Un monde meilleur

Lisa roulait depuis une heure, peut-être deux. Elle ne savait plus, et ça n'avait aucune sorte d'importance de toute manière. Son 4x4 peinait à garder l'adhérence sur le sol de roches saupoudré d'une fine couche de sable. Le soleil aveuglant n'aidait pas. Le ciel était d'un bleu qu'elle n'avait jamais connue auparavant, c'était une belle journée, se disait-elle. Son enfant était confortablement installé sur la place passager. Malgré ça, il était en larme. Sa mère avait beau tenter de camoufler sa panique apparente, cela lui était impossible, elle ne pouvait pas retenir ses larmes. Ces dernières coulaient le long de ses joues, et lorsqu'elles arrivaient sous son menton, se jetaient dans le vide pour aller heurter le jean qui recouvrait les jambes de l'ancienne docteur de la Fondation. La jauge d'essence était dans le rouge, comment allait-elle semer les deux 4x4 noirs qui la suivaient de près ?

Tout a commencé deux mois en amont. Lisa venait de rentrer chez elle pour rejoindre sa femme, Katia, assise sur le canapé qui faisait face à un écran plat d'une taille des plus modestes. Elle s'effondra de tout son long sur les coussins :

- Woah, je suis crevée. Cette journée m'a prise les dernières forces vitales qu'il me restait, dit-elle la tête enfouie entre deux coussins d'un gris des plus mélancoliques.

- J'espère que tu n'as pas oublié quel jour on est, non ?

- Pourquoi, il y a quoi de sp… Oh mais oui !

Les yeux de Lisa retrouvèrent le vert vif et plein de joie qui avait fait craquer Katia quelques années plus tôt. Elle venait de se souvenir que ce jour était probablement l'un de ceux qu'elle attendait le plus, le jour de l'adoption. Elle et Katia devaient aller récupérer Matt, un petit bonhomme qu'elles côtoyaient depuis maintenant quelques mois, et sur qui tout leur amour maternelle qu'elles ne pouvaient distribuer auparavant avait fini par retomber. Il ne fallu pas longtemps à Lisa pour se changer. Katia, elle, était déjà prête depuis un moment, impatiente à l'idée qu'elle allait enfin pouvoir dire : "Je suis maman". Les deux femmes montèrent dans leur 4x4 noir et prirent la direction de l'orphelinat Saint John.

Lisa n'avait pas mis longtemps à repérer les premiers signes de l'anormalité de Matt. La première fois qu'il avait utilisé son… don, c'était pour attraper son biberon. Évidemment, à son âge, six mois seulement, il n'était pas conscient de ses capacités et il les utilisait instinctivement. D'ailleurs, lorsqu'il avait tenté d'attirer le biberon posé trop loin jusqu'à lui, il s'était raté et avait offert à sa mère une minute de nettoyage, mais celle-ci n'en avait cure, elle venait de réaliser que son fils n'était pas comme les autres, et elle savait pertinemment ce qui allait lui arriver si quelqu'un d'autre qu'elle et sa femme le découvrait. Elle même travaillait dans cette organisation dont le but était de confiner à vie les gens comme Matt. Autrefois, cela lui semblait normal, sacrifier une vie pour en sauver mille, c'était un marché honnête, mais maintenant qu'il s'agissait de son fils, la donne était différente. Il était hors de question qu'elle soit séparée de lui, il était hors de question que la Fondation parvienne à le confiner.

Un mois et demi était passé et les capacités de Matt s'étaient faites de plus en plus présentes, si bien qu'il était devenu inconcevable de l'emmener dans un lieu publique. L'utilisation fréquente et imprévisible de ses pouvoirs avait fini par dissuader le couple de sortir. Lisa avait préféré expliquer la situation à Katia. Puis vint le jour où tout bascula. Les deux femmes étaient contraintes d'emmener leur fils à une visite médicale à l'extérieur. Dans le cas d'un refus, la garde de l'enfant pouvait leur être retirée. Évidemment, Matt, incapable de se contrôler, avait fini par dévoiler son anormalité à la foule. Il avait tendu le bras dans la direction d'un pot de bonbons posé dans la salle d'attente du médecin afin de l'attirer jusqu'à lui. La boule en verre remplie de confiseries vint alors lourdement se briser sur le sol, répandant au passage des dizaines d'éclats de verre dans toute la pièce, mais les témoins étaient surtout stupéfaits par ce qu'ils venaient de voir. C'était inimaginable, même les croyants, au mieux, se contentaient de penser qu'il pouvait y avoir des miracles, mais jamais quelque chose d'aussi visible. L'un des enfants qui attendait au côté de sa mère dans la salle d'attente se mit soudainement à hurler en pointant du doigt le petit bonhomme qui ne comprenait rien à la situation. Sa mère préféra croire qu'il s'agissait d'un coup de vent, cependant, maintenant qu'il y avait des témoins, la Fondation allait probablement apprendre l'existence de Matt.

Comme prévu, la Fondation n'avait pas mis longtemps à les retrouver. Elle s'était d'abord contentée d'observer discrètement les faits et gestes du petit garçon, s'assurant de la présence de l'anomalie. Lisa n'était pas retournée au travail, de peur que son bébé lui soit enlevé durant son absence. Elle avait reçu une multitude de mails de la part du directeur du site et de ses collègues afin de la convaincre de revenir. Elle ne savait pas lesquels étaient honnêtes et lesquels étaient simplement une ruse pour la faire s'éloigner de son petit protégé. Les semaines passèrent, et les observateurs silencieux commençaient à se faire de plus en plus présent, si bien que Katia avait décidé de laisser les volets fermés en permanence. La porte d'entrée restait elle aussi verrouillée. La tendance était à la paranoïa, mais une paranoïa des plus justifiées.

Lisa venait de sortir de la douche lorsqu'elle entendit des voix dans le salon. Il n'y avait pas que celle de sa femme. Il était tôt et personne ne venait leur rendre visite en général. Elle savait de qui il s'agissait. Elle enfila son jean ainsi qu'un petit T-shirt noir. Elle entrouvrit doucement la porte et observa la scène. Sa femme se tenait à côté du minibar de la cuisine. Face à elle se tenaient un docteur accompagné de deux agents de la Fondation armés de seulement un pistolet afin de conserver un minimum de discrétion. Ils demandaient à Katia de les laisser fouiller la maison, mais cette dernière leur barrait de chemin de son corps. Ils n'allaient probablement pas tarder à forcer le passage. Lisa s'élança alors en courant en direction de la chambre de son enfant. Les trois hommes tournèrent la tête, ne comprenant alors qu'à moitié ce qui se passait. Katia en profita pour attraper un couteau posé sur le buffet et le planter dans la gorge d'un des gardes. C'était la dernière fois que Lisa voyait sa femme vivante. Un coup de feu retentit, rapidement suivit d'un autre, puis après quelques secondes, un troisième retentit, une exécution. Lisa saisit le couffin dans lequel était installé son fils, déverrouilla les volets, et passa par la fenêtre. Elle ouvrit le 4x4, y installa son enfant, et démarra le moteur.

Au fur et à mesure qu'elle roulait, des 4x4 de la Fondation s'étaient mis à la suivre. Lisa prit la direction du désert. Elle pouvait trop facilement être coincée en ville.

Elle roulait depuis une heure, peut-être deux. L'aiguille indiquant le niveau d'essence était dans le rouge depuis déjà un bon moment. Le 4x4 roula encore quelques minutes avant de finalement s'arrêter près d'un immense ravin. Lisa en descendit, son fils dans les bras, et continua son chemin, mais elle fut forcée de constater qu'elle ne pouvait aller bien plus loin que là où elle se trouvait, c'est-à-dire en bordure d'un canyon dont le fond se trouvait au moins cent mètres plus bas. Les 4x4 des agents de la Fondation s'arrêtèrent à une dizaine de mètres. Des agents en descendirent et braquèrent leurs armes sur l'enfant. Cela étaient bien mieux armés que les deux précédents. Le docteur qu'elle avait vu chez elle descendit à son tour. Elle le reconnu, c'était le Dr. Tris, un collègue de travail qu'elle n'avait jamais apprécié. Il fit signe aux agents de baisser leurs armes, mais aucun ne le fit, puis il commença à parler :

- Regarde Lisa, tu ne peux pas aller plus loin. Abandonne, laisse-nous prendre l'enfant, et on te laissera retourner chez-toi, auprès de ta femme. Tu ne connais cet enfant que depuis quelques mois, tes sentiments pour lui sont forcés. En vérité, tu n'as pour lui aucune affection, reconnais le. Tu as déjà travaillé sur des SCPs humanoïdes, tu sais pertinemment à quel point ils peuvent être dangereux pour l'humanité toute entière. Sois raisonnable, ne te laisse pas submerger par de faux sentiments envers un SCP. Si ça se trouve, c'est lui qui t'influence avec ses capacités. Et puis même, tu penses qu'il va pouvoir s'intégrer dans le monde normal ? Moi je ne pense pas. Pour lui, la Fondation serait… Un monde meilleur.

- Un monde meilleur… Tu dis ? répondit-elle en murmurant.

Au fond, c'est ce qu'elle voulait, offrir le meilleur des mondes à son fils, mais même si ce monde s'avérait être le meilleur pour son fils, il n'en resterait pas moins horrible. Mieux valait ne choisir aucun de ces mondes. Elle tremblait, elle ne savait pas où elle en était. Ce qui était sûr, c'est que sa situation s'apparentait à une impasse, mais elle entrevit une porte de sortie. Elle serra un peu plus son fils dans ses bras, puis fit un pas en arrière, se laissant alors disparaître dans le profond ravin qui lui faisait dos, évitant ainsi à son fils un bien triste avenir, et s'évitant pour elle-même de devoir vivre sans lui.

Le Dr. Tris marcha jusqu'au bord du ravin et se pencha en avant afin d'observer le fond du gouffre dans lequel Lisa et son fils avaient disparus, puis il se dit pour lui même :

- Je me demande bien ce qu'aurait préféré son fils…

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