Nathan Arthus détestait ces matinées. C'est d'ailleurs ce qu'il se répétait sans cesse depuis l'instant où il s'était rendu compte que son réveil n'avait pas sonné. Il avait déjà un retard conséquent et était certain, lorsqu'il vit l'horloge du four, qu'il n'allait pas être à l'heure pour son travail de pédopsychiatre à la Fondation, même en faisant l'impasse sur son traditionnel café.
Il enfila sa blouse en vitesse et prit sa carte d'accès avant de partir vers l'énorme édifice qui l'intimidait. Il tenta de se calmer, mais la simple idée d'une autre réprimande de la part de son supérieur ne l'aidait pas.
Finalement, il constata qu'il n'avait que quelques minutes de retard et salua les gardes de sécurité tout en glissant sa carte d'identification dans la borne métallique. Il entra dans son bureau mais fut rapidement interrompu dans sa routine matinale par son supérieur, le docteur Aloices :
« Bonjour docteur Arthus, nous avons du travail aujourd'hui ! »
Il avait instantanément remarqué son regard insistant sur la blouse qu'il s'était empressé d'enfiler le matin même. C’était typique du docteur Aloices, et il décida finalement, après plusieurs secondes de silence pesantes et ennuyantes de devancer son inévitable remarque :
« Je vous prie de m'excuser, docteur Aloices, mon réveil n'a pas sonné ce matin et je n'ai pas eu le temps de me préparer convenablement. Vous me parliez d'un travail ?
- Je vois ! Ça explique votre blouse toute froissée. Quoi qu'il en soit, oui, nous devons interroger un petit garçon de 8 ans. Il a été récupéré seul dans sa maison par la gendarmerie nationale il y a deux jours et un agent infiltré a remarqué qu'il semblait avoir des capacités anormales. Nous n'avons presque aucun détail concernant l'anomalie mais l'enfant parle d'un ami imaginaire, et de nombreuses photographies montrent une forme humaine colorée près de lui.
- Très bien, nous devons donc déterminer la nature de l'anomalie et rassurer l'enfant c'est ça ?
- Oui, vous allez entrer seul, je vous aiderai avec cette oreillette. » lui précisa le docteur Aloices tandis qu'Arthus entendit un son semblable à un bêlement. Il regarda rapidement autour de lui mais ne vit que le docteur Aloices qui le regardait avec un air surpris.
Le docteur Arthus avança alors dans le couloir blanc qui lui sembla interminable avant d'arriver devant la cellule 13. On lui avait assuré qu'une équipe de sécurité serait à proximité en permanence, mais cela ne le rassurait absolument pas.
Alors qu'il tapa le code de la porte, il sentit une boule d'angoisse dans son estomac. Mais lorsque la porte s'ouvrit, il n'y avait dans la pièce qu'un enfant jouant avec des petits soldats en plastique. Une vision très loin d'être horrifique, certes, mais la nature de l'anomalie devait toujours être déterminée, et c'est ce qui l'effrayait le plus. Malgré tout, cette peur lui était bénéfique car elle le sortait, selon moi, de la routine et de l'ennui de la vie quotidienne, chose dont il avait cruellement besoin.
Il regarda alors le petit garçon et esquissa un grand sourire afin de le rassurer, comme il l'avait appris lors des cours théoriques. Il lui tendit alors la main tout en se présentant :
« Bonjour ! Je m'appelle Nathan, et toi ?
- … Je m'appelle Léo, monsieur.
- Comment vas-tu ?
- Je veux voir ma maman, en plus, Sheepy va commencer à s'ennuyer…
- Sheepy est ton ami imaginaire, pas vrai ? À quoi ressemble-t-il ?
- Oui, c'est mon meilleur ami depuis qu'on a changé de maison avec maman et papa après que mes copains se sont bagarrés dans mon ancienne école. Et Sheepy, ben c'est un mouton multicolore ! » déclara le petit garçon.
Soudain la voix de Aloices le surprit :
« Il fait référence à un incident qui s'est produit il y a 3 ans dans une école primaire où un élève a poussé un camarade du haut d'un rocher lors d'un voyage scolaire. Nous soupçonnons que l'entité se propage d'enfant à enfant, ce qui pourrait expliquer le comportement violent des enfants de cette même école.
- Je vois. » Répondit le docteur Arthus tout en observant une silhouette multicolore se tenant devant lui, à seulement quelques centimètres de son visage.
Il tourna la tête vers le petit garçon qui semblait émerveillé :
« Vous êtes un espion ?
- Non ! lui répondit-il sans pouvoir empêcher un léger rire de s'échapper, chose qui le rendit probablement plus louche aux yeux du jeune garçon. Quoi qu'il en soit, comment vous amusez-vous avec ton ami ? lui demanda t-il.
- Ben, au début Sheepy et moi on jouait aux pirates, mais ça l'a vite fatigué, et Sheepy doit s'amuser s'il veut continuer à vivre, c'est lui qui l'a dit !
- C'est lui qui te l'a dit ?
- Oui. Je m'ennuie monsieur, est-ce que je peux rentrer chez moi ?
- Pas encore, tu dois répondre à mes questions, mais attention, ne mens pas, d'accord ? Ensuite tu pourras rentrer chez toi. Continue de me parler de vos jeux.
- Non, je ne mens pas, Sheepy m'a dit que c'était pas bien. Il s'ennuyait de plus en plus alors j'ai décidé de lui faire plaisir en faisant un gâteau. Sheepy adore cuisiner et il m'a dit d'aller chercher des petits fruits qui poussent sur les petits arbres du jardin, mais maman nous a grondés parce que papa est devenu très malade après avoir mangé le gâteau. Je me sentais mal, mais Sheepy était très content et il a dit qu'il s'amusait beaucoup. »
Une nouvelle fois, le docteur Aloices lui donna d'autres détails. Cela faisait maintenant deux fois que la voix stridente du docteur faisait saturer ses oreillettes, et cela ennuyait énormément le docteur Arthus :
« Le père du garçon a vraisemblablement été empoisonné par des baies. En tout cas, vous vous en sortez très bien pour l'instant, mais venez-en aux faits, interrogez-le sur les événements précédant sa prise en charge par les forces de l'ordre.
- Dis-moi Léo, à quoi vous avez joué dernièrement ? Lui demanda t-il tout en faisant de son mieux afin de garder un faciès bienveillant bien que cet entretien ne menait à rien et le tuait d'ennui, sensation qu'il éprouvait pour la première fois lors de ses heures de travail.
- Il y a trois jours, j'ai eu du mal à dormir à cause des monstres dans mon armoire, du coup Sheepy m'a emmené sur une île déserte, j'ai pris une pelle et j'ai creusé de toutes mes forces dans le sable ! Sheepy s'amusait beaucoup et moi aussi mais tout d'un coup un squelette est sorti du sable et a commencé à appeler d'autres méchants squelettes ! Sheepy m'a dit de frapper de toute ma force avec la pelle et on a réussi à battre le méchant !
- Quelle aventure ! Et dis-moi, où est Sheepy maintenant ?
- Je sais pas je le vois plus. Je peux partir maintenant ?
- Écoute-moi, je sais que ça ne va pas faire plaisir à Sheepy, mais tu vas devoir rester ici pendant un petit moment, on te prêtera d'autres jouets pour que tu ne t'ennuies pas. En ce qui concerne tes parents, ne t'inquiète pas, tu les reverras bientôt.
- D'accord… »
Il sortit enfin de la cellule et se dirigea vers le bureau du docteur Aloices. Celle-ci l'y attendait et l'informa que le petit garçon était bel et bien l'hôte d'une entité anormale en lui montrant les moniteurs de vidéo-surveillance où se trouvait une forme humanoïde multicolore.
« Où sont ses parents ?
- Vous devriez regarder le journal d'aujourd'hui… lui dit alors le docteur Aloices avec un air abattu. Quoi qu'il en soit, je pense que ce pauvre garçon ne quittera plus jamais la Fondation. » lui dit-elle tout en quittant le bureau.
Il s'empressa alors de prendre le journal se trouvant sur le bureau du docteur Aloices :
"MEURTRE D'UN COUPLE AVEC UNE PELLE, L'ENFANT INTERROGÉ"
Le docteur avait enfin trouvé comment sortir de l'ennui qui rongeait sa vie. Bien qu'il n'en eut pas conscience avant ce matin, avant mon arrivée.
« Ça peut te sembler étrange mais j'ai toujours eu l'habitude de raconter ma rencontre avec mon nouvel hôte. Ça m'aide à connaître ses habitudes tu vois ? En tout cas, ravi de te rencontrer Nathan, je m'appelle Sheepy, et je sens que l'on va très bien s'amuser ensemble ! »