Traque urbaine

Je cours dans la ville. Le bruit de mes sabots résonne sur le pavé de ciment. Je jure entre mes dents carrées, je regrette d’avoir quitté ma forêt. L’ombre des bâtiments faits de pierre broyée et de pâte chaude ne ressemble en rien à l’obscurité fraîche de la canopée. Leurs spectres sont plus lourds et m’engloutissent sans me dissimuler, ils me consument tout entier.

Derrière moi, j’entends vaguement les échos pluriels d’une traque dont je suis le malheureux sujet.

Les filles faciles sont à Paris, qu’ils disaient. Moi, j’aime ça, les filles faciles. Les campagnardes sont au fait de nos rondes de satyre, elles ne suivent plus les bruits des flûtes depuis longtemps. Mes cousins attrapent parfois des mâles dans leurs filets, parce qu’ils sont moins prudents. Mais pour mon goût raffiné, je n’avais plus que les biches et les laies, de moins en moins nombreuses en raison de la chasse. Alors, je me suis dit, pourquoi ne pas tenter ma chance ailleurs ? Quitter les fourrés pour satisfaire les besoins de mon propre bosquet ? Sûrement, le doux son de ma flûte saurait attirer quelque donzelle en quête d’une danse éperdue, dont elle ne comprendrait la teneur et la nature que trop tard ?

Eh bien non. Les instruments se noient dans l’effervescence des voitures et des cris. L’indifférence prend ceux qui tendent l’oreille et je me retrouve relégué au rang des musiciens de métro ; sauf le samedi soir, où sortent aussi quelques pianos, violons et tubas sur les ponts des îles, leurs accords puissants écrasant les sons subtils de ma syrinx.

Au moins pouvais-je vivre à la lumière dans le sanctuaire boisé de mes terres natales ; mais ici où je ne suis qu’immigré dans un monde conçu pour mes proies, je me cantonne aux souterrains et aux rues mal famées, tel un misérable rat. Les créatures urbaines de mon acabit rôdent également dans leurs territoires respectifs où je m’introduis souvent, leurs appétits souvent moins charnels et plus sanglants que les miens, pour la plupart du moins. Or il semblerait qu’elles trouvent l’idée de consommer mes restes répulsive, pour une raison qui m’échappent – les sorcières quêtent et prouvent pourtant abondamment la richesse alchimique des êtres de ma race lors des sabbats. Me voilà donc chassé par les hommes et par les créatures.

Mais jamais à ce point. Jamais à une fin mortelle. Jamais en mettant comme prix de la course ma propre vie.

Les yeux que j’ai posés sur ce maudit gobelin ont signé mon arrêt de mort. Je voulais trouver de quoi me nourrir dans une poubelle, et voilà que celle-ci était déjà occupée par l’être repoussant. Descendant des troglodytes qui vivaient dans les cavernes par le passé, les gobelins des villes n’ont pas vraiment gagné en grâce ni en posture. La femelle que j’avais sous les yeux était couverte de crasse et vêtues de haillons métalliques et gras. Ses oreilles pointues étaient frémissantes tandis que ses yeux de chèvres, la seule chose attirante chez elle, rencontraient les miens. J’ai hésité un instant à la prendre pour proie, mais elle était trop laide et puis, elle était à hauteur d’entrejambe et elle aurait pu me mordre. Ses lèvres minces se sont d’ailleurs dévoilées sur un sourire de dents acérées, liés les unes aux autres par des fils de fer cisaillant sa gencive, pour éviter que les pourries ne tombent de sa bouche. Elle avait alors émis un hululement curieux et, plus loin dans la rue, ses pairs lui avaient répondu. Des yeux jaunes et verts s’étaient ouverts sur les toits et dans les allées.

Ils attendirent que je me mette à courir pour me prendre en chasse.

Et maintenant je fuis dans la nuit, traqueur devenue proie. Les filles faciles de Paris dormiront tranquille si je me fais prendre, et je ne compte pas les décevoir comme ça.

La chasse, ça fait partie de mon ADN. Je suis moitié bête, et moitié chasseur. Ce n’est pas la première fois que je dois fuir pour ma peau. Mais la ville, cette ville que je déteste et à laquelle je suis étranger, ne me facilite pas les choses. Le pavé trop dur pour mes sabots devient mou soudain : quand je regarde par-dessus mon épaule, je m’aperçois que le goudron s’est affaissé, laissant la marque de mes pieds en corne là où je suis passé. Les cris de mes poursuivants sont teintés d’une joie malsaine : ils me suivent, et le lieu même qui doit m’abriter semble vouloir ma mort.

J’emprunte une route plus large et manque de me faire renverser par une voiture ; les phares m’éblouissent, le bruit du klaxon sonne dans mon crâne comme un glas et m’étourdit. Mais quand ma vue revient et que je contemple l’asphalte, il n’y a pas de véhicule : il n’y a qu’une bande de goudron sans fin qui semble se tordre en des rubans déroutants. Le ciel les découpe et les froisse comme des serpentins sinistres. Là où le ciment devient tissu, je sais que je ne pourrais pas marcher, que je tomberais dans les abîmes d'une mâchoire mécanique. Je suis obligé de revenir en arrière, dans les petites rues plutôt que les grandes avenues. Je me sens comme la chèvre qu’on ramène au troupeau, sauf que le troupeau est fait de petites créatures sanguinaires bien trop nombreuses pour moi. Elles passent par les toits pour me quêter, communiquent par cri pour me suivre et me nuire.

À force de courir, le goudron entame mes pieds nus. Je laisse du sang dans les empreintes qui se forment malgré moi. Je tombe ; le sol me râpe jusqu’à la chair, je vois le bleu des nerfs et des veines sous mon cuir couleur peau. Je n’arrive plus à respirer, je halète, j’ai soif : or l’eau de la Seine ne peut pas me désaltérer. Je me glisse sur les quais, avec les gens bourrés et les sans-abris. Ils ne me voient pas ou font semblant de ne pas me voir, moi et les gobelins qui en veulent à ma peau. Leur indifférence est aussi glaciale que la nuit d’hiver qui voit ma peur monter.

J’ai peur. J’ai vraiment peur.

J’arrive devant un mur, dans un cul de sac. Qu’à cela ne tienne : l’adrénaline me donne des ailes et j’utilise mes jambes prodigieuses pour l’escalader. Alors que mes doigts touchent presque le rebord, le muret semble gagner en hauteur : les briques s’empilent et se barrent de fils de fer qui me percent les ongles. Pendant un instant seulement, je semble en suspension ; puis la gravité me ramène au sol et je m’écrase contre le pavé, le souffle coupé. Je suis retombé sur un rat, et son petit squelette comprimé colle contre mon dos couvert de sueur. C’est comme un chewing-gum sale, empli d’éclats coupants et brisés que sont ses os.

Je me relève, je veux sortir de là ; mais je vois ma retraite coupée par les créatures des poubelles. Elles me regardent avec une tranquillité perverse : des fils électriques lancés depuis les toits m’immobilisent soudain aussi fermement que des cordes. Je ne peux plus bouger, j’ai la tête basse : je connais la règle de la chasse, j’ai perdu, je suis fait. Les gobelins des villes s’approchent de moi, et je leur dis :

« Ma chair est vôtre. Cette ville mémoire a gardé trace de moi tout du long de la traque, et je la nourris sans chagrin. »

Mais leurs lèvres se retroussent en des sourires hilares, et la petite femelle qui m’a désigné comme proie me répond :

« Cette ville t’oubliera. Tu ne lui es d’aucune utilité, et à nous non plus. Les mouches et les blattes suffisent à notre subsistance.
– Mais alors pourquoi me chasser ? demande-je, éberlué à la fois par cette réponse et par le parler éduqué de mes ennemis.
– Pour rien. Parce que c’est drôle. Tout ici est gâché : la viande, la nourriture, les vies. Tu seras gâché toi aussi, pour notre amusement. »

Je me débats, en vain : mourir pour nourrir est un sort tragique mais sensé. Mourir pour rien ? Voilà qui est ridicule. Si grossier que ça en devient horrifiant. Mais ils me tirent envers et contre tout : ma virilité ne peut rien contre toutes ces petites mains qui me touchent et me forcent à marcher jusqu'à la grande place.

Je vois que s'y monte de lui-même un échafaud, mon échafaud : la ville s’apprête à me liquider et à m’oublier. La structure de la guillotine est faite de rouille, sa lame de verre brisé. Je serai décapité, comme les rois : le panier qui doit accueillir mon crâne est le caniveau d’en face. Ma tête roulera dans les égouts.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License