Un Cycle

Mes chers confrères,


À l'heure où j'écris ces lignes, je ne peux que deviner votre surprise et votre incompréhension devant mon acte. Pourquoi gâcher ainsi tant d'années de travail ? Pourquoi abandonner une carrière si prometteuse, que certains voyaient déjà arriver jusqu'au Conseil O5 ? La réponse en elle-même est simple, à condition que je vous donne tous les éléments pour la comprendre.

Il se trouve que je suis un réincarné. Mais un réincarné d'un type extrêmement particulier, unique, à ma connaissance. À chacune de mes morts, je suis renvoyé en arrière dans le temps, au moment de ma propre naissance, de ma toute première inspiration, mais en possession de tous les souvenirs de mes anciennes vies.

Prêt à tout recommencer.

Comme vous pouvez vous en douter, la psyché humaine, dont un des moteurs est la perspective de sa disparition, éprouve d'énormes difficultés à fonctionner correctement lorsqu'elle est confrontée au vertige de l'immortalité. Toutefois, je ne suis pas tombé comme beaucoup dans le piège de ne plus accorder aucune valeur à la vie humaine, que ce soit la mienne ou celle de ceux qui m'entourent. Au contraire, j'ai considéré que toutes les vies devaient être vécues jusqu'au bout et ai décidé de consacrer chacune d'entre elles à poursuivre l'extraordinaire, sans jamais me défaire de ma morale.

J'ai été un riche homme d'affaires philanthrope (c'est plutôt facile quand on connait à l'avance les chiffres du tirage de la loterie ou dans quelle entreprise investir). J'ai été un grand sportif, dans de nombreuses disciplines, champion pour certaines. J'ai été un chercheur reconnu, j'ai repoussé les limites de la connaissance humaine bien au-delà de tout ce que vous pourrez jamais appréhender, en physique, en médecine, en mathématiques… J'ai été membre du Conseil O5, un peu après avoir découvert la Fondation (ou plutôt qu'elle m'ait découverte). J'ai été un grand dirigeant, parfois en héros, parfois en despote. J'ai posé le pied sur la Lune (entre autres). J'ai voyagé partout où il était possible d'aller, fait la connaissance d'un nombre incalculable de personnes, lu quantité de livres et vu quantité de films. J'ai moi-même été un artiste renommé. J'ai aussi fondé des familles. Élevé des enfants. Avec plus ou moins de succès.

Bien au delà de la reconnaissance, j'ai pris un plaisir incroyable à rendre heureux ceux qui m'entouraient, et même tous les autres. J'ai été fondamentalement heureux moi aussi, puisque aucun problème n'était insurmontable, et je m'épanouissais en découvrant toutes les merveilles que ce monde avait à offrir, et qui étaient toutes à ma portée.

Mais peu à peu, et ce malgré tous mes efforts, j'ai été gagné par l'ennui. J'ai fini par perdre le compte du nombre de vies que j'avais menées, je gardais de moins en moins de souvenirs (le cerveau humain n'est pas fait pour emmagasiner autant d'informations). Je suis devenu las. Ou plutôt écrasé par la lassitude. Une lassitude à laquelle je ne pouvais pas échapper. De moins en moins de choses m'étonnaient. Même l'événement la plus extraordinaire me semblait vide et dénué d'intérêt, pour l'avoir déjà expérimenté un nombre incroyable de fois. J'ai failli devenir fou, coincé dans le corps de nourrissons pendant ce qui doit bien avoir été plusieurs siècles, sans la perspective que la vie qui m'attendait en vaudrait la peine.

J'ai passé plusieurs vies en dépression, ou gagné par quelque autre maladie mentale. J'ai passé des années interné. Beaucoup trop. J'ai supplié les chercheurs de la Fondation de trouver une solution. Trouver un moyen d'échapper à la vie était devenu ma raison d'être. J'ai tout tenté : morts violentes, impliquant souvent destruction de mon cerveau et du reste de mon corps, même effacement de la réalité, sans succès. J'ai passé plusieurs vies à étudier tous les domaines ésotériques autour de l'âme et de la réincarnation, travaillant comme un acharné sans jamais parvenir à trouver la cause de mon anomalie, et encore moins un moyen de mourir véritablement.

Mais finalement, alors que j'étais abattu comme jamais je ne l'avais été, j'ai pensé à une autre échappatoire, et y ai aussitôt jeté toutes mes forces. La mort n'était pas forcément la seule solution : je pouvais me contenter d'oublier. J'étais tellement focalisé sur la nature transcendante de l'âme que j'en avais oublié son lien inextricable avec le monde physique. L'âme et ses souvenirs sont inaltérables par voie directe, mais en agissant sur le cerveau, non pas en le détruisant brutalement, mais en détissant soigneusement chaque connexion neurale, il est possible d'effacer un souvenir, pour le corps comme pour l'âme !

Une branche inédite des neurosciences fut créée à mon initiative, basée sur l'étude des SCP capables d'affecter la mémoire, qui déboucha comme vous le savez sur un programme de recherches sur les substances amnésiques. Grâce aux chercheurs de la Fondation, je suis très vite parvenu à synthétiser dans un premier temps, puis à améliorer l'effet de ces amnésiques, jusqu'à donner ceux que la Fondation utilise actuellement.

Mais ce n'était pas suffisant.

Ce qu'il me fallait, c'était une substance qui effacerait l'intégralité de mes souvenirs. Et après de nombreuses années, j'y suis parvenu. Un amnésique de classe "oméga". Une seule injection de quelques grammes et le cerveau redevient intégralement vierge. On en oublie jusqu'à la façon de tenir une cuillère, ou même à quoi elle sert.

Vous pouvez désormais comprendre les raisons de ma décision.

Je veux un nouveau départ.

Même si ce n'est que temporaire. Même si après un nombre incalculable de vies je dois à nouveau chercher comment en finir, à nouveau inventer comment oublier, prisonnier d'un déterminisme cruel. Je n'en peux plus.


Priez pour que tout cela se termine un jour. Adieu.



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