empaqueter. » déclara son interlocuteur, pas le moins du monde intimidé.
« Eh bien alors faites, mon brave ! »
« Vous êtes assis dessus. »
Pierre mit quelques secondes à comprendre, avant de baisser son regard sur la chaise qui le soutenait. C'est dommage, il l'aimait bien.
Quand toutes les formalités furent terminées, les déménageurs s'en allèrent aussi vite qu'ils étaient arrivés. Sans doute avait-il de meilleures choses à faire maintenant que cette corvée était derrière eux, songea l'agent sous couverture avec une pointe d'amertume. Comme il les enviait. Maintenant, il devait attendre l'équipe de recherche.
Il pesta en repensant à la provocation laissée par leur indic'. Lui dire d'aller s'asseoir sur la location, quelle peste. Il s'était cependant attendu à plus vilipendant de la part d'une ancienne militaire. Quoique, elle avait fait preuve d'un goût remarquable, très délicat, en matière d'ameublement. La chaise, surtout, s'était avérée très conforta…
Pierre se frappa violemment le front de la main. S'asseoir sur la location. La chaise, l'unique chaise de tout l'appartement. Bon sang c'est bien sûr.
Il était vraiment génial parfois. Plus qu'à faire part de cette découverte à qui de droit, et le tour était joué.
Il alluma son téléphone, avec l'intention de contacter son supérieur sur l'instant pour lui déclarer que le boulot était fait. Mais il fut surpris de constater que, durant son absence, la compagnie de déménagement avait tenté plusieurs fois de l'appeler. C'était curieux. Assez pour qu'il écoute en priorité le message vocal qui lui avait été laissé.
« Mr. Landru ? Oui, c'est Mr. Laporte à l'appareil. Je suis sincèrement désolé, mais mon équipe ne pourra pas venir aujourd'hui : on vient de nous voler un camion, et les formalités avec la police font que… Je vous invite à me recontacter pour discuter de nouveaux horaires. Bonne journée, et encore navré. »
Très sincèrement, l'esprit de Pierre avait fait un véritable black-out à partir des mots « voler un camion ».
Il repensa à l'équipe, peu loquace, de déménagement. Leur empressement à partir.
Bordel.
Pierre se laisse tomber au sol lourdement, sans faire attention aux gémissements de son coccyx. Saint Mère, il fallait prévenir le QG.
Le camion ne fut jamais retrouvé, la mystérieuse chaise non plus. La Fondation manqua une occasion en or de découvrir des renseignements vitaux sur les agissements de la Main du Serpent.
Quant à Pierre ? Les derniers mots que lui adressèrent son superviseur furent les suivants :
« Votre promotion ? Vous pouvez vous asseoir dessus. »