« 'videmment, c'était des promesses. Des promesses, rien que des promesses. C'est comme ça que ça marche, hein ? On nous avait promis de l'or. De l'argent. Des pépites grosses comme le poing. Des saphirs, des rubis, des émeraudes ! Est-ce qu'ils ont trouvé tout ça ? Putain, est-ce que qui que ce soit a trouvé une émeraude au Nord du Rio Grande ? Putain, non. 'mais d'la vie. »
Il a du mal à se faire entendre. L'atmosphère du Good Ol' Grym Saloon est chargée de tellement de fumée de tabac qu'on croirait qu'un Sioux tente d'envoyer Guerre et Paix à la tribu voisine, et le brouhaha mêlé de piano en arrière-plan n'arrange rien. Sa main agitée de delirium renverse la moitié du whisky quand il l'amène à sa bouche. Putain, trop tôt. Beaucoup trop tôt, pour le delirium. C'est vrai, il n'est plus si jeune que ça, et ça ne l'atteint qu'une fois passé le verre de trop. Mais il a vu suffisamment de fois comment tout ça finissait, que ce soit sur le Vieux Continent comme sur le Nouveau. Ça ne l'empêche pas d'engloutir une gorgée de tord-boyaux, mécaniquement.
« Je disais quoi ? Ah, oui, les promesses. Je sais ce que c'est les promesses. Il n'empêche, au final, la plupart des gens le trouvent, leur or. Au fond d'un verre. Au fond d'un verre, t'as compris ? »
Il donne un coup de coude à son voisin de comptoir, hilare. Voisin qui glisse lentement de son tabouret avant de s'écraser mollement sur le parquet, inconscient.
Victor Octavius louche quelques secondes dessus, comme s'il allait se relever d'un salto et déclarer "Ta-daaaa, je ne suis ni ivre-mort, ni mort tout court !", comme dans un des spectacles de Barnum. Mais il ne se relève pas. Même en lui crachant dessus.
« Ph… Phineas Tayloooooor Barnum ! Môôôssieur Phineas Taylor Barnum ! »
Il se demande qui a crié ça, puis réalise que c'est lui, redressé sur son tabouret, ses bottines de luxe en équilibre précaire sur les barreaux de bois. Il plaque sa main droite sur la gauche, agitée de convulsions, et se rassied très — trop — légèrement dégrisé.
« P… Patron ! Hééééé hooooo, patron ! » lance-t-il de sa pire voix de soûlard de l'autre côté du bar. « I… Le… I s'est affalé su… Le client s'affale ! Non… Je dis… Le client s'affale ! »
Il ne rencontre au milieu de la fumée qu'un regard vide et quelque peu attristé devant ce pathétique spectacle.
« Bon, ben, et la petite sœur. »
Un sourire en coin se forme sous les deux yeux enfumés et un verre plein apparaît comme par magie à portée de main. L'Italien tâte ses poches à la recherche de sa pipe et d'un peu de tabac, histoire d'ajouter sa contribution à la fumée. C'est vrai que ça manque, ça, la fumée. Y'a tellement de fumée ici que toutes les abeilles de toutes les ruches de l'Ouest américain doivent être ventre à terre à l'heure qu'il est, putain. Il porte la pipe à sa bouche, prend quelques bouffées, et les tremblements de sa main diminuent jusqu'à s'arrêter. Tandis que la brume de son tabac rejoint le nuage qui colle au plafond du saloon, la brume dans son esprit s'estompe suffisamment pour qu'il se rende compte qu'aucune pièce n'a tinté lorsqu'il avait tâté ses poches. Il reprend une grande bouffée, se prépare mentalement à formuler une phrase articulée et se penche par-dessus le bar vers le gars recousu de partout.
« Hé, patron. Vous faites crédit ici ? »
« Ça dépend. Si t'arrives à me convaincre que t'es de l'autre sexe et que t'as quarante ans de moins, peut-être. » lui répond le proprio.
Connard. S'il avait été 9 h a du matin, j'aurais pu. Si tu savais.
« 'coutez… J'ai loué la chambre à louer à la concession des Tombes & Mines. M'dame… M'selle… La proprio pourra vous le confirmer. Pour la semaine. Vous saurez où me trouver. »
« Je connais, ouais. T'as bien du courage d'aller te coucher là-bas en espérant te relever le lendemain matin. Une dynastie de mineurs et une dynastie de croque-morts qui s'acoquine, tu te demandes pas qui fournit l'autre en quoi ? »
« Laissez-moi deviner. Oui. Faut bien des pierres tombales. »
Grym lève un sourcil.
« Ah, et aussi : je vais revenir vous payer l'ardoise demain, voire je vais peut-être revenir plus tard ce soir, donc, hey, pas de problème, hein ? Vous en faites pas. J'aurai… juste… la moustache taillée différemment, mais c'est juste parce que je vais… me changer, me rafraîchir un peu dans ma chambrée, pour faire passer le goût de la gnôle. Quelque chose comme ça. »
Le sourcil de Grym redescend.
« J'ai une totale confiance en vous, Monsieur Octavius. Et puis, ne vous en faites pas, on a la bonne mémoire ici. La tête dure. La tête très dure. »
À l'autre bout du comptoir, une grande brune pulpeuse, au doux visage seulement gâché par un cache-œil en cuir, fait un petit salut de la main à l'intention de l'Italien. Malgré la trogne de la demoiselle — très probablement une putain, vu sa tenue — l'Italien retient essentiellement qu'avant ce salut, elle se nettoyait le dessous des ongles avec un canif long comme une plume de corbeau.
« Eh beh formi— » éructa Victor Octavius en tombant de son tabouret.
Dix-huit kilomètres plus au Sud, à l'extérieur d'Aleph, Octavius, l'Italien parfaitement sobre, terminait sa transaction. Il avait une moustache différente.
« 'videmment, c'était une promesse. Et les promesses, nous, on les tient. C'est comme ça que ça marche, hein ? Question de confiance. On nous avait promis de l'or, je crois. Préfère l'or à l'argent. Un dollar, un franc, un shilling, ça se suit, ça se date. On a déjà eu des petits problèmes après avoir payé en francs à Philadelphie, comprenez ? Donc en or, si possible. »
Les trois hommes face à Octavius ont le visage inquiet. Oh, ils ont des colts dernier cri, des phalanges comme des bananes et des chevaux comme des bœufs avec une crinière. Le genre de mecs à déchirer une selle en deux pour se moucher dans le cuir, avec une mâchoire tellement carrée que les géomètres avaient dû leur demander de rester immobile quelques minutes le temps de poser les fondations d'Aleph. Le genre de mecs à avoir peur de l'information, dont on ne peut pas serrer le cou.
L'organisation s'appelait "Ordeal" — "Supplice" dans la langue de Buffalo Bill. Ils aimaient bien ce nom. Déjà parce que dedans il y avait deal, et qu'ils étaient là pour ça. Ensuite, parce qu'ils aimaient bien la souffrance en général, légère et revigorante chez eux, intense et définitive chez leurs victimes. Et, enfin, et ça en étonnait plus d'un de la part de bourrins illettrés comme eux, pour son histoire.
L'Université de Yale avait été fondée en 1701 à New Haven, dans le Connecticut. Une école privée dirigée par des pasteurs, puritaine à l'excès, destinée à former la crème de la politique américaine, et ridiculement élitiste. C'était vers 1770, sous la direction du Révérend Stiles qu'il y avait eu le premier meurtre. Eh oui : gosses d'aristos, éducation politique, trop de pression, trop peu de places à la clef mais beaucoup d'argent dans les bourses. À force de se marcher dessus, fallait bien que quelqu'un finisse par se faire mal. Puis il y avait eu un nouvel assassinat, puis un autre. L'élitisme avait ses raisons que tout le monde ne connaissait que trop bien, corps professoral comme parents d'élèves, loin d'être aussi remontés contre cette pratique que leurs protestations ne le laissaient paraître. On tire moins fort sur la sonnette d'alarme quand fiston pourrait finalement devenir Sénateur. Et puis, les assassinats se faisaient plus discrets, plus propres, plus professionnels. Une véritable tradition assassine se développa dans les recoins occultes de l'Université, avec ses propres cours secrets, paraît-il. Yale finit par exporter à travers tous les États-Unis tueurs à gages et chasseurs de prime, des cadors de la gâchette. Mais la bulle avait éclaté en 46 avec l'arrivée du président Woosley. Même pas un pasteur, celui-là. Et pourtant ce fut la première chose qu'il avait faite.
« Jetez les chasseurs de primes hors d'Yale ! » qu'il avait gueulé, le con. « Jetez les chasseurs de primes hors d'Yale ! »
L'expression était restée. Par déformation, avec le temps, l'organisation de tueurs décentralisée était désormais connue comme "Les Chasseurs de Primes Ordeal". Mais même les Chasseurs de Primes Ordeal ne pouvaient pas plomber une histoire, ou noyer une nouvelle. Ils étaient inquiets.
« Z'êtes sûrs que personne en saura rien ? C'était une sale affaire. Même moi je fais pas les petites filles normalement, mais vous devez comprendre : c'était plus une petite fille. Comprenez ? »
« Je comprends parfaitement. Vous n'avez pas idée des choses bizarres que j'ai vu depuis que je suis ici. Vous avez entendu parler de cette histoire de pistolet orné ? Non ? Je vous la raconterai. »
Le chef du trio n'est pas à l'aise. Une boule d'herbe passe en roulant. C'est chose commune ici. L'Italien a déjà vu une de ces boules rouler jusqu'à se coller à la botte d'un cow-boy dans le Kentucky. Puis deux, trois, quatre boules. En deux minutes, le corps du type avait disparu sur l'amas d'herbes sèches. Quand elles étaient reparties — chacune de leur côté, sans se préoccuper du sens du vent — il ne restait plus rien du pauvre type, même pas ses vêtements. Ces saloperies chassaient en meute.
« Vous êtes bien Oswald "Bouche Cousue" Octavius, non ? Pas Victor "Grande Gueule" Octavius ? »
« En chair et en os. On nous distingue par la moustache. Fer à cheval pour moi, guidon de vélo pour lui. Mon frère est en transaction à la ville. Pourquoi ? »
« Rien. Je vous imaginais… moins causant. »
Oswald "Bouche Cousue" Octavius lâche un léger rire — un peu gras, un peu rauque, un peu court. Avec ce genre de compagnie, faut faire gaffe à son rire.
« Le "Bouche Cousue" vaut pas pour moi, chef, 'vaut pour les gens dont je m'occupe. Même que s'il le faut, le fil et l'aiguille sont de ma poche. Et parce que j'aime le silence de manière générale. Quand on se coltine mon jumeau — et croyez-moi, lui, le "Grande Gueule" vaut vraiment pour lui, par contre — on finit par aimer le silence. »
La tension se relâche quelque peu du côté des Chasseurs de Primes Ordeal. Mais s'il veut rentrer avec l'argent, l'Italien n'a pas intérêt à se relâcher maintenant.
« Personne n'entendra parler de la mort d'Anna Patience Buckner. Officiellement c'est un accident de bûcheronnage, c'est ce que les rares familles éplorées de la région diront. C'est ce qu'elles affirmeront face à cette histoire sans queue ni tête de revenants. Faites-moi confiance, les Frères Octavius savent comment les gens pensent. Maintenant, messieurs, si vous me permettez de revenir à la charge : nous avions parlé d'or, me semble-t-il. »
Les Chasseurs de Primes se regardent entre eux, acquiescent silencieusement, et portent chacun la main à la bouche. Dix secondes plus tard, Oswald Octavius tient dans sa paume trois molaires en or pur épaisses comme son pouce et couvertes de bave.
« Répandez le mot ! » leur dit-il alors qu'ils se remettent en selle. « Les Frères Octavius : Pas de Nouvelle, Bonne Nouvelle ! Moi c'est Pas de Nouvelle, et Victor c'est Bonne Nouvelle. »
Les presqu'infanticides lui firent un vague salut avant de repartir au trot sous les étoiles. L'Italien fit rouler les dents en or encore une fois entre ses doigts. Yep, c'était bien de l'or. Pur. Pour une affaire aussi facile, c'était une manne inespérée.
Il se félicita lui-même pour cette formidable transaction, et décida de partir célébrer ça au Good Ol' Grym Saloon.
Et, qui sait ?
Peut-être même pourrait-il s'éclipser sans rien dépenser et s'arranger pour que son frère paye l'ardoise le lendemain ?