Journal du Dr Kaze - 26/06/2015
Bonne humeur. Humour. Ironie maîtrisée. Surtout, rester calme et sympathique.
…
J'ai l'impression d'être devenu le bouffon du Site Aleph. Celui qui a toujours le moral. Qui garde le sourire quoi qu'il se passe. Celui qui dit à ses collègues, "Allez, faut le prendre avec la bonne humeur." "Allez, c'est pas la fin du monde." "Ça ira mieux après une bonne blague, laisse-moi faire." C'est cette image que je donne à tout le monde. Même Benji y croit vraiment. Sans doute pensent-ils qu'être invisible est une partie de plaisir. Je peux pas leur en vouloir pour ça, en un sens. L'image des types invisibles, dans les films, les livres, c'est toujours celle d'un type cool qui se prend pas la tête. Et puis même, quand on y pense, ça doit apporter plein, d'avantages, hein…? Non…? On est libre plus que n'importe qui d'autre n'est-ce pas ? Que ce soit pour aller où on veut sans quiconque pour nous faire chier.
Ouais, restons positif, une fois de plus…
Je me dégoûte.
J'en ai marre. J'en ai marre putain.
…
Mais est-ce qu'ils peuvent au moins imaginer ce que ça fait de même pas se souvenir à quoi on ressemble ? J'aimerais arrêter cette mascarade, arrêter cette putain d'attitude où je trompe tout le monde… Sauf moi-même.
Je suis enfermé dans une carapace fissurée, un trompe-l’œil artisanal depuis trop longtemps. Je veux être libre. Je veux être moi-même. Je veux redevenir celui que j'étais. Je veux insulter, cogner, hurler. Je veux jeter ces pilules par la fenêtre et ne plus jamais devoir en avaler. Je veux dire à Neremsa d'aller se faire foutre et me prendre une balle dans la tête. Je veux une corde, une chaise, et rien de plus.
J'en ai la nausée. De devoir regarder un inconnu à chaque fois que je regarde dans une glace. Cette… Cette chose n'est pas moi. La joie permanente qu'elle affiche ne me ressemble en rien. "Dépression doublée d'une tendance suicidaire", ont-ils dit.
Leur première solution a été de me recouvrir la gueule de fond de teint, histoire que je sois visible. Ça n'a fait qu'empirer les choses. Ça n'a duré que deux semaines, mais je crois qu'ils n'avaient jamais du remplacer autant de miroirs en un laps de temps aussi court. Pour des raisons que j'ignore, me voir comme ça me faisait péter les plombs. Je prenais la première chose qui me passait par la main, et je détruisais ce reflet infâme jusqu'à la dernière partie. Parfois, j'utilisais mes poings. La douleur me soulageait. Ils ont donc vite compris que c'était pas viable.
Leur deuxième solution a été de me prescrire ce cocktail infâme d'antidépresseurs. J'ai découvert récemment qu'ils y mettent des amnésiques. Des nouveaux, du genre temporaires… Pour que j'oublie à quel point je me dégoûte. J'imagine qu'ils ont une bonne raison de vouloir garder ma mémoire sous le coude. Je savais même pas que ce genre d'amnésiques existait. Et ça a marché, jusqu'à maintenant. La seule chose dont je me souvenais, c'était l'accident.
Je commence à avoir des rires nerveux. Des flashs. Des souvenirs me reviennent par fragments. J'ai l'impression que ma tête va exploser, que mes yeux vont me sortir du crâne. Tout mon corps me brûle. Je crois que je deviens fou. Peut-être parce que ça fait une semaine que j'ai pas pris mes médocs, justement. J'ai réussi à mettre au point une technique pour pouvoir vomir les pilules avant de les avoir digérées, dès qu'ils ont le dos tourné.
Peut-être que je devrais vraiment le faire finalement. Je suis allé demander une corde au Département d’Ingénierie tout à l'heure. Benji m'a regardé bizarrement, mais n'a rien dit. Il doit penser que je prévois de faire une connerie, ou quelque chose du genre. Mais non… Ce sera loin d'être une connerie. Ce sera peut-être la meilleure chose que j'ai faite de toute ma vie.
J'ai fait un nœud coulant, et j'ai accroché la corde à un crochet que j'ai planté dans le plafond. J'ai vérifié, ça devrait pouvoir supporter mon poids. J'ai placé la chaise juste en dessous. Je suis assis dessus, en train d'écrire ces dernières lignes. Il ne me reste plus qu'à me lever, passer cette corde autour de mon cou, et tout sera fini.
Au revoir tout le monde. C'était sympa.
Finalement, la meilleure blague était ma simple existence.
Document Archivé. L'agent ████████ et l'agent Neremsa étant les seuls membres du DSI sur le Site Aleph à posséder l'Accréditation 4/4589, ils sont chargés de veiller à ce que le Dr Kaze suive son traitement. Ils sont autorisés à user de la force si nécessaire. Une caméra de surveillance dotée d'un dispositif spécial a été placée dans le bureau du Dr Kaze. Tout comportement inhabituel doit être signalé immédiatement à un membre du personnel possédant une Accréditation de Niveau 4/4589. Bruce Garrett, directeur du Site Aleph.