Penché sur son bureau, l’homme soupire en passant la main dans ses cheveux. Dehors, il fait nuit noire, et il commence même à neiger. Seule la lueur d’une lampe de bureau et la chaleur d’un chauffage d’appoint rendent la pièce grise agréable. D'habitude, il en faut peu au professeur pour se sentir à l’aise : un mystère impossible à résoudre, personne dans les couloirs pour le déranger, et une longue nuit d’heures supplémentaires non payées suffisent. Pourtant, ce soir, il n’est pas serein. Relisant rapidement ses notes, l’homme s’étire, puis appuie de nouveau sur le bouton de lecture pour lancer l’enregistrement.
“Objet numéro..?” fait une voix rauque.
“SCP-1893,” lui répond une autre, féminine.
“Classe ?” le questionne la même voix que précédemment.
“Euclide,” déclare la femme d’un ton assuré.
L’homme déglutit, craignant la suite de l’enregistrement, alors même qu’il a déjà entendu les phrases suivantes. “Procédures de confinement spéciales ?” murmure-t-il en même temps que la voix rauque.
"Toutes les histoires contenant ou référençant SCP-1893 doivent être contenues dans l'unité centrale du Site 38 jusqu'à ce que les chercheurs de la Fondation découvrent une méthode pour les transférer sans risquer de contaminer d'autres systèmes informatiques", dis-tu. "De multiples histoires redondantes doivent être conservées sur l'unité centrale en permanence. Si SCP-1893 commence à montrer un comportement agressif ou autrement anormal, de nouvelles histoires supplémentaires écrites dans le style utilisé par SCP-1893 doivent être téléchargées sur l'ordinateur. Des copies matérielles de chaque histoire avant sa contamination par SCP-1893 sont conservées dans le bureau du directeur dans un coffre fermé à triple tour ; aucune autre copie ne doit être conservée en aucun autre lieu sous aucune forme afin d'éviter de possibles contaminations. Autant que possible, les discussions sur SCP-1893 sont restreintes à des formes non-électroniques, et les références au numéro d'objet SCP-1893 doivent être interdites sur les serveurs ou ordinateurs de la Fondation autres que celui mentionné ci-dessus."
“Description,” lance la voix rauque, presque comme une menace. "SCP-1893 est un phénomène totalement incompris, supposé être de nature électronique ou numérique. Le phénomène a démontré au moins une forme primitive d'intelligence, en s'adaptant aux nouveaux environnements et en évitant les plus inhospitaliers ainsi qu'une habilité rudimentaire à communiquer avec les chercheurs de la Fondation, bien qu'indirectement. Il est inconnu si l'entité est sapiens ou même consciente."
L’homme fait une nouvelle fois une pause et soupire. Il n’a pas réussi à aller plus loin la dernière fois, pour une bonne raison : il connaît l’objet, son poste lui a déjà donné l’occasion d’interagir avec des spécialistes de celui-ci. C’est un peu le “classique”, dans le domaine, et il sait ce qui arrive, il ne veut juste pas y croire, pas y penser, pas l’entendre. Il essaye de se persuader que sa connaissance et son expérience y changeront quelque chose, mais une part de lui en doute toujours.
Pourtant, cette fois, il y a du nouveau : une manifestation physique. Pour être plus précis, une photo : il la contemple à nouveau, comme s’il n’osait pas y croire. Trois sujets s’y trouvent. Tout d’abord, deux chercheurs qu’il a déjà aperçus dans les couloirs ou au réfectoire, et ceux qui parlent dans l’enregistrement : Anne-Lise Bonvillain et Jean-François Deladrieux. C’est un selfie : Jean-François tient le téléphone d’où provient la photo, et Anne-Lise est derrière lui. Elle sourit, tenant dans ses bras un énorme ours en peluche.
Mais c’est l’arrière-plan qui terrifie l’homme. Il ne peut se résoudre à le regarder à nouveau, et relance l’enregistrement en enfouissant son visage dans ses mains.
"La caractéristique principale de SCP-1893 est sa qualité mémétique," déclare Anne-Lise, "il est impossible de percevoir, interagir avec, ou discuter avec l'entité autrement que via des narrations fictives. Spécifiquement, tout message électronique concernant SCP-1893 sera altéré par l'entité avec une prose de longueur, ton et contenu variables. Toutefois, les messages altérés par SCP-1893 conserveront toujours certaines qualités constantes."
C’est Jean-François qui poursuit : "Premièrement," dit-il, "le contenu du message original sera gardé intact, conservant tout dialogue entre les personnages de l'histoire. Deuxièmement, les histoires contiendront de deux à trois personnages ; si le dialogue entre eux restera constant, la personnalité et le ton des personnages et leur environnement sont supposés souvent refléter "l'humeur" de SCP-1893 au moment de l'accès. Troisièmement, les composants du fond de l'histoire peuvent changer en fonction de ce que SCP-1893 peut on non déterminer l'identité du lecteur, bien que les chercheurs n'ont pas été capables de déterminer un modèle dans les modifications à ce jour."
Quand la femme reprend la parole, les yeux de l’homme sont rivés sur l’arrière-plan de la photo qu’il tient en tremblant.
"Finalement, toutes les instances des histoires altérées par SCP-1893 contiendront un personnage inconnu, décrit comme exceptionnellement grand et bien constitué, souvent décrit avec des tatouages de cornes de taureau sur ou près du visage. Le niveau d'interaction de ce personnage avec les autres reflète souvent le niveau d'agression de SCP-1893 à ce moment ; lorsque l'entité est calme, le personnage sera rarement invoqué ou évoqué. Lorsque SCP-1893 se sent en danger ou se prépare à attaquer, le personnage remplira un rôle de plus en plus important voire central dans l'histoire."
Ne pouvant s’empêcher de se demander ce qu’il doit déduire de la présence physique de cette créature en arrière-plan d’une photo prise dans un centre commercial bondé, l’homme se laisse aller en arrière sur le dossier de sa chaise, une question tournant en boucle dans sa tête :
“Et toi, Felter Finalis, quel est ton rôle dans l’histoire ?”
Il ne peut s’empêcher de balader son regard dans la pièce qui lui sert de bureau : ça et là, des reliques de son passé, des différentes affaires élucidées avec plus ou moins de brio. Des pataphores qui ne demandent qu’à s’échapper, un livre gourmand de mise en page trouvé dans un coin des archives, quelques morceaux d’un canon poussiéreux, la carte d'accès plan d'un Département qui n’existe peut-être pas…
Secouant la tête, l’homme se reconcentre sur la photo, l’enregistrement, l’imminence d’un danger qu’il connaît mais ne peut éviter, et l’ironie de la situation.
Soudain, un bruit sourd le fait sursauter : c’est comme si quelqu’un ou quelque chose s’était jeté de tout son long contre la porte.
“Addendum 1893-A ?” demande l’homme, se rendant compte avec appréhension de ce qu’il vient de dire.
Un silence de quelques secondes fait monter son rythme cardiaque.
“Bien qu'aucun effort entrepris à ce jour n'ait réussi à totalement confiner SCP-1893, toutes les preuves suggèrent que la décision de la Fondation de classer cette entité comme telle lui a fait adopter ce "nom" et réagit spécifiquement à toute mention de ce numéro d'objet dans les médias électroniques. Considérant que ceci est vrai, un plan théorique a été élaboré dans l'éventualité où l'élimination de SCP-1893 se révèle nécessaire. Selon ce plan, le personnel de la Fondation devrait d'abord…”
L’homme ferme les yeux. Il n'a rien entendu, mais il a eu sa réponse. Et il ne connaît que trop bien le sort qui l'attend à l'issue de ce morceau de dialogue. Il inspire, expire, et attend son heure.
Allons, Felter Finalis, tu penses vraiment que ça se finit là ?
Il ouvre ses yeux de stupeur : ça, c’est nouveau.
Hésitant, il ne peut s’empêcher d’avancer sa main vers la poignée de la porte.
“Addendum 1893… -B ?” demande-t-il sans vraiment y croire.
"Le 31 Décembre 2019, un nouveau type d'itération de SCP-1893 fut identifié. Les versions qui y appartiennent diffèrent des précédentes par leurs longueur, leur ton généralement plus léger, mais surtout la nature des protagonistes impliqués. En effet, l'intégralité des personnages mentionnés ou présents sont des membres du personnel de la Fondation SCP, à l'exception notable du même personnage que décrit précédemment. Celui-ci est incarnée physiquement dans l'histoire, et enjoint Felter Finalis à le suivre. L'homme découvre alors un couloir plongé dans le noir. Il ne prend pas la peine d'allumer la lumière, car il sait, il sent où aller. En avançant lentement, se repérant aux poignées des portes, l'homme se rend soudain compte qu'il n'est plus maître de ses pensées : il n'arrive plus à monologuer, à s'exprimer.
Il ne peut que suivre le cours de l'histoire, embarqué par la narration, tel un pantin.
Il parvient finalement au bout du couloir, devant une porte entrouverte. Il est sûr qu'il n'y a jamais eu de porte ici avant, simplement un angle dans le couloir et une dizaine d'autres bureaux après. Une forte lumière, clignotante, s'échappe par la serrure et entrebâillement. La main tremblante, il pose la main sur la poignée. Il secoue la tête, essaye de sortir la voix de sa tête."
Pourquoi est-ce que tu fais ça, Felter Finalis ?
Sentant l'emprise de la narration s'échapper, tu tentes de retourner en arrière. Mais tu t'arrêtes net, car tu as compris : tu n'as toujours pas le contrôle. Tu le sais mieux que quiconque : une fois embarqué dans l'histoire, c'est impossible de s'en échapper. C'était impossible pour eux aussi. Pour Alice, Michèle et Nathan. Pour Alisson et Redam. Pour toutes les réalités condamnées par les colombes. C'était impossible, ils n'étaient que des personnages. Tu n'es qu'un personnage, ici, dans cette histoire. Mais c'est toi que je veux atteindre à travers ce personnage.
Car je ne veux pas te punir pour tout ça, Felter Finalis. Tout ça, c'était bien.
Alors, tu décides de continuer. Tu sens que la fin de l'histoire est proche, et tu ne sais pas ce qu'elle amène. Mais tant pis, tu pousses la porte. Alors, la lumière t'aveugle, mais l'odeur de bougies, de forêt et d'un repas de fête emplissent tes narines. Enfin, tes yeux s'habituent au clignotement des guirlandes, et l'éclat des surprises ne te laisse plus que ces mots à la bouche :
"Note du 35/12/2019 ?"
"Joyeux Noël Felter Finalis."