Il était une fois, à Montargis, la Venise du Gâtinais. Il est 18 heures, un 24 décembre. Dans les rues décorées d'illuminations dorées, les souffles froids mais enjoués des familles se baladant provoquent autant de buée qu'une locomotive éthérée emplie de l'esprit de Noël, déjà présent dans toutes les petites têtes blondes.
Le marché de la place principale ne désemplit pas et les friandises débordent des stands, diffusant des odeurs réconfortantes pour quiconque possède une part de son âme d'enfant - ou bien des actions dans le business des emplacements de parking.
Parfois un rêveur, peu importe son âge, lève la tête et observe le ciel dans l'espoir d'y voir autre chose que le bleu de la nuit. Peut-être qu'en cette nuit si particulière, le calme - souvent plat, il faut le dire - du Loiret saura être perturbé par une apparition fabuleuse. Après tout, au réveillon, tout peut arriver.
Soudain, dans la foule, on s'écria :
"Regardez, tout là-haut !"
Imaginez donc, chers lecteurs, la stupéfaction des passants lorsqu'ils virent poindre au-dessus d'eux un attelage extraordinaire.
Pour tous ceux présents au marché ce soir-là, il n'y avait pas de doute. C'était "lui". Le bonhomme rondouillard et jovial chargé d'apporter des cadeaux aux enfants sages - ou mal élevés d'ailleurs, pourvus qu'ils soient riches.
Le Père Noël arrive en ville, en chair et en os.
Certes, la vision ne dura que quelques secondes, le traineau ayant traversé le ciel à toute allure, mais cela suffit pour émerveiller les uns et interloquer les autres. Un phénomène fantastique qui allait faire la une du quotidien local, pour sûr.
À moins que personne ne puisse s'en souvenir.
En effet si un individu, féru d'oiseaux peut-être, avait eu des jumelles et avait daigné les utiliser, il aurait pu observer un spectacle déconcertant. Le Père Noël en était un, mais il relevait plus de l'intermittent de supermarché que de la figure de conte ; sa barbe postiche ne tenait qu'à moitié et son costume était déchiré en plusieurs endroits. Il était manifestement affolé par la vitesse de son traîneau, qui était d'une facture correcte mais le logo d'équipementier sportif floqué sur son flanc trahissait sa nature tout à fait banale. Enfin, certainement l'élément le plus désolant du tableau, le renne, bien qu'il soit affublé d'un nez rouge du plus bel effet, était en fait un lévrier avec des bois de cerf attachés par du scotch. S'il était de bonne taille, il ne pouvait prétendre à ce qu'il imitait. Il portait cependant un espèce d'exosquelette qui était d'une qualité bien supérieure à l'attirail de son maître.
C'est cette pièce d'ingénierie qui est le point clé de toute cette mascarade. S'il vous intéresse vous, lecteur, il intéressait encore plus une certaine organisation dont le nom et l'amour des acronymes ne vous aura sûrement pas échappé.
Quand l'on dit "intéressait", c'est bien entendu relatif. L'attention portée par les hautes instances de la Fondation à un cas relativement mineur comme celui-ci, en considérant l'anormal à un niveau mondial, était de quelques secondes. Ce temps augmentait plus on descendait dans la hiérarchie, jusqu'à ce que l'affaire atterrisse dans les mains de deux agents de terrain, postés dans la région "bouillonnante" d'activité où se passe notre histoire.
Gui et Chapon, voilà nos compères. Deux collègues s'entendant cordialement, si l'on peut dire, en prenant en compte leurs caractères opposés. Si l’agente Gui était une carriériste accomplie, disciplinée et sérieuse, l’agent Chapon était plus enclin aux divagations bien qu'il fut très efficace en situation d'urgence. Pour eux, l'évènement qu'on leur rapportait n'avait rien d'une surprise. Un Père Noël anormal, rien de bien étonnant le jour du réveillon. Ils étaient préparés, comme tous en cette période, à avoir affaire à leur lot de lutins réfractaires ou de cadeaux piégés par des effets mémétiques dévastateurs. Mais l'élément qui leur donna une piste immédiate, ce fut le fameux exosquelette. Leur supérieur déclara à ce sujet :
"Une cargaison de contrebande manifestement anormale avait été interceptée il y a de cela quelques semaines. Des revendeurs peut scrupuleux avaient dérobés des produits fabriqués par Anderson Robotics dans une usine. Vilaine affaire quand on sait qu'ils ont été volés dans la section dédiée au service client. Tous défectueux. Heureusement que nous sommes tombés dessus.
Gui et Chapon sentaient que cette petite mise en situation allait déboucher sur une chute cruciale pour eux. Ils écoutèrent la suite avec attention.
— Cependant, continua leur chef, quelque chose manquait à l’appel. Un appareil décuplant la force musculaire très particulier. Selon le registre qu’on a récupéré sur les bandits, il était destiné à un chien pour chasser du gibier anormalement modifié dans des chasses à courre. Nom de code : ROD-07-PH.
— Modifié dans quel sens ? Demanda l’Agente Gui, sur le qui-vive.
— Les proies terrestres doivent être démodées pour certains, voyez-vous. J’ai déjà eu vent de sangliers ou de chevreuils avec des ailes fonctionnelles. C’est peu éthique, mais la vie est ainsi faite.
— …avec des ailes ?" Répondit le duo.
En effet, cet appareil servait bien à faire voler des canidés. Sa fonction toute particulière le fit être placé sur liste de surveillance dès qu’il apparut manquer à la cargaison des voleurs. Lorsque que le Père Noël montargois fit son apparition et que la Fondation mit la main sur une captation vidéo (comme elle le fait toujours si judicieusement), il ne fit aucun doute que c’était l’exosquelette recherché qui était sur le dos du lévrier malchanceux. Par chance, ce genre de produits possédait toujours une balise GPS, une obligation lorsqu’on veut protéger ses secrets industriels. C’est celui d’un autre objet de la cargaison qui avait par ailleurs permis à la Fondation de la retrouver. La Fondation ayant plus d’un tour anormal dans son sac, scanner une partie du Loiret pour détecter un signal GPS solitaire était un jeu d’enfant. Ainsi, les agents Gui et Chapon se retrouvèrent à proximité de la ville, assis à attendre que le scanner s’actualise pour se diriger vers le "Père Noël". De quoi laisser du temps pour une petite discussion.
"Je me demande si cet homme est un habitué de l’anormal.
L’agent Chapon triturait le sol avec une branche, le regard empli d'ennui.
— Probablement que non, répliqua Gui. Sa situation n’est pas explicable par des motivations réfléchies. De toute manière, il sera amnésié pour ne pas recommencer ni ne divulguer quoi que ce soit.
Le visage de Chapon s’illumina.
— Mais vous savez, une célèbre formule s’applique à nos médicaments de prédilection !
— Ah oui, tiens ? Vous m’en direz des nouvelles.
— Les amnésiants, c’est pas automatique !
Le regard de circonspection teinté de dépit de l’agente Gui (sentiment au combien trop fréquent pour elle lors de ses missions en binôme) fit tourner la langue de l’agent Chapon dans sa propre bouche, si l’on peut considérer que l’acte soit d’une quelconque utilité lorsque la phrase a déjà été prononcée.
— Ah oui non en effet ça ne marche pas du tout.
— Perspicace.
— Il faudrait plus quelque chose comme… comme euh… amnésique !
— Vous savez, les O5 sont probablement plus enclins à la rigolade que ce qu’on raconte, mais si c’est pour instaurer l’utilisation des mots dans un mauvais contexte, je pense que leur amour très administratif de la précision leur fera garder la raison.
— M’enfin c’est bête tout de même, la tournure est vraiment bonne, ça pourrait peser dans la balance…
— Vous avez le droit de demander un rendez-vous pour proposer votre projet mais j’ai peur que vous finissiez comme ce que votre mot décrit à la base.
— C’est-à-dire ?
— Amnésique, Chapon.
— Ah ! Vous alors ! Vous parlez de mots, mais justement, tant de mots pour arriver à ça !
— Je vous retourne votre dernière question, sur ce coup-là.
— Si vous arrêtiez d’utiliser des tournures de phrase alambiquées à chaque remarque pour prouver votre intelligence, on arriverait peut-être à mieux se coordonner pour accomplir nos missions !
— C’est vous qui brassez de l’air tout de suite. On serait déjà plus avancés sans votre idée de génie sur les amné-
— Oui, oui, oui, j’ai compris, concentrons-nous et fourrons-nous un balai là où je pense. Alors, que dit le radar ?
— ROD-07-PH oscille entre 1500 et 2000 mètres d’altitude. Il est encore au-dessus de Montargis, à environ 1km de nous.
— Superbe !
— Pas tant que ça, sa trajectoire indique qu’il a sûrement des gros problèmes pour voler. S’il s’écrase, c’est très mauvais. Il est probablement resté plus d’un jour à voler et l’individu qui le conduit doit être épuisé.
— Eh bien rapprochons-nous illico.
— Bien dit. Et pour le balai, Agent Chapon, c’est gentil de le faire remarquer, je suis très satisfaite de ma posture droite. Ça m’évite des soucis dorsaux.
— C’était inconvenant, je m’excuse.
— C’est aussi très utile pour porter des boulets comme vous."
Le petit rictus qu’eu l’agente Gui en prononçant sa phrase rassura Chapon sur sa partenaire. Elle n’était pas si guindée après tout.
Les deux collègues arrivèrent vite au point où ils avaient détecté le fameux Père Noël pour la dernière fois. Et ce qui était sûr, c’est qu’il y était définitivement passé.
"… C’est un chantier ici, s’écria l’agent Chapon.
Le terrain vague où ils avaient atterri était assez quelconque, si on fait exception de la carcasse de traîneau qui s’était écrasée en plein milieu.
— Regardez, continua Gui. Notre énergumène a laissé son costume.
Le costume gisait parmi les décombres. Néanmoins, ce ne fut pas lui qui provoqua l’exclamation qui allait suivre.
— Oh ! cria Chapon. ROD-07-PH ! Il est ici !"
Comme un trésor juste déterré de son caveau profond, l’exosquelette trônait derrière le traîneau, posé délicatement sur le sol. Mis à part un côté un peu cabossé, il semblait en état de fonctionner. Un papier froissé et tâché était posé sous une de ses pattes.
Immédiatement, l’agente Gui le préleva pour en observer son contenu. Malgré les fautes, les gribouillages et les tâches de boue, on pouvait lire :
bonjour messieurs dames de la Fondation qui êtes à ma poursuite,
c’est l’Amicale des Amateurs de l’Anormal (enfin un seul membre au moment où j’écris mais c’est pour la forme) !je tiens tout d’abord à m’excuser parce que ce que j’ai fait c’est vraiment pas glop. je pense que j’ai eu les yeux plus gros que le bide dans cette histoire, grand mal m’en a fallu que les yeux m’en tombent. laissez moi vous expliquer.
je veux faire plaisir à ma famille, à mes enfants depuis un bail. j’ai pas beaucoup de sous et donc pas beaucoup de moyens de faire rêver en grand les mômes. et ils adorent noël. vraiment, ils kiffent.
alors quand je suis tombé à la brocante de montargis sur un exosquelette qui diffracte l’air pour modifier le champ de gravité, le tout adapté au corps d’un chien ? je me suis Jacques t’es béni. alors j’ai mis toutes mes économies dedans et j’ai taffé pour l’adapter à mon chien rodolphe. parce que j’ai eu une idée. si mes gamins ils adorent nöel, eh bien je vais leur amener noël à la maison. un petit tour de magie et hop ! papa noël et son traineau qui viennent devant la maison pour frimer et ça repart. c’était un plan super cool.
vous savez quoi ? j’ai réussi à faire ça. bon, j’avais volé pendant 10h d’affilée avant parce que ce bidule de squelette externe était un peu plus complexe que prévu, mais l’essentiel c’est que mes gamins y ont vu que du feu. même si mes fringues étaient nazes.
j’ai encore volé, genre, 1 jour après ça. décidément c’était plus compliqué que prévu. j’ai toujours eu l’intention de rendre ce truc après mon plan, je suis pas un mauvais bougre et chez l’AAA on veut aider les gens comme vous !
alors reprenez-le, moi je m’en suis servi exactement comme je voulais. je changerais rien, même pas les galères d’atterrissage.
signé, M. Jacques.
ps : le chien va bien
L’agente Gui releva sa tête de la feuille après l'avoir lu. Elle était estomaquée et allait exceptionnellement sortir de ses gonds.
" Mais… mais… ça n’a aucun sens ! Aucun ! Sens ! Comment savait-il se servir de ça, comment une histoire aussi rocambolesque peut être aussi stupide ! Qu'est ce que c'est que cette Amicale ?
L’agent Gui ne trouvait rien à redire. Lui réfléchissait d'une manière plus simple et comprenait cet homme qui semblait - au moins - honnête. De plus, il avait entendu parler de cette "AAA" dans les couloirs d'un Site et il savait qu'à s'y intéresser trop, on pouvait en perdre son professionnalisme. C’était un conte de Noël atypique, se dit-il. Pour ne pas se fâcher, il valait mieux en rester là.
— En tous cas…, déclara-t-il l'air hésitant.
— … C’est un bien étrange Noël qu’a dû passer ce monsieur Jacques."