Il n'en croyait pas ses yeux.
La ville semblait peu à peu s’aplatir : les différents bâtiments, habitants et même les passages piétons, ce qui est assez paradoxal vu qu'ils sont censés l'être de base. Tout cela était peu à peu en train de perdre une dimension, et à ne faire qu'un avec l'horizon. Et personne n'avait l'air d'en tenir compte : les feux continuaient à changer de couleur, les piétons à traverser au mauvais moment et les automobilistes à klaxonner sans raison. Sauf pour lui, qui se trouvait à quelques dizaines de mètres du bâtiment le plus proche, en dehors de ce qui semblait être la zone d'action du phénomène.
Non, après réflexion, ce devait être la réalité qui soutenait la ville qui était en train de s'aplatir. Si on fixe le fait que la réalité possède une quelconque notion d'épaisseur. Cette réflexion lui parut satisfaisante. Il faudrait qu'il en discute avec les autres, ça pourrait être une piste intéressante.
Il ne savait pas trop comment réagir face à cette situation. Devait-il continuer à changer le pneu de sa voiture ? C'était pour ça qu'il s'était arrêté de base. Et puis ça lui permettrait de quitter les lieux en vitesse. Ou alors sauter de joie ? L'origine de cet événement ne pouvait être que le prototype qu'il avait jeté quelques minutes plus tôt à la décharge. Le transducteur magnétophorique marchait donc ! Pas comme il aurait dû, certes, mais au moins il ne se contentait pas d'exploser, ou pire, de ne rien faire, comme les autres essais. Il se retenait de téléphoner aux autres et de leur annoncer cette grande nouvelle, avec une pointe d'orgueil bien sûr.
Ou alors, il pouvait commencer à paniquer. Après tout, ce n'était pas comme si un artéfact totalement bidouillé était en train de possiblement détruire cette ville. Ou du moins d'assez affecter la réalité environnante pour qu'une intervention rapide soit préconisée afin de tout remettre en place avant qu'il ne soit trop tard. Et il en était responsable. Enfin, ils en étaient responsables. Il n'avait pas été seul sur le coup. Si jamais il devait s'expliquer, il ne jouerait pas les héros. Ça leur apprendra tiens, à se moquer de lui. Ce n'est pas parce qu'on a oublié de brancher une prise pour un test une seule fois qu'il faut tout le temps ressasser cette erreur bon sang ! C'était pour aider en plus !
Bref, il ne se sentait pas bien. Il avait envie de partir le plus loin possible de ce bazar, histoire de se mettre à l'abri. Mais aussi de prévenir les autres afin de trouver une solution. Et aussi d'observer le phénomène. Car, bien qu'il ne soit pas à l'ordinaire d'un naturel avide de nouvelles choses, tout ceci l’intriguait au plus haut point. Sa curiosité le poussait à s'approcher, à observer les effets. Peut-être qu'il pourrait, de là, en déduire une solution ?
Non, non, non. Il n'avait absolument aucune connaissance scientifique sérieuse. Il était comptable bon sang ! De quelle manière aurait-il pu élaborer une hypothèse à peu près réfléchie sans même connaître les bases ? Ses cours de physique étaient bien loin… Tout comme la logique dans ce qu'ils avaient créé au final.
Quoique… Jusque-là, tout ce qu'ils avaient construit n'avait requis aucune notion de ce type. C'était vrai, tout ce qu'ils avaient fait consistait à vaguement mélanger des trucs, en visser d'autres et à voir ce qu'il se passait. Bon, après, c'est ce qu'il avait eu la sensation de faire. Il ne s'était pas mêlé de la partie "technique" parce qu'il n'y comprenait pas grand-chose et que les longues explications le gonflaient.
"Vous avez besoin d'aide ?"
Il se retourna brusquement, regarda à droite et à gauche avant de finalement baisser la tête. Un type lui parlait. Complètement à plat, comme si on le regardait de dessus, ce qui était le cas. Et il semblait trouver cela totalement normal.
"Heu… Beu… Je… Non merci, ça ira.
— Comme vous voudrez, bonne chance."
Puis cet interlocuteur reprit sa route, dans la direction opposée de la ville, en lui adressant un signe de main, particulièrement difficile à percevoir quand on n'a pas d'épaisseur. Il répondit l'air hagard. Bon, il semble donc qu'on puisse quitter la zone d'anomalie sans conséquences. Un bon point si tous ces habitants devaient rester comme ça pour toujours.
Une effroyable pensée frôla son esprit fatigué par cette situation : et si ce phénomène se propageait ? Il n'en avait absolument aucune idée. De base, le prototype devait simplement transporter des bières du réfrigérateur à la main de l'utilisateur, rien de plus. Comment avaient-ils pu en arriver là ?
Non, ça c'était ce qu'ils avaient construit il y a deux semaines. Où est-ce qu'il était passé d'ailleurs ? Les anomalies gravitationnelles qu'il dégageait devraient le rendre facilement repérable pourtant… C'était peut-être ce bruit dans le garage depuis deux semaines ?
Mais du coup, qu'est-ce qu'il avait bien pu construire ? Il ne s'en souvenait plus. C'était peut-être sa fonction d'ailleurs ? Faire oublier ? Mais comment cet effet a-t-il pu basculer sur cet aplatissement généralisé ? Qu'est-ce qu'ils avaient bien pu autant rater pour en arriver à ce résultat ?
Il sursauta. Mais oui ! C'était la capsule de bière ! Hier, ils s'étaient préparés un apéro sur la même table de montage de la machine. Et en débarrassant, le nombre de capsules était inférieur au nombre de bouteilles…
Non, ça ne faisait aucun sens. Pas plus que d'avoir un pneu à plat devant une ville qui, elle aussi, devenait plate… Tiens, c'était une bonne blague ça, il en ferait part aux autres.
Ces réflexions l'occupèrent quelques minutes, avant qu'il ne se remette à paniquer. Bon sang de bonsoir, mais qu'est-ce qu'il pouvait bien faire ?
Il n'eut même pas le temps d'y réfléchir, des bruits de véhicules le firent se retourner. Ceux-ci étaient normaux, c'est-à-dire qu'ils possédaient une épaisseur respectable. Deux camionnettes, identiques, qui roulaient à vive allure en direction de la ville.
Ce soudain afflux de personnes lui sembla très étrange, encore plus que la disparition d'une dimension d'un lieu. Jusque-là, il avait été seul à observer l'anomalie, à part ce passant plat, et voilà que…
La peur l'envahit. Le gouvernement venait ! Les complots étaient donc vrais ! Les hommes en noir, les trucs qui font perdre la mémoire, les bunkers secrets ! LA FIN ! Il se mit à trembler, et dû se retenir au rétroviseur. C'était donc ainsi que tout allait se finir ? Un prototype raté et un pneu à plat ? Quelle fin merdique. Il voyait déjà ses amis et amies se faire arrêter et traîner devant leur garage. Par sa faute. Et de sadiques scientifiques qui lui laveraient le cerveau pour connaître tous ses secrets…
Il respira un grand coup. Non. Ils avaient prévu ce cas-là. Depuis le début, ils avaient chacun quelque chose pour faire face à ce genre de situation. C'était la troisième chose qu'il avait apprise, la première étant l'existence de ce secret, et l'autre étant l'heure de l'apéro.
Il ouvrit sa voiture et sortit de la portière un curieux appareil : on aurait dit un vieil appareil photo à pellicule, avec cependant une manivelle et divers câbles ainsi qu'une petite ampoule. Il sourit : ce n'était pas très impressionnant, mais Gégé l'avait déjà utilisé, et pouvait témoigner de son efficacité. Il se mit à tourner la manivelle, sans interruption. Une faible lueur entoura l'engin, qui se mit à vibrer doucement.
Les deux camionnettes se rapprochèrent et dépassèrent sa voiture sans même ralentir. Il poussa un profond soupir. Le danger était écarté. Pour l'instant. Il ne lui restait plus qu'à changer son pneu et à fuir le plus vite possible. Et la ville ? Ce n'était plus son problème dorénavant, le gouvernement s'en chargeait.
Il se baissa pour poser l'appareil, mais se ravisa de justesse. S'il désirait réparer sa voiture, il devrait arrêter de tourner la manivelle, ce qui mènerait irrémédiablement à sa découverte. Pas tant qu'ils seraient là donc… Que faire pendant ce laps de temps ?
Il réfléchit quelques instants, haussa les épaules puis se dirigea vers la ville.
Il était en fait assez facile de les suivre, vu que tout autour était plat. Et bien évidemment, ils se dirigeaient vers la décharge. Tout en respectant cependant les limitations de vitesse, les feux rouges et les passages piétons. Ils n'essayaient même pas de rouler par-dessus les éléments du décor, et suivaient scrupuleusement la route. Ce comportement le surprit, mais il ravisa son jugement : ils cherchaient vraiment à être discrets. Ces personnes-là étaient malignes… Des professionnels…
Quant à lui, il n'avait absolument aucun remord à enjamber les lampadaires, marcher sur les toits et passer sur les voitures. Cela faisait que, même s'il était à pieds, il avait réussi à ne pas se faire distancer par les deux camionnettes. Il avait conscience que cela pouvait paraître "un peu suspect" aux habitants, mais comme il l'avait dit lui-même : "Boh ! C'est à peu près midi, y'a pas grand monde dans les rues… Et au pire, ils penseront avoir rêvé. Puis j'ai la machine d'allumée, ça devrait être bon."
Lorsque les deux véhicules s'immobilisèrent près de la décharge, quatre personnes en sortirent presque immédiatement. Toutes portaient un uniforme de gendarme, et sans leur "dimension", il ne les aurait probablement pas repérées. Il s'approcha de quelques mètres, et put discerner un étrange appareil dans la main de l'un d'eux : une espèce de compteur Geiger, semblable à celui qui était entreposé dans leur garage, avec cependant des valeurs et des loupiotes différentes. Il paraissait aussi assez lourd, vu que celui qui l'avait le portait à deux mains.
"Le taux augmente, l'aiguille a presque atteint les 70.
— Je suppose que ça pointe en direction de ce bidule ?"
Il vérifia le compteur, marmonnant des mots incompréhensibles.
"Attendez… Oui, c'est ça.
— En même temps, c'est le seul truc pas plat."
L'un d'eux s'approcha du transducteur magnétophorique, effectivement seul élément des environs à avoir une épaisseur, au beau milieu de la décharge. Ce truc avait été un mixeur avant. Et maintenant, on aurait plus dit un amas de… Plein de choses en fait, difficile à décrire tant sa structure était absurde. Cette personne-là fut retenue par deux de ses collègues.
"De un, il est censé y avoir une barrière ici."
Une troisième main se posa sur l'épaule de l'ingénu, alors qu'un de ses camarades ajoutait :
"De deux, je ne m'éloignerais pas trop de l'Ancre à l'arrière de la camionnette.
— De trois, on n'est pas seuls."
L'inventeur faillit lâcher la manivelle. Avait-il été repéré ?
"Là, les deux là-bas. Ils sont en train de s'en aller."
Il poussa un soupir de soulagement. Simplement deux passants…
"Restez près du véhicule, je vais essayer de le rapprocher de l'objet."
Une des fourgonnettes s'approcha lentement du centre de la décharge, escortée par les quatre faux gendarmes. Lorsqu'ils arrivèrent à quelques mètres du transducteur magnétophorique, un curieux bourdonnement commença à se faire entendre, ce qui ne manqua pas de les inquiéter.
"Ce truc commence à faire surchauffer l'Ancre.
— Comment c'est possible ?"
De toute évidence, le stress du conducteur avait cette fois-ci une raison justifiée.
"Mon avis, faut pas chercher à comprendre…
— Bref, faut faire ça vite."
L'un d'eux s'approcha un peu plus, et plissa les yeux. Toujours en tournant sa manivelle, l'inventeur de pacotille s'avança.
"On dirait que…
— Que quoi ?"
Fixant l'appareil, il reprit :
"Qu'il y a un bouton on-off."
Ils se regardèrent, les yeux ronds.
"Vraiment ?
— Ouais. Le rouge là…"
Les quatre faux gendarmes restèrent pantois quelques instants, l'air un peu ahuri. La situation leur échappait complètement.
"C'est beaucoup trop facile.
— Ouais, c'est sûrement un piège.
— Mais de qui ?"
Ils se regardèrent, ne sachant vraiment que faire, avant que l'un d'eux ne se décide enfin à bouger.
"Écoutez, quand il faut faire quelque chose, ben faut faire quelque chose."
Disant cela, il se détacha du groupe, et se dirigea vers le transducteur magnétophorique, sous les virulentes contestations de ses collègues. Là, il se pencha et, leur jetant un dernier regard, appuya sur le bouton. Presque immédiatement, l'appareil émit un inquiétant bourdonnement, avant de lentement s'éteindre dans un relâchement de pression.
La réalité commença peu à peu à reprendre une épaisseur. Comme si subitement, les bâtiments, les habitants, les bouches d’égout et même l'air ambiant regagnaient progressivement leur troisième dimension. On avait l'impression que tout sortait de terre. C'était un spectacle assez beau à voir, ces lampadaires qui s'élevaient, ces trottoirs qui s'élevaient et ces murs qui montaient.
Mais le plus impressionnant pour l'inventeur, c'était sans aucun doute l'absence d'explosion de la part de la machine. Aucune détonation, ni lors de l'allumage, ni pendant son utilisation, et encore moins durant son arrêt. Une situation rarissime pour eux. Ils avaient vraiment fait du très bon boulot cette fois-ci. Enfin, si on écartait le fait qu'ils avaient inconsciemment aplati la zone. Et que l'effet aurait possiblement pu s'étendre à toute la planète. Et que le phénomène aurait pu être définitif. Et que ça aurait pu exploser.
Ah, les risques du métier…
En tout cas, il devait une fière chandelle à ces agents du… Gouvernement ? Qui étaient-ils au fait ?
Toujours en tournant la manivelle de son étrange objet, il s'approcha d'une des camionnettes, et jeta un œil à l'intérieur. Rein de spécial à l'avant, tandis que l'arrière semblait chargé d'une curieuse machine qui bourdonnait. Un manuel jeté négligemment au sol attira son attention. Deux mots et un symbole se détachaient nettement des autres : "Scranton", "SCP" et un cercle avec trois flèches pointées vers son centre.
Bah, ça devrait lui suffire à retrouver la trace de ses sauveurs. Ils pouvaient bien leur envoyer un petit quelque chose pour les remercier. Voir plus, ces gens venaient tout de même de rattraper une très, très grosse boulette.
Il fit demi-tour et retourna en direction de sa voiture. Il allait en avoir des choses à raconter aux autres ! Une sacrée aventure, à base d'un dérapage d'une de leurs inventions qui n'explose pas, d'un effet inconnu qui s'était déclenché et révélé amusant, quoique potentiellement un peu dangereux, et surtout d'une organisation secrète composée d'experts de l'anormal.
"Mais… C'est quoi cette merde ?"
Les quatre examinaient l'invention.
"Chais pas. On dirait un mixeur.
— Un mixeur avec des roues ?
— Un mixeur avec une dynamo ?
— Surtout, un mixeur qui aplatit son environnement ?"
Quatre idées qu'ils n'auraient jamais cru un jour associer.
"Pas étonnant que ce soit dans une décharge…"
L'un d'eux sortit une boîte de la camionnette, avant de soigneusement ranger l'appareil dedans.
"Qu'importe. C'est bizarre, on l'emmène."
En rentrant, ils se demandèrent qui donc appartenant au monde de l'anormal s'amusait à vider ses poubelles comme ça.