Un Héros

Perché sur une corniche, j'observe la ville dans la nuit. J'écoute ses moindres bruits, guettant le moindre signe d'une agression. J'attends.

Peut-être pas le bon quartier, il faut que je bouge.
Je me déplace de toit en toit, discrètement, rapidement. Je ne connais pas encore parfaitement les quartiers de la ville, mais j'en ai déjà repérés quelques-uns où je pourrais peut-être en empêcher.

Là, un jeune couple et trois hommes dans une ruelle en contrebas, j'écoute la conversation pour en être sûr :

"Bah alors, vous vous êtes perdus ? Qu'est-ce que vous pouvez bien faire là à une heure pareille ?"

Une des deux jeunes femmes répond, on peut sentir la peur dans sa voix :
"On ne fait rien, nous devons juste rejoindre quelqu'un."

"Allez, vous allez bien rester un peu avec nous, non ?"

Ils se rapprochent de plus en plus d'elles, l'un des agresseurs attrape l'autre femme qui n'a rien dit :

"Non… Enlève ta main, connard !"

Elle a l'air beaucoup plus assurée.
Je saute du toit et atterrit derrière eux dans un bruit sourd.

"Suffit."

"Hein ? Mais t'es qui toi ?"

Ils se tournent tous dans ma direction. Bien, ça ne devrait pas être compliqué.

"Vous allez les laisser partir, maintenant."

L'un d'eux se rapproche de moi :

"Ou sinon quoi, gamin ?"

Je ne suis pas grand, ni imposant. On peut même considérer que je suis quelqu'un d'assez petit et maigre. Mais ma force est ma singularité.

Je bondis vers lui, coup de genou dans le sternum, respiration bloquée. Je passe derrière, coup de coude à l'arrière du crâne, je me retiens, il est seulement inconscient. Les deux réagissent enfin, ils foncent vers moi, j'en attrape un, immobilise son bras et le déséquilibre par un croche-patte, je l'envoie sur le troisième qui est projeté contre un mur, assommé. Le deuxième s'apprête à se relever, je frappe aussi à l'arrière du crâne, neutralisé.

Le couple me regarde, impressionné par mon intervention. Avant même qu'elles n'aient pu me féliciter ou hurler de peur, je saute, atteins une corniche à plusieurs mètres de hauteur et disparais en silence. J'exulte, l'adrénaline qui nous parcourt quand on fait face au danger est grisante. Mais il faut que je me calme, je dois encore veiller le temps de quelques heures et il faut toute mon attention.

Je rentre enfin chez moi, et une fois ma veste et ma cagoule enlevées, je m'effondre sur le lit.

"Je me demande comment je fais pour vivre comme ça, sérieux."

Car oui, ma vie n'a pas toujours été celle-ci. J'ai même été pendant longtemps un humain tout ce qu'il y a de plus normal. Ma singularité, comme j'aime l'appeler, est apparue aux alentours de mon adolescence.

Tout le monde sait que la puberté est un passage très compliqué dans la vie, le corps subit des changements et on se sent mal dans sa peau. Et, car sinon ça ne serait pas drôle, je ne fais pas exception.

Comme tout futur cliché de super-héros sur pattes qui se respecte, mon pouvoir est arrivé au pire moment. Au départ, j'étais simplement de plus en plus doué en sport sans raison apparente, mais simplement heureux de ce nouvel état, je ne me suis pas posé plus de questions. Le problème étant que la progression ne s'est pas arrêtée, et que je me suis retrouvé à un moment à détruire mon téléphone en écrivant ou à détruire un pan entier de mon mur en tombant. J'avais, pendant un temps, réussi à inventer des mensonges pour mes parents mais à un moment il fallait bien leur dire.

C'était un jeudi, il y a 3 ans. Je suis rentré des cours vers 19h et mes parents étaient là, assis sur le canapé dans le salon en regardant Les Experts.
Je me suis assis à côté d'eux.

"Je dois vous parler de quelque chose."

Mes parents se sont regardés, interloqués.

"Il y a un petit moment déjà, j'ai remarqué que j'étais différent des autres. Qu'il y avait quelque chose de pas… Normal ? Ouais, c'est le mot."

C'est ma mère qui est intervenue :

"Tu sais que tu peux tout nous dire ? Tu resteras notre fils de toute manière."

Elle posa sa main sur la mienne, son regard était compréhensif et… Je dois dire que ça m'a vraiment fait du bien de me sentir soutenu et aimé à ce moment-là.

"Depuis quelques temps, je suis plus fort et plus agile, au point que je contrôle plus cette force."

C'est mon père, passant sa main sur son crâne presque chauve, qui s'adressa à moi cette fois.

"Tu sais, c'est normal d'être plus fort qu'avant. Ton corps change. Tu deviens un homme ! Je vois pas le problème."

"Tu comprends pas. Quelqu'un de normal n'explose pas un ballon de foot en tapant dedans ou un mur en tombant."

"Mais tu as dit que ta bibliothèque avait basculé sur le mur ?"

"C'est faux. Je suis tombé, j'ai fait un geste brusque et mon bras est passé à travers le mur. Je vous dis qu'il y a vraiment quelque chose de pas normal."

Ma mère enleva sa main de la mienne. Je savais pas trop comment réagir.

"Je vais vous montrer."

Nous sommes alors sortis dehors, derrière l'immeuble dans lequel j'habitais, il y avait un parc très peu fréquenté avec quelques arbres. Une fois là-bas. J'ai montré mes "talents".
C'est un moment de ma vie, que je ne saurais décrire autrement qu'en disant que je m'en souviendrais toujours.
Le regard que je percevais à travers les lunettes de ma mère était différent. Plus de compassion, ni d'amour.

Seulement de la peur.

"Et… Tu ne peux pas essayer de ne pas être comme ça ? D'arrêter ?"

Ces mots résonnèrent dans ma tête encore longtemps après.

À partir de ce moment-là, c'est comme si mes parents ne voyaient en moi que quelqu'un d'anormal, un monstre. Ils essayaient de faire comme si de rien était, mais je le voyais. Ils avaient peur.
Arrivé à mes 18 ans, je suis parti et je ne les ai plus revus depuis. Je me suis d'abord installé à Saint-Étienne, et une des premières chose que j'ai faites a été de m'inscrire à la médiathèque à coté de chez moi, j'ai commencé à regarder de plus près les comics qui y trainait. J'en ai notamment lu un qui s'appelle Batman Year One, il raconte les premiers problèmes que le chevalier noir a rencontré, la situation dans laquelle Gotham était à son arrivée, le début des relations avec ses futurs alliés et ennemis. J'ai appris plusieurs choses, et ainsi continué à me documenter sur le sujet, passant de comics à films. Je me suis aussi inscris à un cours de krav maga, pour avoir au moins des bases en arts martiaux.

Puis le soir où j'ai fait ma première surveillance, je suis tombé sur un agresseur qui avait un couteau papillon. Encore relativement inexpérimenté je me suis fait blesser, et j'ai du prendre la fuite. J'ai longtemps hésité avant de recommencer, et vu que des rumeurs commençaient déjà à se répandre, j'ai préféré déménager.
Et je suis venu ici, peu à peu j'ai parfait mon éducation et appris à me battre comme il se doit grâce à des cours de kickboxing.
Voilà donc à quoi ressemble ma vie aujourd'hui, super-héros la nuit, postier le jour, et des nuits de 4 heures. C'est pas terrible, mais je ne pense pas vraiment avoir le choix. Ne rien faire serait gâcher mon pouvoir et être purement égoïste. Je n'ai pas le droit de faire comme si de rien était. Je suis différent, et je l'assume.

Je dois essayer de dormir, déjà que mes nuits sont courtes, je vais éviter d'aggraver mon cas.


Mon réveil n'a pas sonné, il est 9 heures, je suis extrêmement en retard pour mon boulot. La journée commence bien.

J'enfile des vêtements propres en quatrième vitesse, et en me précipitant vers la porte d'entrée, je remarque un papier sur la table, qui n'était pas là hier.

"Bonjour Mr. Hammond, profitez de votre journée de congé et passez nous voir à l'adresse qui suit."

Quel jour de congé ? Qui a bien pu écrire ça ? C'est quoi cette adresse ?

Bon. Première chose à faire, je vérifie cette histoire de jour de congé, j'appelle le chef de la Poste dans laquelle je travaille. Si c'est une connerie et que je manque un jour sans que mon patron l'ait prévu, ce vieux papy avec ses lunettes de soleil risque de ne pas être très content.

"Oui, ne t'inquiète pas pour ton jour de congé, j'ai eu le temps de te trouver un remplaçant depuis que tu m'as appelé hier soir, repose-toi et reviens quand tu te sentiras un peu mieux."

Je le remercie et raccroche. Quelqu'un a posé un jour de congé en se faisant passer pour moi. Pourquoi ? J'en sais encore rien mais je compte bien le découvrir. En cherchant sur Internet je vois que l'adresse qu'on m'a donné est celle d'un psychologue pas très loin de chez moi. Autant y aller.


Une fois devant le lieu en question, j'hésite à sonner. Et si c'était un piège ? C'est vraiment bizarre comme histoire en fait, d'un côté vu comment ils sont rentrés sans problème chez moi, si on avait voulu me tuer ça serait très probablement déjà fait. Et si je n'y vais pas, je ne saurais jamais qui est derrière les événements de ce début de journée. Bien, je sonne.

"Entrez, c'est ouvert."

Une fois la porte passée, je découvre une entrée plutôt classique, rien de bien particulier, une maison commune. Trop commune, je dirais même sans aucune personnalité, tout est rangé à sa place, mais aucune photo, cadre ou autre. Que des bibelots complètement impersonnels.

J'entends une voix sur ma gauche :

"Venez par ici."

J'entre dans la pièce d'où elle semble venir, et découvre un cabinet de psychologue tout à fait ordinaire, comme n'importe qui pourrait l'imaginer. Il y a des bibliothèques remplies de livres de psychologie, un divan pour le patient, une petite table et un fauteuil pour le psy, dans lequel celui-ci est assis. Je passe quelque secondes à l'observer, c'est un homme plus vieux que moi, dans la quarantaine, son apparence est très soignée, sa moustache et ses cheveux sont coupés très finement, son regard est perçant mais apaisant.

"Bonjour Mr. Hammond, asseyez-vous, je vous en prie."

Je m'assois, intrigué par le personnage qui se trouve face à moi.

"Qui êtes-vous ?"

"Je suis Andrew Maurin, la personne qui va vous suivre à partir de maintenant."

"Je suis presque sûr que j'ai jamais demandé à être suivi par un psychologue."

"Voyez-vous Mr. Hammond, je ne suis pas un simple psychologue. En vérité, je ne suis pas là pour discuter avec vous de votre enfance difficile, de vos rapports avec votre mère ou que sais-je encore."

Il se mit à rire puis se reprit.

"Je suis ici pour vous aider concernant votre… particularité." Il insista bien sur ce dernier mot, décortiquant presque chaque syllabe. "Corrigez-moi si je me trompe, mais vous avez des capacités physiques hors-normes compte-tenu de votre condition physique, vous êtes bien plus fort, bien plus rapide et bien plus agile que n'importe qui dans votre état." Il commença à feuilleter les papiers qu'il avait entre les mains. "Cela vous permet notamment de… survivre à des chutes de plusieurs mètres de haut, d'escalader des surfaces rapidement, vous êtes aussi très doué au combat, et avez la capacité de résister à des coups relativement viole-"

"Comment vous êtes au courant de tout ça ? »

Un sourire presque arrogant illuminait son visage.

"Une équipe de surveillance vous a suivi durant plusieurs mois, notamment pendant vos "escapades nocturnes"."

"Vous m'avez surveillé pendant tout ce temps ?"

"Eh bien, l'organisation pour laquelle je travaille à largement les moyens nécessaires pour cela et bien plus."

"Mais, pourquoi ?"

"Le but de notre institution est de permettre aux anormaux de pouvoir vivre avec leurs anomalies, en assurant la sécurité des non-anormaux. Je sais que vous en faites partie, et comme je vous l'ai déjà dit, je suis là pour vous suivre dans votre anormalité, afin de répondre le mieux à vos besoins. Cependant, avant tout cela, il était nécessaire de vous surveiller, pour nous assurer que vous ne représentiez pas un danger pour la normalité. Au fur et à mesure nous avons constaté que vous n'étiez pas un danger direct, bien que vos sauvetages mettent en péril le secret de l'existence des anormaux."

"Quoi ?"

"Si toutes les personnes que vous sauvez vous voient, la rumeur va se répandre qu'un justicier commence à intervenir lors d'agressions. De plus si vos interventions donnent lieu à des acrobaties plus qu'extraordinaires, la population va se poser des questions, certains anormaux essaieront de faire comme vous, mais un jour, quelqu'un fera une erreur, et l'existence des anormaux sera révélée. Et à partir de là, on aura droit au scénario classique de la chasse aux sorcières : les anormaux, dont vous, seront traqués."

"C'est pas comme si vous pouviez le cacher indéfiniment au monde, ça finira bien par se savoir."

"Oui, effectivement. La proportion d'anormaux ne faisant que croître, la population s'en rendra un jour compte ; mais notre but est de retarder ce moment et de préparer le monde à ce futur. Les temps changent, Mr. Hammond, et nous sommes là pour veiller à ce que cela se passe correctement, mais pour cela il nous faut votre coopération. Vous ne pouvez pas continuer votre activité."

Je sais pas. Ai-je vraiment le choix ? Si je continue, je risque ma vie. Si j'arrête, j'abandonne celles des autres. Quand j'y repense, je me dis que risquer ma vie pour d'autres personnes faisait partie du marché dès le départ. J'ai toujours su que je me mettais en danger. Mais, ne serait-ce pas mieux de les laisser faire ? Ils font partie de quelque chose de bien plus grand que ça. Ai-je le droit de m'immiscer dans leur projet ?

"Je vais y réfléchir."

Je me lève et commence à m'en aller. Avant que je ne sorte de la pièce, le psychologue m'interpelle une dernière fois :

"Comprenez bien, vous êtes quelqu'un de bon, Mr. Hammond, mais nous faisons partie de quelque chose de bien plus grand qui dépasse le fait de simplement sauver quelques personnes. Si vous mettez en péril notre mission en continuant, nous serons contraints d'intervenir. Si ça n'est pas le cas, je vous tiendrais au courant de nos prochains rendez-vous."

Je ne réponds pas et m'en vais. Tout ce qu'il m'a dit me reste en tête pendant des heures, j'hésite. Vu la quantité d'informations sur moi, la facilité avec laquelle ils sont entrés dans mon appartement pour y déposer le papier, l'appel que mon patron aurait apparemment reçu de moi, leurs moyens doivent être considérables. Leur projet aussi est considérable, il m'a dit que je n'étais pas seul à être comme ça. Combien en existe-t-il ? Est-ce que sauver « quelques personnes d'agressions » vaut la peine de risquer l'intégrité du projet ? Et mon intégrité aussi, au vu de l'avertissement proféré.

La nuit venue, je décide tout de même de sortir pour veiller. Je sors dans la rue, passe par une ruelle vide, et grimpe discrètement sur les toits. J'essaye de réfléchir à ce que m'a dit l'homme, je ne sais pas quoi faire, ils m'observent probablement en ce moment même.

Dois-je continuer ma ronde ?
Dois-je rentrer chez moi ?

Je n'ai pas le temps de répondre à cette question que j'entends de nouveau des cris, d'hommes cette fois. Cela ressemble au début d'une bagarre, une dizaine de personnes réparties en deux groupes, ils sont armés de battes, couteaux et autres objets contondants ou tranchants.
Le ton monte de plus en plus.
L'adrénaline parle.
Je dois intervenir.

Je saute du toit, comme je l'ai toujours fait, m'approche d'eux. Ils se tournent tous vers moi, me fixant. C'est là que je comprends que quelque chose ne va pas. Ils me fixent tous, comme s'ils savaient.
Je sens quelque chose qui s'accroche dans mes vêtements, je n'ai pas le temps de me retourner que je suis soudainement pris de convulsions. Un taser.
Je me débats malgré la douleur, et reste debout. Je sens alors un deuxième, puis un troisième me toucher. Je tombe à genoux, la douleur est insoutenable, il ne reste que quelques secondes avant que je ne sombre dans l'inconscience.


Une voix résonne dans l'interphone, elle me demande de ne pas me montrer hostile, sous peine d'une "exécution sans sommation".

Je me relève de la banquette qui me sert de lit et m'assois. La pièce dans laquelle je me trouve depuis quelques jours est petite, blanche et possède un bureau et une chaise. J'ai aussi à ma disposition quelques livres, des feuilles et un crayon. J'ai la nette impression que je ne suis pas dans la pire cellule qui puisse exister.

La porte s'ouvre et mon "psychologue" apparaît, accompagné de deux gardes :

"Bonjour Mr. Hammond. Je suis navré pour les mesures qui ont été prises, je vous avais prévenu que votre activité était trop risquée pour nous, et je n'ai eu d'autres choix que d'intervenir, J'espère que vous ne m'en voulez pas trop."

Le sourire aux lèvres, la fierté au cœur, j'ose lui répondre :
"Vous m'aviez prévenu. Mais j'ai jamais vraiment été du genre à abandonner ce pourquoi je me bats."

"Heureux que vous soyez toujours aussi motivé, justement je viens vous parler parce que les choses ont énormément évoluées depuis quelques jours."

"C'est-à-dire ?"

"Disons simplement que je ne suis pas venu vous voir par hasard. L'institution dans laquelle je travaille est titanesque et je n'ai donc été que très récemment informé d'un projet qui va prochainement passer en phase d'essais. Je suis donc venu vous dire que c'est vous que j'ai choisi pour le concrétiser, non seulement pour vos capacités, mais aussi pour votre psyché. Vos motivations sont nobles et vous êtes quelqu'un de droit. Vous suivez des principes. Je suis donc là aujourd'hui pour vous faire une proposition, Mr. Hammond, une proposition qui pourrait bien changer radicalement votre vie."

Mon esprit est très embrouillé par le flot d'informations.

"C'est quoi votre proposition ?"

"Et bien. Je vous propose aujourd'hui de devenir, de manière légale et rémunérée bien entendu, une personne sur qui notre institution pourrait compter pour certaines missions à risques, une personne qui accomplirait des actions sauvant des vies et qui nous permettrait de pouvoir d'accomplir notre objectif de la meilleure des façons. En bref, Mr. Hammond, que diriez-vous de devenir un héros ?"

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