La salle principale de l’Alvadora était ce soir-là particulièrement bien remplie.
L’Alvadora était, et est toujours d’ailleurs, un débit de boisson que l’on peut qualifier sans exagération aucune d’institution du mercenariat de l’anormal. Situé dans un coin paumé de l’est de la France, l’endroit ne se distingue en apparence en rien des autres établissements du même genre : un zinc, des étagères débordant de bouteilles toutes plus exotiques les unes que les autres, une dizaine de tables et même une cheminée, le tout baignant dans une ambiance cosy façon « boiseries teintes sombres ».
Premier point notable cependant : son nom. « Alvadora » ne vous dit peut-être rien, ça n’est après tout que le nom d’une petite bourgade d’une centaine d’âmes en Bolivie. À peine une patte de mouche sur une carte pour le commun des mortels, mais dans le milieu, il a un parfum de légende : dans les années 1960, une petite bande d’indépendants s’était décidée à le défendre contre une incursion extra-dimensionnelle là où toutes les organisations officielles, usuellement drapées dans leur moraline à deux ronds, avaient jugé préférable de l’abandonner à son sort. Et ils avaient réussi. Depuis, « Alvadora » est gravé en lettres d’or dans l’histoire du milieu.
Deuxième point notable : le gérant. Jérémy Batelier est un ancien mercenaire qui a survécu aussi indemne que possible à tout ce que l’anormal a trouvé à lui envoyer en trente ans de carrière. Bourru au possible, il sait néanmoins prêter une oreille attentive à ses clients et s’avère toujours de bon conseil, ce qui est au fond tout ce qu’on attend d’un barman digne de ce nom.
Pour compléter le tableau, le mur du fond est intégralement couvert de photographies. Une bonne centaine de clichés représentant des clients actuels et anciens, seuls ou en groupes, témoignages vibrant du succès de l’établissement auprès des pointures du mercenariat.
Les clients, ils étaient en cette soirée-là une bonne trentaine. À la dizaine de buveurs auxquels on pouvait s’attendre d’ordinaire à cette heure-là s’ajoutait une vingtaine de professionnels réunis pour une mission un peu particulière. Et parmi ces professionnels, on comptait la Brochette de Cinglés de Papy Jacques. Ou du moins la moitié d’entre elle.
Jacques « Papy » Guillemin et Chelsea « Bullet » Murray étaient attablés devant une bière dans un coin de la pièce bondée. Le menton reposant sur ses mains, la jeune femme semblait se délecter de l’ambiance bon enfant qui régnait.
« Tu sais quoi, Papy, c’est pas si mal de se retrouver tous comme ça, de temps en temps. Autrement que pour se flinguer la gueule, j’veux dire.
- Pas faux. La paye sera sûrement pas terrible si on est aussi nombreux sur le coup, mais ça a le mérite de nous changer un peu.
- Bof, avec ce que le père d’Amanda nous a filé, on a de quoi voir venir… Hé, attends une minute, ça serait pas… ? »
Une figure familière venait juste de faire son entrée : des cheveux noirs de jais, un teint légèrement hâlé, un look vestimentaire vaguement punk et, surtout, un inimitable tatouage composé de rubans noirs et rouges entremêlés tout le long de son bras gauche.
Sans perdre une seconde, Chelsea commença à crier à travers la pièce :
« Lucia ! Lucia, par ici ! »
La nouvelle venue ne pouvait pas franchement passer à côté des grands signes de la main que lui adressait la rouquine. La plupart des autres clients non plus, d’ailleurs.
Un sourire se dessina sur son visage et, attrapant une chaise libre au passage, elle les rejoignit.
« Tête-en-feu et son associé. Honnêtement, je ne m’attendais pas à vous revoir si tôt.
- Le hasard fait bien les choses, on dirait, répondit joyeusement Jacques. On peut t’offrir un verre ? ‘Paraît que ça se fait pour les gens qui vous ont sauvé la vie. »
Lucia eut un rictus, attira l’attention de la serveuse bardée de piercings et commanda un Mouton Noir, l’une des spécialités maison. Après en avoir dégusté une gorgée, elle s’enquit :
« Votre… Enfin, vos copains sont pas avec vous ?
- Amanda recolle les morceaux avec son padre, expliqua Chelsea. Et Amaury est un peu obligé de suivre, du coup.
- Dommage, ils vont rater la chasse du siècle… Enfin, si vous êtes bien là pour ça ? »
Les deux associés opinèrent ensemble. C’était en effet une chasse d’un genre bien particulier qui les avait tous réunis ce jour-là : plus tôt dans l’après-midi, un camion de Docteur Wondertainment s’était renversé sur une départementale à quelques kilomètres de là, au beau milieu d’un bois. Une des caisses qu’il transportait s’était alors ouverte et son contenu, à savoir très exactement cent peluches de lapin roses capables de déplacement autonome, s’en était échappées.
Wondertainment n’avait eu d’autre choix que de recruter tous les mercenaires disponibles pour récupérer la cargaison avant qu’elle n’attire une attention non désirée. Il était bien sûr hors de question de lancer les recherches en pleine nuit et tout ce beau monde devait se mettre à l’œuvre aux premières lueurs de l’aube, le lendemain matin.
« On n’a pas ce genre de jobs tous les jours, fit remarquer Jacques. Mais ça pourrait être amusant. »
La conversation dériva ensuite sur les dernières nouvelles du milieu et du monde de l’anormal en général. Le doyen eut à dissimuler un sourire amusé en voyant sa protégée plus volubile que jamais, elle qui avait d’ordinaire horreur de parler pour ne rien dire. Elle devait décidément avoir eu un sacré coup de cœur pour leur consœur, bien qu’il ne sut dire s’il était amical, romantique ou autre.
Décidé à lui faciliter les choses, il finit par se lever et leur annonça :
« Je vais faire le point avec les collègues sur notre organisation de demain. Profitez de votre soirée, je vous tiendrai au jus. »
Une fois qu’il se fut éclipsé, l’hispanique proposa :
« Il fait encore bon dehors et le vieux Jérémy a monté la terrasse. On sort ? On sera un peu plus au calme pour discuter. »
La rouquine approuva chaudement et, une minute plus tard, elles se posaient sur des chaises en plastique disposées devant le bar.
« Tiens, j’ai trouvé ton tatouage tellement cool la dernière fois que j’ai décidé de m’en faire un aussi ! annonça fièrement Chelsea.
- Ah ouais ? Et qu’est-ce que tu vas te faire faire ?
- Heu… Ça j’y réfléchis encore, par contre. Je veux un truc un peu classe et qui ait du sens pour moi, tu vois ?
- Évidemment. T’as pensé à la tête de tes associés au-dessus d’un gros cœur ?
- Dis donc, tu te foutrais pas de moi par hasard ?
- Juste un peu, répondit Lucia avec un petit rire. Plus sérieusement, réfléchis-y bien hermana. Un tatouage, ça fait partie de toi. »
La conversation parut alors s’éteindre. L’hispanique se plongea pensivement dans la contemplation de la voûte céleste, maculée d’étoiles scintillantes. Chelsea, partagée entre la crainte de la déranger et l’envie de continuer à échanger avec elle, peu importe à propos de quoi, finit par lancer :
« Je peux te poser une question ?
- Envoie toujours.
- Quand on s’est rencontrées, tu m’as dit que t’avais quelqu’un. C’était vrai, ou c’est juste un truc pour te débarrasser des excités un peu trop collants ? »
Quelque chose de sombre passa à cet instant dans le regard de la combattante, mais elle répondit néanmoins :
« J’ai vraiment quelqu’un. Enfin, je crois.
- Tu… crois ? »
Lucia eut un soupir.
« Je ne l’ai pas vu depuis longtemps. Et il m’a déçue. Je crois.
- Comment ça ? »
Lucia modifia son assise et porta son verre à ses lèvres, s’accordant du temps pour répondre. La jeune mercenaire sentait bien qu’elle avait mis le doigt sur un point sensible. Douloureux.
« J’ai peur qu’il ait abandonné. J’ai parfois besoin de quelqu’un sur qui m’appuyer pour me rappeler que j’ai choisi la bonne voie quand… ça devient difficile. Que ce que je traverse en vaut la peine. Pendant longtemps, ç’a été lui. Maintenant… je ne sais plus.
- Je suis pas sûre de comprendre, là. »
Sa consœur lui jeta un regard complice et un sourire sincère illumina son visage.
« C’est normal. Je divague, oublie tout ça.
- En tout cas, si tu veux mon avis, pour c’que ça vaut… Vous devriez en parler, face à face.
Au début, quand les Colocs nous ont rejoints, j’arrêtais pas de m’engueuler avec eux. Enfin, avec Amanda surtout. Elle passait son temps à me bassiner avec tout et n’importe quoi : j’étais trop imprudente, je respectais pas les règles élémentaires de vie en communauté, tout plein de conneries.
Alors, quand on se faisait la gueule plus de quelques heures, Papy nous obligeait à nous asseoir à la même table, et il nous laissait pas partir tant qu’on avait pas réglé le problème. »
Lucia eut un petit rire avant de lui demander :
« Et ça marchait ?
- Je crois qu’au bout d’un moment, on en a eu tellement marre de passer des heures assises à se fixer dans le blanc des yeux qu’on a évité de se foutre sur la gueule juste pour y échapper. Donc ouais, dans un sens, ça a marché.
- J’y penserai, alors. Merci pour l’astuce, hermana. »
La conversation dévia alors sur des sujets plus légers.
Les deux femmes se séparèrent aux environs de minuit : une journée chargée les attendait le lendemain.
Le matin suivant, ce furent donc vingt-et-un porte-flingues qui se réunirent en pleine cambrousse dans une ambiance de colonie de vacances. Ils se séparèrent rapidement pour se répartir tout autour du fameux bois où leurs adorables proies devaient les attendre. Il était prévu qu’ils partiraient de sa périphérie pour faire jonction en son centre.
Jacques, Chelsea et leur nouvelle camarade partirent du même côté, puis cette dernière leur annonça :
« Je vais partir dans ce coin-là, on ratissera plus large en se séparant. À tout à l’heure. »
Les deux membres de la Brochette la saluèrent avant de se mettre à l’œuvre.
Ils avaient cru, un peu naïvement peut-être, que retrouver les lapinous serait une partie de plaisir : après tout, le rose bonbon ne constituait pas exactement un camouflage idéal en milieu forestier. Pourtant, après une bonne vingtaine de minutes de recherches infructueuses, Chelsea commença à pester contre à peu près tout, de la stupidité du job aux branches qui se débrouillaient toujours pour accrocher ses vêtements, et Jacques en fut réduit à espérer que leurs compères auraient plus de chance qu’eux.
Alors que Bullet écartait les feuilles d’un énième buisson en insultant copieusement celui-ci au passage, un cri de terreur retentit soudainement dans le lointain. Les deux mercenaires se redressèrent et échangèrent un regard inquiet, puis se précipitèrent dans sa direction.
Au détour d’un chemin, ils furent confrontés à l’une des visions les plus absurdes auxquelles ils aient été confrontés, malgré une existence riche en incongruités : en l’espèce, deux jambes battant l’air, dépassant de la bouche démesurément étirée d’un lapin en peluche de cinquante centimètres de haut.
Sans réfléchir plus longtemps, les deux compagnons se jetèrent à la rescousse du malheureux : saisissant chacun un membre, ils parvinrent tant bien que mal à extirper l’inconnu, qui s’avéra être l’un de leurs confrères :
« Éloignez-moi de ce truc ! s’écria-t-il en rampant en arrière, terrorisé.
- C’est quoi ce délire ? grogna Chelsea, tandis que le jouet repartait d’un pas bonhomme dans une autre direction.
- Je me suis approché pour le chopper, et cette saloperie a essayé de me bouffer ! »
Alors que la petite bande peinait encore à réaliser ce qui venait de se passer, un nouveau cri retentit, féminin celui-là, et beaucoup plus rageur.
« Attends un peu, on dirait pas la voix de… » commença Bullet, une lueur de panique s’allumant dans son regard.
Ils se remirent à courir, accélérant encore quand ils entendirent plusieurs coups de feu, jusqu’à déboucher sur une petite clairière.
La rouquine avait vu juste : adossée à une petite falaise, Lucia essayait tant bien que mal de tenir trois peluches à distance, son semi-automatique en main. L’une d’elle avait deux couteaux de lancer plantés dans la tête, une autre était constellée de plusieurs impacts de balles dont s’échappaient des moutons de rembourrage. La troisième s'avançait vers elle, menaçante, sa bouche ayant grandi jusqu’à atteindre la taille du reste de son corps.
Chelsea ne perdit pas une seconde : attrapant une grosse branche, elle se précipita et balaya les trois monstruosités d’un grand coup circulaire.
Se dégageant prestement de sa position périlleuse, leur nouvelle camarade leur lança :
« Hé ben… Merci à vous. Je crois que niveau sauvetage, on est quittes. Sans vous, ces hijos de puta m’auraient avalée toute crue.
- Pas de quoi, répliqua Chelsea, pas peu fière d’elle.
- Quoi qu’il en soit, on s’est fait entuber en beauté, intervint sombrement Jacques. Il faut qu’on réunisse les autres avant qu’il leur arrive des bricoles et qu’on contacte Primordial. Ce contrat pue le traquenard à plein nez. »
Il était environ midi quand Jacques mit fin à sa conversation téléphonique avec son ami Grégoire Autier.
« Bonne nouvelle tout le monde ! annonça-t-il alors à la ronde. Primordial a enfin réussi à tirer les vers du nez aux gars de Wondertainment. »
Autour de lui, les conversations s’éteignirent progressivement.
Après s’être regroupés, les mercenaires avaient regagné l’Alvadora. Deux de ceux qui étaient partis ce matin-là manquaient à l’appel, et il n’y avait pas beaucoup de raisons d’être optimiste pour eux.
« La cargaison était en fait composée de jouets défectueux, commença Papy Jacques, provoquant des réactions outrées chez ses collègues. Et leur principal effet anormal n’est pas le déplacement autonome : la bouche de ces peluches est en fait un portail dimensionnel qui conduit droit à une sorte de salle de jeux de quelques mètres carrés.
- Et qu’est-ce qui cloche avec ces saloperies ? interrogea Lucia, bras croisés.
- Elles ne sont pas censées avaler les gens de leur propre chef, pour commencer. Ensuite, il est impossible de se barrer par soi-même une fois qu’on est à l’intérieur : quelqu’un doit ouvrir de l’extérieur pour qu’on puisse en sortir.
- Et ils auraient pas pu nous prévenir, ces fils de putes ? s’agaça une autre consœur.
- Ils avaient soi-disant peur que l’info fuite et que leurs concurrents en tirent parti. »
L’explication provoqua un nouveau concert de protestations :
« Tu parles ! Ils voulaient pas nous verser la prime de risque, surtout !
- Primordial a intérêt à les pourrir, ces enfoirés. On a des règles, merde.
- Calmez-vous, les gars. Le point positif, c’est que Wondertainment est prêt à allonger plus que prévu pour qu’on finisse le travail. »
L’information eut le mérite de calmer un peu les ardeurs.
« Et comment on va faire si ces trucs essayent de nous gober à chaque fois qu’on approche ? cracha Bullet, agacée.
- Ils ont apparemment deux limites qu’on peut exploiter : premièrement, ils n’essayeront de nous chopper que s’ils ont un contact visuel avec nous et qu’ils sont à moins de cinquante centimètres. Deuxièmement, ils deviennent inactifs une fois plongés dans le noir complet. Histoire qu’ils ne passent pas les nuits à crapahuter dans les chambres, si j’ai bien compris.
- Ça nous fait une belle jambe. Du coup c’est quoi le plan ?
- Le plan, c’est d’aller faire des courses. »
Le gérant du magasin de chasse et pêche local eut du mal à en croire ses yeux quand il vit une vingtaine de clients à l’air pas commode débarquer d’un coup dans sa boutique. Sa surprise se mua en incompréhension quand ils lui achetèrent plus de perches, filets et sacs en toile qu’il n’en avait vendu au cours du mois écoulé.
Il se grattait encore la tête quand ils quittèrent son établissement en groupe compact, annonçant qu’ils « allaient s’occuper du cas de ces tas de merde ». Quoi qu’ils fussent, il n’aurait pas aimé être à leur place.
Quand la bande de mercenaires se regroupa à l’orée du théâtre de sa chasse, elle eut la désagréable surprise de tomber sur un quidam qui scrutait la ligne d’arbres d’un air anxieux. La cinquantaine largement entamée, le bonhomme était plutôt enveloppé, arborait une fière moustache en brosse et était vêtu d’une très saillante chemise.
Jacques s’en approcha doucement et lui indiqua poliment :
« Excusez-moi, monsieur, mais il y a des… bestioles dangereuses qui traînent dans les bois en ce moment. Je vous conseille de vous éloigner.
- Des… Des bestioles dangereuses ? répéta l’inconnu, catastrophé. Oh merde, oh merde, oh merde…
- Heu… Il y a un problème ?
- Je suis chauffeur de bus, répondit l’autre en le saisissant par les épaules. Je devais conduire une classe d’école primaire ici pour un séjour découverte nature, mais ils ont complément disparu ! »
Le mercenaire le fixa pendant de longues secondes sans émettre un son, avant de laisser échapper un simple :
« Ah. »
Le chauffeur l’observa à son tour pendant un laps de temps à peu près égal, interdit, avant de partir en courant et s’écriant :
« Faut que j’appelle les flics, putain ! »
Le doyen de la Brochette se retourna alors vers ses confrères et consœurs et leur annonça, l’air sombre :
« Bon, on a intérêt à faire le job très vite, cette histoire commence vraiment à sentir le pâté. »
Les mercenaires avaient mis sur pied une tactique assez simple qui s’avéra efficace : se déplaçant par groupes de trois pour éviter les mauvaises surprises, ils s’efforçaient d’approcher les peluches mouvantes par derrière, puis les immobilisaient à l’aide d’une perche ou d’un filet avant de les fourrer dans un sac en toile, où elles se désactivaient par manque de lumière. Ils en profitaient alors pour vérifier si un ou des pauvres bougres n’étaient pas piégés à l’intérieur. En une petite heure, ils retrouvèrent ainsi une demi-douzaine de CE2, un de leurs deux collègues disparus le matin même et quelques écureuils, lapins et autres musaraignes en prime.
Puis les flics arrivèrent.
« Gendastrerie nationale, annonça le plus gradé des deux. On nous a signalé la disparition de tout un tas de gamins…
- Il y en a vingt-quatre, chef. Plus l’instit.
- Si tu le dis… De vingt-quatre gamins donc. Et surtout des espèces de rongeurs roses pas très normaux qui traîneraient dans le coin. Une vingtaine de gars bizarre qui sillonneraient les bois, aussi, mais ça doit être vous, hein ?
- Et… Heu… Vous êtes deux pour gérer tout ça ? hasarda Jacques en se penchant sur le côté pour s’assurer que d’autres militaires ne se cachaient pas derrière.
- Écoutez, niveau effectifs c’est pas trop ça en ce moment, et… et… Et c’est nous qui posons les questions ici !
- Putain, je peux pas saquer ces saletés de flics, grommela Lucia un peu plus loin.
- Y’a un souci, mademoiselle ? Je peux voir vos papiers, d’abord ?
- Viens donc les chercher, picoleto…
- Heu… Je vous propose qu’on se calme, d’accord ? intervint Jacques en levant les mains en signe d’apaisement. Écoutez, les gars : vous êtes clairement pas assez nombreux pour sauver ces gosses, et nous on veut juste embarquer les peluches et mettre les bouts. Ça serait plus simple pour tout le monde qu’on s’entraide, pas vrai ?
- Chef, on doit embarquer les bestioles roses comme pièces à conviction, non ?
- Ah, désolé les gars. On doit les ramener au client, c’est notre contrat.
- Chef, le mercenariat c’est pas illégal, en plus ?
- Et tu vas faire quoi, tête de nœud ? se moqua Chelsea. Nous embarquer tous les vingt dans ton Kangoo pourri ?
- Chef, y’a outrage là…
- Laisse tomber, fiston, faut apprendre à laisser couler si tu veux faire des vieux os dans le métier, tempéra le gradé. Écoutez, on accepte votre coup de main mais on doit embarquer au moins un bidule rose pour le dossier. C’est d’accord ?
- Va pour un, acquiesça Jacques en lui serrant la main. On s’y met ? »
Moins d’une demi-heure plus tard, ce sont deux hommes et une femme en uniforme vert qui firent leur entrée. S’approchant d’un Jacques agenouillé devant un terrier, celui qui semblait être le chef lança d’un ton impérieux :
« Office National des Forêts ! Messieurs-dames, nous allons devoir vous demander d’évacuer les lieux immédiatement. Ce bois est un lieu de nidification des mésanges à tête rouge, une espèce protégée, et il est strictement interdit de les déranger à cette période de… »
Le quarantenaire se redressa difficilement puis, massant son dos endolori, il demanda innocemment :
« Vous êtes de la Fondation SCP, c’est ça ? »
Le nouveau venu le fixa un instant avec un air interdit, se tourna vers ses subordonnés qui passèrent leur main à plat devant leur gorge à plusieurs reprises. Quand il revint au mercenaire, il arborait un sourire forcé assez peu convaincant et hasarda :
« La Fondation quoi ? Enfin, monsieur, je ne vois pas de quoi vous voulez parler ! Nous travaillons pour l’ONF et nous sommes ici pour nous assurer que l’écosystème ne…
- Oh, les gars, ça va. Je suis dans le métier depuis un moment, je commence à voir venir.
- Il se passe quoi, Papy ? intervint alors Chelsea, s’approchant en brossant les feuilles sur ses épaules.
- La Fondation SCP vient de débarquer.
- Mais enfin, puisque je vous dis que je ne vois pas…
- Oh putain, il manquait plus que ces foutus emmerdeurs.
- Je vous préviens tout de suite, on est payés pour ramener tous ces foutus lapins à leur propriétaire. Alors vous pouvez aller sécuriser, contenir et protéger mon cul. »
Ces mots semblèrent fissurer le vernis du bonhomme. Son sourire s’évanouit et, agitant son index vers les deux associés, il commença à débiter :
« Non mais vous vous prenez pour qui à me parler comme ça ? On n’est pas des bouseux sous-payés comme ceux-là, alors un peu de respect ! »
Tout en prononçant ces derniers mots, il pointa un des gendastres qui inspectait le dessous d’une grosse pierre au loin, lequel leur adressa un petit signe de la main amical accompagné d’un sourire un peu niais.
« Nous on bosse pour l’organisation anormale la plus influente de cette foutue planète, poursuivit l’agent en l’ignorant. Alors vous allez prendre vos cliques et vos claques et nous laisser gérer, c’est clair ? À moins que vous ne vouliez finir en combi orange comme apéritifs à prédateurs anormaux ? »
Jacques laissa échapper un soupir sonore.
« Bon, écoutez les gars. Premièrement, il y a des accords entre Primordial et votre Fondation pour ce genre de situations, vous pouvez pas juste nous envoyer paître et vous le savez. Deuxièmement, vous êtes trois et on est vingt. Je veux bien entendre que vous avez sans doute tout un régiment qui n’attend qu’un appel de votre part pour venir en renfort, mais en attendant c’est vous qui allez prendre si ça tourne mal. On peut pas essayer de régler ça à l’amiable ? »
Cela sembla suffire à faire hésiter l’employé de la Fondation. Il leur demanda de lui accorder une minute, puis se détourna pour se concerter avec ses deux collègues. Quand il se retourna, il déclara avec autorité :
« On prend toutes les peluches et on vous en laisse une.
- Non, ON prend toutes les peluches et on vous en laisse une.
- Heu… Disons qu’on fait moitié – moitié ?
- Désolé, le client n’acceptera jamais ça.
- Allez, quoi… On est la Fondation SCP quand même, merde !
- Écoutez, le mieux que je puisse vous proposer, c’est que vous gardiez toutes celles que vous trouverez. Il doit en rester une soixantaine dans la nature au moment où on parle, donc ça vous laisse des chances raisonnables. Qu’est-ce que vous en dites ? »
L’agent hésita encore un instant, puis tendit la main pour que Jacques la serre.
« Marché conclu. Vous avez de la chance qu’on soit dans un bon jour. »
« Oh putain, c’est quoi ça encore », lâcha Lucia en se redressant.
Venait d’apparaître au détour d’un sentier, à quelques mètres de là, une jeune femme toute de noir vêtue, séduisante en diable, les oreilles bardées d'anneaux et coiffée d’un improbable chapeau haut-de-forme qui s’approchait d’eux d’un pas aérien. Arrivée au niveau de l’hispanique, elle se pencha vers elle et lui glissa sur le ton de la confidence :
« Excusez-moi, charmante demoiselle, seriez-vous par hasard du Milieu ?
- Heu… Ça dépend ce que vous entendez par « milieu », j’imagine.
- Celui des choses cachées, de l’improbable attendu ! Le Monde plus grand que le monde, bien sûr ! »
Lucia cligna plusieurs fois des yeux.
« Bon, ne le prenez pas mal, mais il va falloir être un peu plus claire que ça.
- Bon, bon, répondit l’inconnue avec une petite moue. Ce qu’on appelle vulgairement le monde de l’anormal, si vous y tenez.
- Ah ! Oui, je crois qu’on en est tous.
- Merveilleux ! »
La nouvelle venue se débarrassa alors de son chapeau d’un geste théâtral, dévoilant deux cornes d’un noir d’ébène perchées au sommet de son crâne. Le grand sourire qu’elle arbora trahit également deux canines exagérément pointues, et une longue et fine queue ponctuée par un cœur commença à battre l’air derrière elle.
« Adenta Mossiflore, gérante de l’implantation locale du réseau Caldeira, à votre service ! se présenta-t-elle avec une petite courbette. Je me suis laissée dire que des peluches aux propriétés extra-dimensionnelles parcouraient ces bois, et je dois bien avouer qu’elles m’intéressent.
- Attends une minute, intervint Chelsea, qui les avait rejointes, avec un air écœuré. Me dis pas que vous avez l’intention de vous taper des lapins ! »
Adenta eut un petit rire cristallin puis, plongeant ses yeux aux hypnotisantes pupilles violettes dans ceux de la rouquine, elle précisa :
« Bien sûr que non, très chère ! Disons simplement qu’il ne devrait pas être très difficile de transformer une salle de jeu en salle de jeu, si vous voyez ce que je veux dire.
- Heu… Je suis pas sûre de suivre, là.
- Voyons, on peut trouver toutes sortes d’usages très… intéressants à une petite pièce extra-dimensionnelle confortable, dans mon domaine d’activité. Sans compter que ces jouets prennent très peu d’espace, à ce qu’on m’a rapporté. Et je dois bien avouer que la valeur symbolique du lapin dans mon métier est un vrai plus.
- Ouais, on se passera des détails, tempéra Lucia. De toute façon, ces machins appartiennent déjà à quelqu’un.
- Voyons, je suis sûre que personne ne remarquera la disparition de deux ou trois de ces adorables lapinous. Je m’occupe de leur capture moi-même, si ça peut vous rassurer. »
Avant que les mercenaires n’aient pu protester, elle leur tendit soudainement deux cartes de visite :
« Et s’il vous prend l’envie de faire appel à nos services, surtout n’hésitez pas ! Je suis convaincue que certains – et certaines – de mes employés seraient plus que ravis de recevoir votre visite ! À plus tard les filles ! »
Et elle s’éclipsa sur un joyeux signe de la main, laissant ses deux interlocutrices plantées là, perplexes.
Alors que cette journée mouvementée touchait à sa fin, il était devenu évident pour tout le monde que la nouvelle de l’évasion des précieux jouets avait fuité quelque part, et pas qu’un peu.
Ainsi, un activiste de la Main du Serpent s’était présenté en réclamant qu’on « laisse ces pauvres êtres retourner à l’état de nature, comme ils y aspiraient de toute évidence ». Après avoir été gobé par l’un d’entre eux puis secouru, il dût néanmoins convenir que cela ne constituait sans doute pas l’option la plus raisonnable.
On vit également débarquer une demi-douzaine de membres de l’Amicale des Amateurs de l’Anormal en tenue de randonnée et équipés de filets à papillon, venue « donner un coup de main ». Une aide à l’efficacité toute relative, car plusieurs d’entre eux se firent également avaler par leurs proies. Certains plusieurs fois de suite.
De son côté, la distinguée Adenta Mossiflore se désintéressa assez rapidement de la chasse aux léporidés et s’attela à distribuer la carte de visite de son club à tout le monde. Il fut question que les gendastres la coffrent pour proxénétisme, mais ils abandonnèrent l’idée quand l’intéressée leur proposa des tarifs préférentiels lors de leur prochaine visite.
Les agents de la Fondation, quant à eux, se comportèrent d’une façon qui ne fit pas honneur à leur illustre organisation, contestant les prises de leurs rivaux en affirmant qu’ils les avaient vues les premiers et autre puérilités du genre.
Au milieu de tout ça, le chauffeur de bus, en état de choc, participait aux recherches en marmonnant des choses incompréhensibles et en jetant des regards effarés à tous ceux qu’il croisait.
Au total, ce sont donc trente-cinq personnes de toutes allégeances au bas mot qui passèrent l’après-midi à sillonner ce bois de quelques hectares.
Malgré ce relatif chaos, on peut dire que l’opération fut un succès : les cent peluches roses furent toutes récupérées par les différents protagonistes, l’intégralité de la classe de CE2, son enseignante et toutes les autres victimes des redoutables lapins furent sauvées, et la proposition de Jacques d’aller prendre un pot à l’Alvadora tous ensemble pour clôturer la journée fut bien accueillie.
Alors que Jérémy, le gérant, s’attelait à servir cette foule assoiffée, Chelsea annonça fièrement à Jacques et à Lucia attablés avec elle :
« Je crois que je suis enfin fixée pour mon tatouage. Ça a été une chouette journée, et ça m’a donné une idée sympa.
- Tu pars sur quoi, alors ? l’interrogea l’hispanique.
- Une tête de lapin rose avec un cache-œil, qui mâchonne une jambe. Ou une carotte. Je sais pas encore si je pars plutôt sur un truc marrant ou un peu mignon. Et puis…
- Et puis quoi ?
- Un pic à brochette avec nos têtes dessus genre SD, ça me botterait bien, je crois. »
Les exclamations mi-moqueuses et mi-attendries de ses deux compagnons se mêlèrent aux éclats de rire, aux exclamations et à la musique rock qui faisaient vibrer l’Alvadora d'une délectable énergie.
Au bout du compte, ç’avait vraiment été une bonne journée.