Une crêperie à Pont-l'Abbé

« Cher journal, aujourd’hui a été la meilleure journée de toute ma vie. »

Appuyée contre le vantail de sa fenêtre, Clémentine leva les yeux de son cahier. Dehors, les derniers rayons du Soleil perçaient à travers le feuillage légèrement jauni de cette fin d’été breton. Le chêne pédonculé qui poussait devant la fenêtre de sa chambre frémit légèrement, ses feuilles ondulées semblant couvertes d’un duvet de lumière dorée. Furtivement, une ombre rousse surgit au creux du houppier, marquant de brefs arrêts, scrutant son environnement, avant de repartir entre les branches, silhouette farouche aux déplacements erratiques. La jeune fille sourit, observant de loin le nouveau venu se fondre dans une mer ondulante de feuilles vertes et jaunes. Après de longues secondes à le contempler, debout près de la vitre, elle chuchota dans un soupir :

— Toi, au moins, tu es libre d’aller où tu veux.

Comme s’il avait entendu sa remarque, le petit mammifère refit surface, immobile, deux billes noires la fixant à travers le feuillage. Le temps qu’un sourire ne se dessine sur le visage de l’enfant, un frémissement parcourut le corps de l’animal, et celui-ci disparut de nouveau dans la masse végétale, ses vibrisses en avant.

S’extrayant à contre-cœur de cette vision bucolique, Clémentine s’installa à son bureau d’écolière. Ce dernier n’était certes pas très rempli, mais présentait le minimum de matériel attendu pour une enfant de son âge : reposaient de la sorte un encrier, un stylo à plume, quelques feuilles de papier buvard ainsi qu’une liasse de feuilles quadrillées vierges. Sans réelle conviction, la jeune fille entreprit de glisser un à un chaque article scolaire dans son cartable en cuir qui reposait à ses pieds, appuyé contre le bureau. Alors qu'elle se penchait pour saisir le bagage déplaisant, elle manqua de basculer en avant, et dans une tentative d'agripper le plateau de la table, sa main percuta son journal, qui finit étalé au sol.

Non moins agacée, la jeune fille se leva de sa chaise pour récupérer le précieux carnet. D’un mouvement de tête, elle dégagea une mèche de cheveux qui lui titillait les narines, avant de s’arrêter et de s’agenouiller face au livre. La première de couverture semblait légèrement écorchée et Clémentine pesta intérieurement contre elle-même et contre son éternelle maladresse. En se relevant, elle relâcha un peu sa prise sur le carnet, et quelque chose glissa de l’ouvrage. Le bruissement qu'il fit en heurtant le sol alerta Clémentine qui vit à ses pieds un bout de papier rigide. La jeune fille s’accroupit de nouveau pour récupérer l’instantané, et sa contrariété se dissipa quand elle y plongea son regard. Il s’agissait d’une photographie en noir et blanc prise la veille. Sur le cliché, assis côte à côte sur le quai, deux enfants souriants se tenaient la main. Sur le côté droit, une jeune fille, vêtue d’une robe à épaulette lui descendant jusqu’aux genoux et chaussée de petits souliers vernis. Sur le côté gauche, un jeune garçon, vêtu d’un pantalon en feutre et d’une chemise, portant bretelles et souliers vernis également.

— Victor… laissa échapper Clémentine en observant la photo.

Victor, son air joueur, son regard sérieux, son pantalon du dimanche. Victor, le garçon du bout de la rue Voltaire. Victor, le fils de la crêpière. Beaucoup de choses se disaient d’eux, et notamment de son aïeul, Salaün le Calvez-Prigent. Déjà présent à Pont-l’Abbé bien avant que sa fille ne reprenne le commerce familial, ce vieillard taiseux et acariâtre était considéré comme un cinoque par les gens du village, à ce qu’en avait compris Clémentine. Ses parents lui avaient déconseillé de s’approcher de cet homme, d’autant que ce dernier voyait d’un assez mauvais œil que des galopins viennent jouer devant la façade de sa crêperie. Dans toute sa candide sagesse, Clémentine avait obéi, et de tout le mois de juillet n’avait osé passer de trop près devant la vitrine du restaurant. Et c’est au coin de la rue, un jour de marché, qu’elle l’avait recroisé. Victor. Tous deux élèves de CM1 dans le même établissement, ils se fréquentaient depuis une année sans jamais avoir vraiment fait connaissance, en partie à cause de la réputation de son grand-père. C'est pourtant au détour d'un étal que les deux enfants s'aperçurent et osèrent se parler. C'est au cours de ce mois de juillet qu'ils se lièrent d'amitié.

Portée par la nostalgie de ces souvenirs estivaux, Clémentine délaissa son cartable et prit place sur le lit, son journal sur les genoux. Glissant la photographie parmi les premières pages, elle se replongea quelques semaines en arrière, durant les jours ensoleillés…

«Alors comme ça, vous venez d’emménager ici ?

— Pas exactement. Papy vit au coin de la rue, fit le garçonnet en désignant un bâtiment au loin, dont l’enseigne affichait «Crêperie Bigoudène». Maman a décidé de revenir ici pour reprendre le magasin de Papy.

— Vous venez de loin ? demanda la jeune fille.

— Papa travaillait à Paris, mais quand il s’est fait licencier Maman a décidé qu’on reviendrait là, parce que… C’est chez elle, qu’elle nous a dit. Et depuis la mort de Mamy, Maman ne voulait pas laisser Papy tout seul.

Clémentine jeta un regard en biais en direction de la crêperie :

— Ce vieux monsieur, c’est ton papy ? souffla-t-elle pour ne pas attirer l'attention du principal concerné.

Victor parut surpris de sa remarque :

— Ben, oui, tiens. Pourquoi ?

Sentant ses joues s’empourprer, Clémentine répondit d’une voix mal assurée :

— Maman m’a toujours dit de ne pas m’approcher de lui…

Victor pouffa gentiment.

— Quoi ? T’as peur qu’il te mange ?

Rougissant de plus en plus, la jeune fille tenta de se défendre maladroitement :

— Ce n’est pas ça ! C’est juste qu’il nous fait la tête quand on lui dit bonjour, ou même nous dit d'aller jouer ailleurs quand on discute devant chez lui…

Tâchant de retrouver son sérieux, le garçon regarda son interlocutrice avec un grand sourire.

— Ah, oui. Papy est un peu brute parfois. C’est juste qu’il a peur qu’on touche à sa collection.

— Sa collection ? demanda Clem’, sa peau reprenant doucement une teinte plus rosée.

— Passe à la maison un jour, je te ferai visiter la pièce où il la garde ! s’exclama le garçon. Essaye de venir l’après-midi, comme ça, on sera tranquille. Papy fait la sieste l’après-midi.

— Si tu veux… hésita la fillette.

Les yeux de Victor s’illuminèrent :

— Super !

« Victor, il est bientôt l’heure de souper ! », l’interpella quelqu’un au loin. Les deux enfants tournèrent la tête en direction de la voix. Une jeune femme, peut-être la vingtaine, se tenait sur le pas de la porte d’une maison proche du restaurant. Vêtue d’un gilet de velours noir brodé de fils d’argent et d’une robe de même coloration que recouvrait un tablier de dentelle d’une blancheur cassante, la jeune femme portait ses cheveux coiffés en un chignon que dissimulait un simple ruban de velours noir. La noirceur de sa tenue contrastait avec son teint pâle et légèrement rosé. Elle réitéra son appel.

— Bon, il faut que j’y aille, déclara Victor en se levant d’un bond. À bientôt, Clem’ !»

Sans plus attendre, l’enfant détala en direction de sa maison, laissant Clémentine seule assise sur le banc, à regarder mollement passer chiens et passants sur les pavés bien rangés.


Clémentine se réveilla aux aurores, tirée brutalement de son sommeil par un affreux cauchemar.

Elle y avait vu le grand-père de Victor métamorphosé, ayant pris les traits d’un ogre d’une taille colossale, recouvrant de son ombre tout aussi titanesque le modeste village côtier de Pont-l’Abbé, ses dents de requin affichées dans un large sourire et ses yeux fous épiant les habitants dans leurs tâches quotidiennes. Elle s’était trouvée face à lui, chétive et insignifiante petite chose, vulnérable face au géant émacié. Elle s’était trouvée à découvert, sans cache pour se dissimuler, seule au milieu d’une rue habituellement densément empruntée. L’abominable géant avait scruté chaque recoin, chaque ruelle, affichant toujours son sourire dément et carnassier, avant de finalement la trouver. Quand son regard s'était posé sur elle, la jeune fille avait senti un poids sur sa poitrine, et s’était levée en sursaut, la nuque trempée.

Encore ensommeillée malgré sa mésaventure onirique, Clémentine jeta un regard en direction de son réveil. Les yeux embrumés, elle dut s’y reprendre à deux fois pour déchiffrer l’heure indiquée par les deux aiguilles du cadran. 2 h 45. Assurément, ce n’était pas une heure de levée raisonnable pour une petite fille. Malgré le scintillement perceptible de la Lune à travers les planches de ses volets, Clémentine jugea plus sage de se retourner dans son lit pour tenter de retrouver le sommeil. Elle replongea alors dans les abysses de la nuit et se laissa aller à la noirceur du repos.


«Salut Clem’ !

L’intéressée s’approcha en longeant le trottoir, le regard dans le vague.

— Ah. Salut.

Son ami l’attendait sur le perron, les yeux brillant d’excitation.

— Tu es venue voir la… (il s’interrompit, sa voix chutant brusquement)… la collection de Papy ?

— À ton avis ? fit la jeune fille sur le ton de l'évidence.

— Ok ! Suis-moi, l’invita le garçon en passant la porte d’entrée.

Clémentine lui emboîta le pas. Ils se retrouvèrent dans une pièce de bonne taille, qui avait tout l’air d’être la salle de séjour. Une grande table nappée portant un vase de verre ciselé où trônaient plusieurs fleurs de tournesol et d’épervières orangées, les tiges baignant dans un petit volume d’eau, figurait au centre de la pièce. Tout contre le mur ouest était calé un téléviseur cathodique, reposant sur un guéridon en bois. Contre le mur est reposait un vaisselier en bois de pin, massif et doté d’une vitrine donnant vue sur les assiettes en porcelaine émaillée qui y étaient exposées. Contre le mur sud, accolé à une autre porte, était placé un petit poêle à bois en fonte, à quatre pieds, dont la coloration tirait vers le glauque. Victor se dirigea vers une troisième porte se situant contre le mur nord, portant la mention « Cuisine ».

— Viens, suis-moi, l’enjoignit le garçon, avant de s’immobiliser. La porte qui jouxtait le poêle à bois venait de s’ouvrir, révélant une femme portant un panier en osier où s’accumulaient une quinzaine d’œufs de poule.

— Victor ? Qui est cette jeune fille ? fit la femme en apercevant Clémentine.

La principale concernée sentit ses joues picoter et se mit à espérer n’avoir rien à se reprocher.

— Bonjour Maman.

— C’est sûrement son amie, répondit une voix derrière elle.

Une jeune femme d’une vingtaine d’année, portant un pot de lait en métal, s’avança à sa suite. Les deux femmes portaient la même tenue, à savoir un gilet de velours et une robe noire que recouvrait un tablier de dentelle blanche, et seul leur grand écart d’âge permettait de les différencier.

Victor salua la nouvelle venue, dont les muscles étaient tendus par l’effort :

— Salut Gaëlle. Penaos emañ kont ?1

— À qui ai-je l’honneur ? demanda la plus âgée des deux femmes à l’intention de Clémentine, en posant son panier sur la table proche.

La jeune fille échangea un regard furtif avec son ami.

— C’est une camarade de classe, embraya Victor. Clémentine, voici ma maman, et elle c’est ma sœur, lui expliqua-t-il en désignant d'un signe de tête la plus jeune des deux femmes.

— Ravie de faire ta connaissance, Clémentine, continua la mère de Victor. Tu peux m’appeler Rozenn. Que nous vaut le plaisir de ta visite ?

— Ben, à vrai dire… hésita l’enfant.

Victor intervint aussitôt :

— J’ai proposé à Clem’ de venir jouer à la maison cette aprem’.

Un haussement de sourcil de la part de sa grande sœur l’incita à développer son argumentaire :

— Les parents de Clem’ sont partis aujourd’hui, et je ne voulais pas qu’elle reste toute seule…

La jeune fille fit mine d’acquiescer, mais le regard inquisiteur de Gaëlle la mettait mal à l’aise. Elle balança des coups d’œil anxieux vers son ami, mais celui-ci ne les remarqua pas. Un sourire bienveillant se dessina sur le visage de Rozenn :

— C’est une très bonne idée, ça, mon chéri. Ta sœur et moi devons préparer la pâte pour le service du soir. Ton père est parti acheter de la farine de sarrasin à Plonéour-Lanvern, il ne sera pas de retour avant ce soir. Quant à ton grand-père, il se repose dans sa chambre. Essayez de ne pas le déranger.

— Compte sur nous, Maman ! la rassura son fils avec un sourire espiègle.

— Je suis fière de toi. Oh, j’allais oublier. Nous devons encore faire quelques achats en centre-ville. Ça ne te dérange pas de rester tout seul ?

— Voyons, Maman, je ne suis plus un bébé ! plaisanta Victor.

Clémentine acquiesça en silence.

— Très bien. Soyez sages dans ce cas, conclut Rozenn en déposant un baiser sur le front de son fils.

Une fois les deux femmes reparties, Victor se tourna vers son amie :

— Prête ?

Clémentine acquiesça de nouveau avec timidité.

— Alors suis-moi, c’est ici que ça se passe, l’invita Victor en poussant silencieusement la porte de la cuisine. Ne fais pas de bruit.

Les deux enfants franchirent une seconde porte pour se retrouver dans les cuisines du restaurant. Plusieurs fourneaux à gaz étaient alignés, de larges poêles à long manche pendaient à des crochets fixés juste au-dessus d’eux. Un placard se présentait au faite du mur carrelé de la cuisine, contenant plusieurs flacons d'épices, de sucre et de condiments nécessaires à la préparation des différents plats (galettes de sarrasin au jambon ou à l'andouille de Guéméné, crêpes aux coquilles St-Jacques ou aux champignons, crêpes sucrées au chocolat ou au caramel au beurre salé saupoudré de brisures de palets bretons, et tant d'autres). Une multitude de râteaux en bois, spatules et pinceaux en caoutchouc reposaient sur des plateaux en inox rutilants, à proximité directe d’un évier de cuisine dominé par un grand placard blanc immaculé. Quelques torchons se balançaient, bleus à carreaux, rouges à rayures, fermement retenus par des pinces, à côté de l’évier.

Tandis que Clémentine s’égarait dans l’observation du lieu, Victor avait déjà atteint le bout de la pièce, et fit signe à son amie de s’approcher. En le rejoignant, la jeune fille découvrit une porte en bois, dont l’usure superficielle contrastait de manière notable avec le bon entretien du reste de la cuisine. Une planche de bois y était clouée sur laquelle figurait l'inscription « Réserve ».

Victor plongea la main dans sa poche, farfouillant une brève seconde, l’objet de sa recherche refusant de se laisser capturer, et en ressortit une clé, toute aussi usée que la porte.

— Ce sont les stocks, expliqua le jeune garçon tout en insérant l’objet dans la serrure. On les garde fermés pour y garder la fraîcheur. C’est Papy qui garde la clé avec lui, acheva-t-il au moment où le verrou émit un déclic. Retirant habilement la clé de son réceptacle, le jeune homme ouvrit la porte d’un geste ample, dégageant un certain calme solennel.

— Si Madame veut bien se donner la peine, plaisanta le garçon en esquissant une révérence.

— Idiot, pouffa Clémentine en passant devant lui.

La pièce qui lui fut révélée ressemblait à ce qu'elle avait imaginé : une petite cave, aux murs en pierres sèches apparentes, fraîche et mal éclairée. Les ombres des deux enfants se découpaient dans le cône de lumière qui perçait l’obscurité depuis l’encadrement de la porte jusqu’à éclairer le mur du fond, découvrant un coin d’étagère poussiéreuse.

— Tu… Tu ne trouves pas qu’il fait sombre ? fit remarquer la jeune fille, en scrutant la pénombre qui leur faisait face pour essayer de distinguer la silhouette de quelque objet autre que la potentielle étagère.

— C’est simplement qu’il faut allumer la lumière, lui répondit le garçon en glissant son bras contre le mur.

Un flot de lumière d’une intensité inattendue les inonda quand le jeune homme mit le doigt sur l’interrupteur en question.

Clémentine se sentit bête : «Je croyais qu’il n’y avait pas de lampe dans cette pièce… Je ne voudrais pas que tu croies que… Enfin…»

— Cesse de te biler, la conforta Victor. Regarde, c’est par ici, annonça-t-il en désignant une porte sur le mur de droite.

Avançant parmi les bocaux de salicorne, les boîtes de sardine à l’huile empilées par lot de cinq, dépassant une cagette en bois où reposaient un chou, des filets de carottes et de pommes de terre de plusieurs kilos, une tresse d’ail, plusieurs sacs de farine de blé, puis deux saucissons suspendus par leur cordelette, Victor et Clémentine progressèrent avec précaution avant d’atteindre la porte tant convoitée. Une fois parvenu à cette dernière, le jeune homme dégaina de nouveau la clé de la réserve.

— Nous y sommes ! souffla-t-il avec satisfaction. La collection de Papy. Prépare-toi à en avoir plein la vue, Clem’ !

Alors que son ami trifouillait le mécanisme d’ouverture avec la clé, Clémentine émit néanmoins une observation :

— Ton grand-père doit beaucoup y tenir, à sa collection, pour la cacher de la sorte, non ?

— Ça y est ! s’exclama le garçon quand le verrou se désenclencha et que la porte fut déverrouillée. Allons-y !

Prenant soin de tirer la porte derrière eux, les enfants pénétrèrent dans une nouvelle pièce, sensiblement plus importante que la précédente. Victor entreprit de trouver une fois encore l’interrupteur. Le spectacle qui s’offrit aux deux explorateurs en herbe leur ôta les mots de la bouche : du sol au plafond s’alignaient foultitude d’objets de nature et d’apparence diverses, allant de petits bibelots insignifiants entreposés sur des étagères murales surélevées, à des caisses de transport de marchandise en bois partiellement dissimulées sous des draps usés et mités. Mais le meuble dominant était sans conteste celui qui se dressait fièrement face aux deux enfants : une bibliothèque en acajou, fermée par une porte vitrée à double battant. Au comble de l’émerveillement, les deux amis décidèrent, par un accord tacite, de découvrir chaque secret que révélait cette caverne d’Ali Baba, quitte à y passer l’après-midi.

Clémentine se dirigea d’emblée vers le meuble qui attirait le plus son attention, sans surprise celui qui leur faisait face depuis l’entrée, à savoir la bibliothèque. Cette dernière devait dépasser les deux mètres, et être relativement ancienne, le bois verni présentant de nombreuses traces de chocs et de manipulations en tout genre. Hésitante, la jeune fille releva le crochet qui maintenait les deux battants fermés, les écartant avec délicatesse. Elle s’attarda sur la tranche des livres entreposés. Certains paraissaient en assez mauvais état, d’autres semblaient beaucoup plus neufs et modernes. La plupart d’entre eux possédaient une couverture en cuir, pour certains elle était noire, pour d’autres elle était rouge, brune ou jaune-orangée. En parcourant du regard les différents étages, elle aperçut même un petit carnet noir présentant un « W » violet stylisé sur sa première de couverture. Reposant le calepin fantaisiste, elle prit le temps de relever les noms des différents ouvrages, qui lui parurent dans l’ensemble être des noms à dormir debout : "Chroniques du Désert onirique", "Considérations sur les Causes de la grandeur des Hommes et de leur décadence", "Théories et Méthodes sur l’Immortalité"… Elle porta son attention sur un livre à la couverture en carton blanc cassé, intitulé "Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes", par un certain Giorgio Vasari. Intriguée, elle l’ouvrit au hasard, pour tomber sur un chapitre consacré à un certain Donato di Niccolò di Betto Bardi.

— J'ai vraiment pas de chance, râla Clémentine. C’est écrit n’importe comment !

— Que se passe-t-il ? s’informa Victor qui, près du mur, observait distraitement une tasse en porcelaine blanche, assortie de sa soucoupe toute aussi blanche, en train de prendre la poussière dans une alcôve.

— Rien, un livre écrit en chinois. Pas très intéressant, lui répondit la jeune fille en reposant l’ouvrage à sa place.

« Voyons voir ce que nous avons par-là », songea Clémentine en reprenant son enquête, avant de remarquer un livre relié de cuir marron. En le sortant, la jeune fille nota la présence de motifs floraux en guise de décoration. Mais, à sa grande surprise, l’ouvrage ne présentait aucune inscription, ni titre ni auteur, seulement les trois mêmes mots répétés en boucle jusqu’à la dernière page. Frustrée de cette découverte infructueuse, la fillette referma la bibliothèque en bougonnant, avant de se ressaisir et de chercher du divertissement ailleurs.

— Eh, regarde ça Clem’, l’interpella son ami.

— Qu’est-ce que c’est ? l’interrogea-t-elle en s’approchant.

— Je ne sais pas trop, on dirait des armes…

Face à eux, tout contre le mur, se présentait un râtelier d’arme constitué de longs clous avoisinant la quinzaine de centimètre, plantés à même la pierre. Une pelle de tranchée rouillée au manche en bois y était suspendue par la poignée, aux côtés d’un fusil à verrou en bon état de conservation. La jeune fille nota la présence d’étiquettes en carton attachées par des ficelles sur chaque objet. Quand cette dernière lut l’inscription qui y figurait, elle découvrit une écriture manuscrite à l’encre bleue. L’inscription de chaque étiquette semblait répondre à une certaine classification, le fusil présentant la mention «Objet bénéfique No3», la pelle «Objet dangereux No5». Ladite inscription en surmontait une deuxième, qui renseignait quant à elle sur la provenance de l’objet. Clémentine lut ainsi que le fusil venait de Nagoya, au Japon, et la pelle d’Amiens, en France.

En promenant son regard sur le râtelier, Clémentine nota la présence de plusieurs boîtes de rangement entreposées en-dessous de ce dernier. De taille équivalentes, ces dernières portaient différentes mentions, comme «Danger» ou «Fragile». La première, celle du dessus, était une boîte en bois dépourvue de gonds et scellée avec une cordelette. La deuxième, à en juger par ce qui dépassait de la pile, était une mallette en bois verni munie d’une poignée et tenue fermée par deux vertevelles métalliques. La troisième boîte, la plus basale, semblait plus robuste que les deux précédentes. Fermée par deux cadenas, celle-ci était recouverte d’une couche d’acier relativement épaisse, et paraissait donc d’autant plus lourde. À l’instar des précédents artéfacts, les boîtes portaient des étiquettes renseignant assez sobrement à propos de leur statut : Clémentine put ainsi dénombrer deux mentions «Objet dangereux» et un «Objet instable», provenant respectivement du Fort de (l'encre était en partie effacée) en France, de An Nasiriya en Irak, et Mentana en Italie pour la dernière boîte.

— C’est vraiment une drôle de collection qu’il a, ton papy, fit remarquer la fillette. Qu’est-ce qu’il collectionne, finalement ?

— Je ne sais pas trop, répondit son compagnon, en laissant traîner la fin de sa phrase. ‘Paraît que ce sont des souvenirs de ses voyages…

— Il a sacrément voyagé, dans ce cas, commenta Clémentine en balayant du regard l’ensemble de la pièce.

— Ouaip, et je trouve qu’il ramène parfois de drôle de trucs. Regarde un peu.

Victor l’attendait près d’une énième étagère.

— Regarde. À quoi peuvent bien servir ces objets ? fit-il en désignant d’autres babioles alignées et étiquetées.

Clémentine s’approcha pour détailler ce qui se trouvait dans le viseur de Victor. Entassés côte-à-côte se trouvaient alors un chandelier en laiton à une branche, une fiole de quartz en verre fumé enfermée dans un bocal en verre Le Parfait hermétiquement scellé, une clé bénarde fortement rouillée, un crayon de bois de couleur vert émeraude, un paquet de cartes à jouer dépassant de leur étui en cuir, un petit miroir dissimulé sous un morceau d'étoffe, ainsi qu’un collier en or serti d’une gemme rouge reposant en bout d’étagère.

— Ça n’a pas beaucoup de points communs… lui confirma son interlocutrice.

Victor désigna à Clémentine ce qui s’apparentait à un bâton de pluie décoré, posé à la verticale dans un coin de la pièce, à côté de plusieurs caisses de marchandise. La curiosité toujours grandissante des enfants les incita à se rapprocher pour en apprendre plus sur lesdites caisses. La première ne comportait pas de couvercle, et les deux jeunes Pont-l'Abbistes y découvrirent des dizaines d’ampoules à incandescence entassées pêle-mêle sans plus de scrupule. La deuxième caisse fut plus difficile à ouvrir, les enfants devant s’y prendre à deux fois avec leurs forces combinées pour retirer à main nue le couvercle de la boîte. L’intérieur de celle-ci était tapissé d'une épaisse couche de papier journal, au milieu duquel reposait un petit mouton en céramique noir et blanc, la tête tournée vers les nouveaux venus. Étonnés par cette autre découverte inédite, quoique légèrement déçus de l’inoffensivité de celle-ci, les enfants s'entraidèrent pour remettre le couvercle en place. Chemin faisant, ils en vinrent à inspecter une troisième caisse. Contrairement à la précédente, cette dernière ne présentait aucun rembourrage particulier, son contenu se bornant à la marchandise qu’elle transportait, dans ce cas une statuette de Bouddha en pierre grise. Après s’être assurés d’avoir vu tout ce qui leur était donné de voir, les enfants passèrent à la caisse suivante, cette dernière différant des précédentes par sa composition exclusivement métallique. De plus, celle-ci présentait un nombre important d’avertissements concernant la dangerosité de l’objet transporté. C’est donc avec une certaine attention que Victor souleva le couvercle en fer qui scellait la caisse. À l’intérieur de celle-ci, quatre boîtes de forme grossièrement cubique y étaient stockées. La surface interne de la caisse, ainsi que celle du couvercle, comprenaient une couche argentée épaisse et lisse, qui pouvait évoquer l’acier. Les deux enfants osèrent un regard en direction de son contenu.

Victor grimaça de dégoût :

— Baaaah ! Ce cube, on dirait un gros steak haché !

Clémentine en désigna un deuxième du doigt :

— Celui-là ressemble à un gros dé !

Poursuivant leur analyse, les enfants décrivirent le reste du contenu avec une spontanéité sans retenue :

— Celui tout en bas ressemble à du papier.

— Et celui-ci, à de la ferraille.

— Peut-être que c’est de la ferraille.

— Touche-le pour être sûr.

— Pas question, se défendit Victor. C’est peut-être dangereux. Si ça se trouve, ça coupe. Ou ça peut exploser !

— Bon, si tu veux. Qu’est-ce qu’il a d’autre, ton grand-père ?

— Regarde, Clémentine, le joli papillon, l’interpella son ami en lui désignant une zone sur le mur, à gauche de l’imposante bibliothèque.

L’intéressée leva des yeux curieux, avant de pousser un cri :

— Aaah ! Mais… Il est mort ! s’exclama la gamine, à la vue des huit lépidoptères empalés à une plaque de liège, une épingle effilée et luisante leur transperçant l’abdomen, les figeant par-delà la mort, ailes déployées.

— Ce sont des papillons tropicaux, m’a raconté Papy, détailla Victor. D’habitude, ils sont plutôt orange, mais eux ont la particularité d’avoir les ailes violettes. Chouette, non ?

— Mouais, j’aurais quand même préféré qu’ils soient vivants… rouspéta Clémentine. Ça aurait été plus marrant.

— Si je savais où en trouver, je t'en aurais montrés, et en bien vivants ! tenta Victor pour consoler son amie.

Un moment passa, assez bref où ils se regardèrent, ne sachant que dire. Ce fut Victor qui rompit le silence :

— Est-ce que tu as vu le vivarium ? Je crois avoir compris que Papy élève des p’tites bêtes.

Sa copine le fixa, une certaine appréhension mêlée d’intérêt transparaissant dans ses yeux :

— Non, montre-moi.

Victor la conduisit vers l’objet en question. Le vivarium était tenu dissimulé sous une lourde couverture orange fortement usée. En la soulevant, le garçon provoqua un mouvement de panique au sein du vivarium. Une importante masse grouillante aux couleurs du cuivre s’ébranla au contact de la lumière, comme une colonie d’êtres minuscules se chevauchant dans la précipitation. Clémentine resta à bonne distance, tandis que Victor approcha son nez de la vitre pour mieux observer l’intérieur du vivarium, ce dernier étant scellé hermétiquement par un couvercle de plexiglas. La boîte transparente renfermait une centaine de petites créatures couleur bronze, semblables à des blattes. Ces dernières s’agitaient et se comportaient comme de vrais animaux, à la différence qu’elles présentaient plusieurs éléments d’horlogerie incrustés dans leur exosquelette. Leurs antennes faisaient comme des bandes de cuivre enroulées sur elles-mêmes, et leurs yeux étaient comme deux billes de zinc argenté. Les «insectes» semblaient particulièrement excités à la vue des arrivants.

— C’est incroyable, souffla Victor. On dirait de petits automates…

— Ton papy ne t'a jamais parlé en détail de ce que contenait sa collection ? s’enquit Clémentine, que l’ébahissement rendait étonnamment lucide.

— Il m’a bien raconté quelques histoires, c’est vrai, mais jamais il ne m’avait parlé de ces… Choses…

«Petra rit amañ bugale ? N'eo ket ul lec'h c'hoariñ !»2, tonna subitement une voix.

Les enfants se retournèrent en sursaut. Juste derrière eux, les fustigeant du regard, Salaün se tenait là, tout son être tendu par une colère sourde.

— Euh… bégaya Victor. Bonjour Papy…

Clémentine sentit ses joues s’enflammer.

— Ne t’ai-je jamais dit que cette pièce était interdite ? vociféra le doyen. Qui donc t’a autorisé à t’y rendre en douce ? En me chapardant la clé des stocks par la même occasion !

— Désolé, Papy, mais je voulais juste montrer ta collection à Clem’…

Les deux enfants tentèrent de se faire tout petits face au courroux de Salaün.

— Sache, petit insolent, que cette collection est le fruit d’années de recherche et de voyage, et que si certains objets ont une valeur inestimable à mes yeux, ce n’est pas pour que des jeunes maladroits aux mains crasseuses viennent y fourrer leur nez !

Victor et Clémentine baissèrent les yeux, penauds.

— Quand ta mère apprendra ce que tu as fait, j'espère que tu recevras la correction que tu mérites ! Où as-tu vu qu'on volait sa propre famille ? Ce n'est pas un musée, ici, il y a des objets qui peuvent te blesser !

— Je… Je ne pensais pas à mal…

— Quand bien même, que diront ses parents en sachant quels risques tu lui as fait courir ?

— Je…

— Te rends-tu compte de la bêtise que tu as commis ?

— Oui, je… Je suis désolé.

— Pardon monsieur.

Le vieil homme se tourna vers la jeune fille.

— Pourquoi t'excuses-tu, petite ? Ce n'est pas de ta faute.

— Si, bredouilla Clémentine, des sanglots naissants dans la voix. J'ai… J'ai touché à vos livres…

Salaün écarquilla grand les yeux :

— Lesquels as-tu touché ?

— Le… Le livre en carton blanc, répondit la gamine en tremblotant.

— Le livre en carton blanc…

Salaün frotta sa barbe couleur d'albâtre, songeur.

— Ça va dans ce cas. Ce livre ne m'est pas très précieux. Du moins, pas autant que les autres. Mais gare à ce que je ne vous y reprenne pas ! les houspilla l'homme. Me suis-je bien fait comprendre ?

Les enfants acquiescèrent avec circonspection.

Salaün les considéra un moment, le regard grave, avant d’annoncer :

— Il se fait tard. Venez.

Clémentine essuya une larme qui commençait à perler sur sa joue. Avant de quitter cette pièce unique en son genre, elle osa un regard en arrière. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle entrevit la loupe binoculaire posée sur une table de chevet à proximité de l’entrée.

La queue entre les jambes, les deux explorateurs en herbe refirent le chemin en sens inverse, sous l’œil avisé de l'aïeul. Arrivés dans la salle de séjour, Clémentine remarqua le bol sur la grande table à manger. Celui-ci était rempli à ras bord de petites baies rondes et lisses de couleur bleu nuit.

— J'imagine que vous n'avez pas encore goûté, supposa Salaün en s'approchant de la table. Est-ce que vous en voulez ? ajouta-t-il en saisissant le bol.

— Qu’est-ce que c’est ? osa demander la jeune fille.

— Ce sont des tomatezoù3 bleues. Une variété très rare, qui porte le nom de «Blue Osu». Je suis allé les cueillir avant de me rendre compte que la réserve était restée allumée.

— Vous… Vous avez un jardin ?

— Pas exactement, admit le vieil homme. Je les cultive en pot. Le rendement n’est pas le même que pour une grande surface, mais le goût en est bien meilleur. Tu veux goûter ?

Surprise, Clémentine préféra décliner son offre :

— Vraiment, c’est gentil, mais je ne voudrais pas vous déranger…

— Je comprends. Mais tu aurais bien tort de ne pas essayer. Cette variété est réputée pour sa saveur fruitée.»

Clémentine regarda tour à tour le bol plein de ces baies aussi sombres que des myrtilles mais le centuple plus volumineuses, le vieil homme acariâtre qui semblait soudainement plus aimable, et Victor qui lui faisait signe de la tête. Elle tendit le bras, saisit une baie, la porta à la bouche, et la croqua.

Certes, elle devait le reconnaître, la chair juteuse était savoureuse, et les arômes lui éclatèrent en bouche à chaque mastication. Certes, les tomates cerises sont des légumes rafraîchissants, si cueillis à point. Mais elle souligna sa déception par une moue dubitative. Aussi noire que les ténèbres de l’océan profond pouvait-elle être, cette tomate en restait une tomate.

Finissant de déglutir, la jeune fille remercia l’homme et son petit-fils pour cette après-midi et cette dégustation, avant de s’excuser de devoir partir. Quand elle eut passé le pas de la porte, Salaün lui lança une dernière parole : «Passe le bonjour à tes parents de ma part, jeune fille !»

Confuse mais pressée, Clémentine ne s’attarda pas et rentra à grandes enjambées chez elle. À l’autre bout de la rue, alors que le soir tombant drapait le Finistère de son voile étoilé, les parents de Victor revinrent de leur excursion commerciale. Loin des oreilles indiscrètes, au fond d’une réserve alimentaire, Salaün et sa successeuse Rozenn s’entretinrent sur des affaires de famille, avant que n’arrivent les premiers clients. Une grappe de tomates cerises fut échangée en même temps que quelques secrets, une clé fut tournée, une porte verrouillée, et la crêperie ouvrit ses portes aux passants affamés.

Clémentine regarda la photo qu’elle tenait dans sa main gauche. Peu à peu, ses souvenirs s’embuèrent, devinrent moins net. Le nom de Salaün le Calvez-Prigent lui revint en mémoire, ce vieux monsieur avec ses… ses.. ses crêpes… Maisons… Artisanales. Ses crêpes avec un petit goût de reviens-y.

Bientôt, une obscure clarté l'éblouit, sa vue se voila momentanément. Prise d'un vertige, elle dut s'allonger sur son lit, et ferma les yeux en attendant que cela passe. Elle repensa à sa journée en compagnie de Victor. Plus elle y repensait, moins elle s'en souvenait. Malgré ses efforts, son cerveau devenait de plus en plus réfractaire à lui partager des bribes de souvenirs. Bien vite, elle ne pensa plus à rien. Le malaise s'estompant, elle rouvrit les yeux et fixa de nouveau la photo. Cette dernière montrait Victor et elle assis sur le quai. L'avait-elle revu depuis ? Elle n'en était pas sûre.

Tirée de sa rêverie par les appels de sa mère provenant de l’étage inférieur, Clémentine se leva, ferma la boucle de son cartable et descendit nonchalamment pour aller prendre le dernier souper des vacances d’été.

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