Trêves Lucides

CHAPITRE 3

Le Cachalot avait été une sacrée prise. C'était une créature qui naviguait entre les rêves et le réel, dévorant les songes et parfois des portions du cerveau de ceux qui les songeaient. Elle n'était pas vraiment un cachalot à proprement parler : le monstre devait son surnom à sa manière d'obscurcir les rêves qu'il approchait, ses yeux énormes qui passaient devant les fenêtres des maisons fantasmées, sa bave salée qui inondait le paysage onirique et les grondements gutturaux profonds qui, parfois, réveillaient ses victimes avant qu'il ne les atteigne. Quand, en 1956, et après avoir fait de nombreuses victimes, il fut enfin tué, le monde occulte fut surpris.

D'abord, car sa destruction laissa des restes pérennes, ce qui était relativement peu commun dans le quartier d'Oneiroi Ouest. La chair de la créature s'effrita, mais l'image forte des ossements resta imprimée dans la toile d'esprits du collectif. Ça n'avait pas vraiment la couleur d'os, les teintes étaient trop bariolées, trop baroques pour cela, mais on pouvait distinctement voir la forme d'une mâchoire, de dents, d'orbites bien trop nombreuses pour une seule vie.

Ensuite, car celui qui l'occit n'était, à l'époque, qu'une gamine de 7 ans nommée Ju Dīng Shāo, qui avait eu la bonne idée de lire une traduction chinoise de Moby Dick avant d'aller se coucher, le crâne plein d'idées pour tuer cette maudite baleine blanche pour de bon, contrairement à cet incapable d'Achab.

Presque trois générations plus tard, la Meute avait toujours le droit de possession sur ces ossements si étranges. Ils constituaient un splendide lieu de réunion secret, au creux des rêves. Pour s'y rejoindre, en guise de droit de passage, il fallait simplement mettre un morceau de cartilage du monstre sous son oreiller.

Cette nuit-là, énormément de chefs de famille furent en retard car il était bien difficile de dormir quand une apocalypse était en cours. L'absence des uns et des autres n'empêcha pas la vieille Ju Dīng ShāoMama Achab de s’époumoner aussi fort que son avatar onirique de vieux dragon pourpre pouvait se le permettre.

« Qu'est-ce que tu dis ? QU'EST-CE QUE TU DIS ? C'est ça, ta solution ? »

Eric ValgrisBengale avait beau n'être qu'un vieux suisse, il avait fait suffisamment de voyages dans le monde entier pour en avoir vu d'autres plus impressionnantes que cette antiquité qui se pensait plus intelligente que tout le monde. Le tatou à la carapace rayée croisa les bras, l'expression dure.

« Nous sommes au cœur des montagnes, écartés des villages. Nous sommes protégés là où nous sommes. »

« Autrement dit », pesta l'ancienne. « Ce n'est pas un plan. Tu te caches comme un lâche. »

Il va sans dire que Eric ValgrisBengale le prit mal. Une onde rouge, dont les nuances étaient déjà présentes dans les rangs de la réunion familiale depuis déjà plusieurs minutes, balaya l'audience, les arômes de la colère piquant la peau comme un souffle d'épines. Keith HeathermoorGlas tenta de tempérer, les pensées émanant de sa conscience bienveillante parvenant inexplicablement à conserver son accent écossais :

« C'est une situation compliquée ! Tout le monde n'est pas logé à la même enseigne. Certaines familles se sentent prêtes à se battre, à contribuer à un effort commun… »

Tous avaient en tête les images que quelques chaînes télé avaient réussi à diffuser malgré le chaos, avant que toutes ne s'éteignent brutalement les unes après les autres, et comme ils avaient ces images en tête, le souvenir de ces images se retransmettaient à leurs côtés, entre les ossements du Cachalot, comme des portions de songes dont on ne contrôlait pas le déroulement.

Des routes bondées de gens fuyant les villes chaotiques, les rues remplies de passants déboussolés, se heurtant aux murs, se tortillant au sol comme des poissons sans eau, tandis que des groupes de vingt personnes, comme un seul homme, profitaient de la liberté offerte par une société en cours de destruction. Parfois, on voyait dans les ombres du brouillard une forme, un vague monstre, et en moins de temps qu'il n'en fallait pour imaginer la créature qu'il y avait derrière et pour la craindre, elle apparaissait, balayait quelques pauvres gens, avant de hurler et de se recroqueviller comme l'enfant dont elle avait arraché le bras, son esprit avalé par la terreur de sa propre victime.

« …D'autres, au contraire, ne peuvent raisonnablement que prioriser la protection de leur famille. Je suis sûr que c'est votre cas, Eric ValgrisBengale. »

« C'est le cas. Je le répète, mais ma fille est enceinte, son mari mort d'inquiétude. Je refuse de les séparer pour le bien d'une mission idiote. Nous ne sommes pas les sauveurs de l'humanité. Laissez ça à ceux dont c'est le métier. »

Laetitia Northwood-LakeviewMoth ricana, son large avatar insectoïde déployant ses ailes pour que son rire prenne encore plus de place.

« Qui donc ? La Coalition ? La Fondation ? Cette Brume mange le secret. Ils ont été les premiers à tomber. S'il leur reste des forces, ce sont dans des bunkers au fin fond de la Fosse des Mariannes. Si vous espérez qu'ils viennent à la rescousse de qui que ce soit… »

Eric ValgrisBengale cracha pratiquement dans sa direction.

« Je préfère attendre et espérer que tirer sur des gens, en tout cas. »

En retour, Laetitia Northwood-LakeviewMoth articula si froidement que chaque endormi eut un frisson.

« Ils ne sont plus des gens, à présent, Eric ValgrisBengale. Tu n'as pas vu ce que j'ai vu. Les images de vos petits écrans ? Ce n'est rien du tout. New York est en flammes. Des esprits qui ne sont pas des hommes les coordonnent pour en faire des échasses de chair qui enjambent des buildings. Des classes de primaire reviennent à l'état sauvage, influencés par les fauves d'un zoo, pour dévorer ceux qui fuient leurs voitures. »

La Fondation SCP avait tout juste eu le temps de donner un petit surnom à ces nouvelles formes de vie, constitués d'un ou de plusieurs esprits coordonnant de multiples corps dans un but précis : les Hekatons. Et la Meute, en plus de se disputer sur ce qu'il fallait faire à présent, ne s'entendait pas unanimement sur leur statut de monstre. Car, Laetitia Northwood-LakeviewMoth peinait à l'admettre, mais tuer un corps purement humain dont seul l'esprit était trop ouvert à la Brume n'apaisait que peu la Soif.

« Donc, quoi, on profite de notre inexplicable immunité pour génocider la terre entière ? », beugla un autre suisse, en chœur avec plusieurs autres membres de sa branche familiale. « Quand il ne restera plus que nous, on aura l'air bien malins, à être contraints de devenir consanguins au milieu des tripes de nos voisins ! »

« Imbéciles », siffla Laetitia Northwood-LakeviewMoth. « De nombreux autres humains sont immunisés comme nous. Il y a des psychiques, des hémovores, des- »

« Notre immunité n'est pas inexplicable. »

Ce n'était pas une pensée qui perturbait souvent les réunions familiales. Tous les avatars présents dans le Cachalot se tournèrent vers Hervé DucasseRictus dont l'avatar, une ombre de corbeau souriant, était comme projeté sur le dôme du crâne, rendu gigantesque par jeu de lumière. Sa voix était douce et grave.

« Mes amis, mes frères, mes cousins lointains, vous n'avez pas oublié, vous n'avez pas pu oublier, n'est-ce pas ? Chacun d'entre nous en a au moins un exemplaire, traduit dans notre langue respective. Ce vieil ouvrage, que vous avez tous dû lire, ou entendre lire un jour… »

Il avait beau ressembler à un démon, avec ses airs d'apparition et sa voix de mauvais génie, il n'impressionnait personne ainsi. Son propre cousin, Théophile DuroyFrégate, le confronta d'une voix mesurée mais ferme avant que les autres ne le renvoient balader d'office.

« Le Mythe Familial ? Certains ici n'y croient même pas. »

« Car les trolls, les faes et les lutins, nous les chassons, nous ne fricotons pas avec, c'est bien normal… », marmonna Ju Dīng ShāoMama Achab.

« Nous ignorons où commence la légende et où démarre la vérité », continua Hervé DucasseRictus. « Mais à Mirmande, les deux pourraient bien coexister. Nous savons déjà que c'est de là que vient la Brume. Si leur peuple nous voit comme une famille de héros, quelle différence entre leur perception et le réel, si leur vision font que nous y sommes insensibles ? »

« Où tu veux en venir ? Tu parles comme les cauchemars de mon petit-fils, exprime-toi vite et clairement », soupira, âpre, Eric ValgrisBengale.

« Ce que je veux dire, c'est que si nous sommes spéciaux selon les contes d'une bourgade de faes, et si la source de nos problèmes en est originaire, peut-être pourrions nous également y trouver la solution. Il y a, selon l'histoire, une Fae en particulier qui… »

Ce fut Keith HeathermoorGlas qui, aussi bienveillant qu'il était, l'interrompit.

« Hervé DucasseRictus, tu t'es endormi tard, mais la question d'aller à Mirmande a été exclu d'office. »

« Oh ? Pourquoi donc ? »

Théophile DuroyFrégate haussa la voix, répétant la lourde information à tout l'auditoire :

« Nous avons de fortes raisons de croire que Lucrecia BriarheartMarâtre est l'instigatrice de tout cela. »

« En dehors des quelques indices que nous avons, c'est en tout cas ce que prétendent les faes qui ont réussi à s'exprimer dans le tintamarre de cette nuit », continua l'écossais.

Au-delà des côtes du Cachalot, Oneiroi Ouest était dans un tel état de chaos que le chaos onirique auquel le collectif était habitué n'était qu'un lointain souvenir calme. Aucun rêve n'était véritablement cohérent, chaque songe dégueulant les uns dans les autres en une mixture de sensations troubles qui faisaient difficilement la distinction entre les pensées des éveillés et les fantasmes des rares qui parvenaient à s'endormir pendant la fin du monde.

« Ce ne serait pas étonnant que cette vieille liche folle ne cherche à chasser tout ce qui peut être chassable. Nous y compris. À tous les coups, elle veut faire de Mirmande un piège », rebondit Ju Dīng ShāoMama Achab. « J'ai posé mon véto là-dessus. Aucun membre de la Meute n'ira à Mirmande. »

Les Valgris, les Northwood, les Heathermoor et beaucoup d'autres acquiescèrent. Il y avait là au moins un point d'accord.

Ou du moins, c'est ce qu'ils croyaient.

« Vous êtes tout de même bien gonflés ! »

Une curieuse forme apparut au pied de l'ombre de Hervé DucasseRictus. C'était un avatar plus petit que les autres, à peine plus grand qu'une fleur parmi les images oniriques des chasseurs présents. Elle avait l'apparence d'une rose vue par une aveugle : autrement dit, on ne la voyait pas vraiment, mais on percevait son idée, son odeur, son absence illusoire dissipée par le concret de ses épines. Ce fut d'ailleurs par ce nom que son identité s'imposa aux esprits de la Meute : Dominique DucasseRose.

« Hervé DucasseRictus, ceux qui n'ont pas le sang de la Meute ne sont pas censés… »

La rose quadrupla soudainement de volume, sa fragrance agressive, ses épines invisibles suffisamment larges pour se sentir menacé d'une vilaine griffure, la caresse délicate de ses pétales comme des épées de Damoclès sur les têtes trop proches.

« Je parle et vous allez m'écouter ! »

Hervé DucasseRictus eut un haussement d'ailes accompagné d'un croassement qui ressemblait un peu trop à un ricanement.

« Si vous pensez que je pourrais l'empêcher de venir ici.. ! Ça fait des années qu'elle a cassé mon os de cachalot en deux et en a gardé un pour elle. »

Personne ne fit vraiment attention à sa remarque, pas même Dominique DucasseRose qui continua d'exploser.

« Ça fait des années que j'espionne vos messes basses et, encore davantage maintenant, je n'arrive pas à croire que vous ayez aussi peu de considération pour nous à un moment pareil ! Nous ! Ceux qui n'ont pas votre sang, mais qui sommes mariés à vous ! »

« Dominique DucasseRose, vous n'avez pas voix au chapitre dans cette réunion strictement familiale, nous- » tenta d'interrompre Ju Dīng ShāoMama Achab, qui aimait se penser être présidente du Cachalot, mais face aux épines de l'intruse, elle peina à se faire entendre : la fleur n'avait que trop d'émotions refoulées.

« Strictement familiale ? STRICTEMENT FAMILIALE ? Tiens donc ! Et pourquoi ne suis-je pas invitée ? J'ai porté dans mon ventre la future génération de votre Meute, vieille chouette, alors fermez votre grande gueule de lézard éteint et écoutez-moi bien, vous tous : les Ducasse vont aller à Mirmande, et vous pouvez hurler vos vétos autant que vous voulez, ça ne changera rien. »

Aussi intimidante que pouvait être cette rose, elle était face à des chasseurs, et elle venait de briser en quelques pensées énormément de règles tacites imposées au fur et à mesure des générations. Tout l'amphithéâtre crânien s'époumona de multiples cris d'animaux inspirés de leurs avatars oniriques tandis que Dominique DucasseRose explosait, toutes épines dehors, pendant que son ombre de mari ricanait derrière elle, fier, comme s'il avait tout calculé.

« J'ai dû avaler un somnifère pour éléphants pour m'endormir : j'ai tous les oiseaux des alentours qui me piaillent dans la tête et toutes les araignées de la maison qui m'envahissent le crâne avec des motifs de toile, je ne compte pas vivre ainsi !

Je ne sais pas ce qu'en pensent vos maris et vos femmes, mais j'espère pour eux que vous ne les considérez pas trop comme des boulets, vu qu'ils n'ont pas la chance d'être immunisés comme vous !

Moi, je ne compte pas me recroqueviller chez moi jusqu'à la fin des temps parce qu'un cousin suisse a les jetons, je ne vais pas tirer à la carabine sur de pauvres gens parce qu'une pétasse d'américaine prend sa nature de chasseuse trop à cœur ! Je ne vais pas mettre ma vie entre les mains du Parti Communiste Chinois non plus !

Nous sommes à peine à une journée de route de Mirmande qui est notre seule chance valable, mes enfants sont terrorisés, nous voyons des géants par la fenêtre au loin, aucun endroit n'est sûr pour nous !

Alors, notre famille fera ses propres choix, et je vous conseille d'en faire de même au lieu d'essayer de faire croire à vous-mêmes que vous êtes une seule entité ! »

Tout le monde essayait de lui crier par-dessus, de se frotter à ses griffes, mais ça n'avait pas de sens d'essayer d'en venir aux mains en rêve. Et, malgré tout, ses insultes faisaient leur petit bonhomme de chemin dans les esprits, donnait à chaque chef de famille présent des envies de tout balancer pour proclamer leur indépendance.

Cette mère de famille colérique venait de faire gonfler leur fierté suffisamment fort pour qu'ils se lâchent tous la grappe d'un coup.

Et qu'ils se fassent tous la gueule.

« Les Dīng Shāo travailleront avec ce qui reste du Parti pour concevoir la machine qui filtrera la Brume et vous sauvera tous, vulgaires ingrats mal éduqués, brutes d'occidentaux ! À jamais ! », siffla Ju Dīng ShāoMama Achab comme un serpent avant de disparaître, elle et les siens.

« Je regrette, mais les Heathermoor se retirent. Cette discussion ne va nulle part, je- ! J'arrive à peine à en placer une, écoutez-moi ! Sapristi ! Puisque que je vous dis que le Petit Peuple est familier avec la Brume, et qu'il peut nous apprendre à vivre avec.. ! Bah, débrouillez-vous, nous nous retirons ! », cria Keith HeathermoorGlas.

« C'est bien, Hervé DucasseRictus, super, pour l'ambiance familiale, génial », ironisa Laetitia Northwood-LakeviewMoth, furieuse. « On te remercie. Si le monde est foutu, c'est pas grave, hein ? Tu es vraiment un sale petit con qui ne respecte rien. On va continuer à contenir les Hekatons qu'on peut, et si d'ici deux mois, tout le monde est mort, on saura quelle famille remercier. »

« Engueulez-vous, je ne voyais pas ça finir autrement, de toute manière ! À vouloir jouer aux héros, vous allez récolter ce que vous semez. Les Valgris se retirent, et vous souhaitent bon courage ! Si vous voulez de nos bunkers, vous aurez intérêt à savoir vous excuser très platement », grogna Eric ValgrisBengale avant de congédier toute sa branche de l'arbre généalogique du songe et de s'estomper.

Il n'y avait plus personne dans le crâne du Cachalot. Juste une ombre de corbeau, une fleur invisible et Théophile DuroyFrégate, dont le torse rouge d'oiseau du soleil respirait lentement, essoufflé par tant d'intensité alors qu'il n'avait même pas vraiment contribué à la dispute générale de la Meute.

« C'était… Mon dieu, c'était quelque chose. »

Il n'en revenait pas. Il n'avait fallu qu'une étincelle pour que tous les ressentiments, tout le stress accumulé n'explose d'un seul coup. Et cette étincelle, dont l'avatar floral dégonflait lentement, soupira.

« Je n'ai fait que dire ce qu'ils avaient grand besoin d'entendre. »

« Je n'en doute pas… Était-ce une idée de Hervé DucasseRictus ? »

La rose se tourna d'un seul coup vers le cousin parisien de leur famille. Derrière lui, l'ombre-corbeau souriait toujours, presque niais.

« Je n'ai pas besoin de lui pour me souffler mon texte. Mais il savait que j'allais m'énerver, j'en suis sûre. »

Dominique DucasseRose flancha un brin, ses pétales, pourtant invisibles, soudainement plus pâles.

« Je… Je me sens nauséeuse. Je vais me réveiller un instant. »

Hervé DucasseRictus répondit immédiatement d'un ton aussi duveteux que ses plumes de pénombre.

« Je t'en prie, ma chérie. Réveille-moi si tu te sens trop mal. »

Elle n'eut même pas une attention vers lui avant de s'éveiller et de disparaître.

Théophile DuroyFrégate n'était pas dupe, même si son cousin mettait beaucoup d'efforts à faire comme si de rien était entre lui et sa femme. Il voyait, maintenant, qu'elle semblait lui en vouloir. Mais il ne pouvait se soucier de ça, pas maintenant. L'oiseau des tropiques se tourna vers le corvidé lentement, nerveux, mais surtout inquiet.

« Comptez-vous vraiment vous rendre à Mirmande ? Ou ce n'était qu'une… Provocation pour faire réagir ? »

« Ma femme a raison, Théophile DuroyFrégate. Nous sommes les plus proches de Mirmande. La situation est trop catastrophique pour ne pas explorer cette possibilité. »

« J'entends bien, mais il y a Lucrecia BriarheartMarâtre, c'est… C'est affreusement risqué… »

Sa gorge rouge grossit doucement.

« Et… Je t'ai confié ma fille. »

Le corbeau cessa de sourire.

« Tu sais que je la protégerai comme si c'était la mienne, n'est-ce pas ? »

Le silence qui suivit fut clair : ça ne le rassurait pas. Difficile de rassurer un père en pleine apocalypse, Hervé DucasseRictus le savait bien. Il posa une aile d'ombre sur son dos.

« Rejoins-nous, Théophile DuroyFrégate. Rendons-nous à Mirmande ensemble, unissons nos forces. »

« J'ai dû me gaver de médicaments pour parvenir à dormir, je suis probablement le seul à avoir les yeux fermés à l'heure qu'il est. Les sous-sols de la capitale sont plus sûrs que la surface, nous ne sommes pas sûrs de pouvoir sortir de Paris avant un moment… »

L'oiseau parisien eut un long soupir.

« Ils rigolent pas, tes entraînements, mh ? Je pensais pas que tu étais prêt à déclencher une apocalypse pour la former. »

Les deux cousins éclatèrent de rire, seul remède à leurs craintes, leurs chants d'oiseaux tonnant dans le crâne vide du Cachalot.


Ce fut la première fois que Guillemond se sentait aussi léger. Sur sa peau, sa fine fourrure chatouillait presque son corps hypersensible. Sous ses pattes, il sentait l'écorce tiède du chêne sur lequel il était allongé. Son museau se trémoussa, et il prit conscience de ses moustaches, ainsi que l'épaisse queue touffue qui lui couvrait le dos comme une couverture.

Il ouvrit soudainement les yeux.

C'était… Une sensation étrange. Il venait tout juste de s'endormir sur le canapé du salon après s'être énervé contre sa mère, et voilà qu'il était un écureuil.

Pourtant, il sentait toujours le cuir froid du canapé sous ses avant-bras nus, l'air tiède de la maison dans ses narines, le poids des boulettes de viande dans son ventre… Mais il sentait aussi la présence de dents trop longues dans sa mâchoire trop petite, le vent frais de la cime des arbres, l'humidité de la Brume sur ses pattes… Ainsi qu'une petite onde rousse, un petit esprit craintif, bloqué avec lui dans sa boîte crânienne.

« Je te sens », grogna-t-il, davantage perturbé par cette présence consciente que par ce nouveau dédoublement de corps.

En considérant son colocataire écureuil, l'âme de Guillemond l'écrasa et l'absorba sans même réellement le faire exprès. Le mammifère eut une unique pensée paniquée, agonisante, mortellement troublée, avant que toute son expérience diffuse de rongeur ne s'éparpille dans l'esprit trop large du géant.

« Uh », renifla l'homme.

L'écureuil descendit de l'arbre avec une agilité fraîchement arrachée à son hôte originel, scannant les environs avec l'aisance de l'animal habitué. Il reconnut sa maison, au loin, ou plutôt, la maison de son second corps, celui humain. Il s'y rendit avec de petits bonds, passant à travers le grillage, enjambant la mère assoupie, pataugeant dans la sauce tomate jusqu'à arriver sur le tapis du salon, face à lui-même.

Les deux corps liés par un seul esprit se considérèrent. L'humain vit l'écureuil, minuscule anomalie forestière dans sa propre maison, négligeable tâche orange sombre sur le sol. L'écureuil vit l'humain, sa mâchoire d'omnivore, ses larges pattes moites de sueur et de sang, son ventre rempli de provisions pour son hibernation à venir…

Ils réalisent en même temps, car ils n'étaient qu'un.

« Tu es l'Ours.. ! »

L'homme écrasa le rongeur sous son talon d'un seul coup. Il sentit ses os fragiles se rompre, ses organes s'aplatir, ses yeux sortir de leurs orbites, massacré par son propre talon. Guillemond eut un violent frisson, si brutal qu'il manqua de s'effondrer.

« Je suis l'Ours… »

L'humain sortit dans le jardin, des restes de fourrure d'écureuil encore coincés sous sa semelle. Il contempla la Brume qui avait toute la forêt dans son ventre. Ses sangliers, ses oiseaux, ses insectes…

« Alors, c'est ça, que l'on ressent, quand un ours nous tue… »

Il dressa un index réprobateur vers sa mère endormie à ses pieds, sur le gazon.

« Tu peux pas dire que je t'ai pas prévenue. »

Puis, il avança dans le brouillard.

« Il faut que j'aille prévenir le monde que l'Ours arrive… »

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