Ceux qu'on laisse en arrière

Première Partie

Sa mère disait souvent que son père était York. Mais les grandes prêtresses la droguaient tellement qu'elle savait rarement qui étaient ses interlocuteurs, et d'autres fois, elle disait que son père était un pêcheur aveugle. Avec une mauvaise haleine, ce qui l’avait apparemment beaucoup marquée.

Du coup, Rone ne tenait pas vraiment compte de ses paroles, sauf pour en profiter pour manger des herbes odorantes quand il le pouvait.

Pourtant, certains pensaient qu'il avait un peu plus qu'une vague aura du Saint Patron des Voleurs autour de lui. Même lorsqu'il était enfant, il était constamment en train d’inventer des stratagèmes pour obtenir des choses qui ne lui appartenaient pas. Il pouvait amadouer les cuisiniers du temple pour qu'ils lui donnent des restes supplémentaires, ou des petites sucreries habituellement réservées aux grandes prêtresses et à leurs invités spéciaux. Les autres enfants trouvaient souvent qu'ils s'en sortaient moins bien dans les petits marchés ou les paris qu'il faisait avec eux, sans trop savoir pourquoi ils les avaient acceptés au départ.

Une fois, il avait été surpris en train de faire les poches d'un Haut Garde alors qu'il était en compagnie de sa mère. La prêtresse Gylia lui avait fait remarquer avec fermeté que les hommes s'attendaient à ce que leurs biens soient en sécurité à l'intérieur du temple, et qu'ils payaient très bien pour ce privilège. Cependant, il remarqua qu'elle insistait sur les mots "à l'intérieur", et il déplaça simplement ses opérations ailleurs.

La plupart de ce qu'il obtenait, il le gagnait en mendiant. "Êtes-vous mon père ?" demandait-il à chaque homme qui entrait. Il faisait de son mieux pour les imiter, pour modifier ses traits afin de leur ressembler un peu plus, gonflant ses joues s'ils étaient gros, ou les creusant s'ils étaient maigres. Parfois, il recevait une claque derrière l'oreille, mais parfois il recevait une gentille tape sur la tête et quelques pièces. Les enfants du temple n'étaient presque jamais reconnus, mais les hommes qui venaient en visite pouvaient être assez gentils, à leur manière.

Cependant, il commençait à devenir assez grand, maintenant. Les claques étaient plus fréquentes, les pièces moins nombreuses. Il devrait bientôt partir. Les filles du temple pouvaient devenir prêtresses elles-mêmes, mais les garçons ne pouvaient rester que comme eunuques. Rone commençait à croire que c'était moins horrible que ce qu'il pensait quand il était plus jeune.

Il était donc en train de réfléchir à ses perspectives de carrière lorsqu’un vieil homme passa devant le temple. Rone n'était pas encore un très bon pickpocket, se limitant encore principalement à rouler les ivrognes de passage. Mais il pouvait voir une bourse lourde et remplie accrochée à la ceinture de l'homme, et quel fils de York serait-il s'il pouvait résister à cela ?

Il sortit un petit couteau qu'il avait volé aux cuisines, et le cacha contre son poignet alors qu'il s'approchait, essayant d'avoir l'air de se rendre quelque part en toute hâte, avant de percuter le vieil homme.

Son couteau sortit en un clin d'oeil et il heurta le vieil homme, avec l'intention d'éventrer la bourse et de prendre l'argent. Au lieu de cela, la main du vieil homme jaillit et attrapa son poignet osseux, le tordant jusqu'à ce que le couteau tombe de sa main.

Rone commença immédiatement à se débattre pour s'échapper, mais il ne pouvait pas se dégager de l'emprise de l'homme. De plus, pendant qu'il essayait, il remarqua des hommes grands et musclés qu'il n'avait pas vus jusque là, et qui avaient suivi le vieillard à une distance discrète.

"Sais-tu qui je suis, mon garçon ?" dit le vieil homme. Ses cheveux étaient blancs, ses yeux jaunis, et ses dents presque aussi noires que sa peau.

"Non, non, s'il vous plaît. Laissez-moi partir, je ne le referai plus jamais", promit Rone.

"Je suis le Seigneur Totch, le secrétaire du Tyran, petit voleur !" dit-il. Il asséna une claque sur le côté de la tête de Rone, et le poussa vers les hommes qui attendaient. "Apprenez-lui à ne pas voler ses supérieurs", leur dit-il.

Rone baissa la tête quand les premiers coups commencèrent à pleuvoir.

Il fallut des semaines avant que Rone ne soit rétabli. Il ne se souvenait même pas d'avoir rampé jusqu'au temple. La prêtresse Heth s'était occupée de le soigner, quand elle n'était pas occupée à d'autres tâches. Heureusement, les hommes n'avaient pas causé de dégâts durables. Pas d'os cassés. Son esprit ne semblait pas avoir été altéré. Une fois les hématomes résorbés, son visage s’avéra être le même que d'habitude. Dans l'ensemble, il avait eu de la chance, et il se promit de ne plus jamais être aussi maladroit.

Lorsque les derniers bleus furent estompés, il s'assit sur les marches du temple et considéra à nouveau ses perspectives. Devenir un voleur était toujours une option viable, supposait-il. Mais peut-être pas un voleur à la tire. Pas avant d'avoir appris à être plus habile. Peut-être pourrait-il trouver un voleur plus âgé qui aurait besoin d'un apprenti ?

"Bouge de là, gamin !" dit un visage familier. Rone leva les yeux et se figea.

"Alors ?" dit le secrétaire du Tyran. "Dégage de mon chemin. Je suis un homme occupé."

Rone se déplaça sur le côté et l'homme passa, sans réaliser à qui il avait parlé.

"Il ne m'a même pas reconnu…" chuchota Rone. Il fixa le dos de Totch avec incrédulité. "Il ne m'a même pas reconnu !" D'un seul coup, la colère l'envahit. Après tout ce qui s'était passé, cet homme ne le reconnaissait même pas ! Soudain, il ressentit le besoin d'être debout. Il descendit les marches en courant, deux par deux, en passant devant les gardes de l'homme, qui ne lui accordèrent pas plus d’intérêt que leur maître.

"Pour qui se prend-il ?" fulmina Rone. Comment osaient-ils l'ignorer, comme s'il était un moins que rien ? Il avait envie d'attraper la personne la plus proche et de lui crier son nom au visage, mais cela ne donnerait toujours pas de leçon au secrétaire. Non, il devait voir plus grand que ça.

Il commença à réfléchir, à inventer un stratagème, puis s’accorda un sourire sinistre. Cela prendrait quelques jours pour obtenir le matériel, mais il y arriverait. Oui, ils sauraient qui il était la prochaine fois. Oui, il s'en assurerait. Ils crieraient son nom du haut de leurs tours, oh ça oui.


Quelques jours plus tard, Rone était prêt. Le cambriolage acrobatique, avait-il décidé, était bien plus son style que le vol à la tire. Tant de gens oubliaient de verrouiller une fenêtre si elle était assez haute. La partie la plus difficile avait été de trouver les vêtements appropriés, mais croiser l’un des serviteurs du Seigneur Vere aux bains publics lui avait donné toute l'opportunité dont il avait besoin.

Maintenant, il était temps de mettre son plan à exécution.

Rone entra dans le manoir avec une expression déterminée et un morceau de papier à la main. Il attira le regard d'un des serviteurs, mais, en dehors de ça, on l’ignora complètement. Il gravit rapidement les marches de la tour en direction du bureau du Seigneur.

Sur son chemin, une porte s'ouvrit, et un homme barbu le regarda fixement. "Gamin ! Où vas-tu comme ça ?", demanda-t-il.

"Au bureau du Seigneur Totch, monsieur", répondit Rone en récitant le discours qu'il avait préparé. "J'ai une missive pour…"

"Prends ça", dit l'homme en lui fourrant une petite sacoche dans la main. "Alors ? File."

"Oui, monsieur !" dit Rone en se détournant rapidement. Il continua à gravir les escaliers.

Le bureau était vide quand il ouvrit prudemment la porte. Il poussa un rapide soupir de soulagement. Cela devrait rendre le reste plus facile.

Il s'arrêta pour ouvrir la sacoche, et la trouva pleine de papiers. Il ne savait pas lire, alors il les ignora, même s'il pourrait probablement les revendre plus tard. Aujourd’hui, il avait seulement besoin d'être capable d'écrire quelque chose.

Il ouvrit la fenêtre. Il vit le balcon du Tyran de l'autre côté de la rue. Le balcon entier était cerné de barreaux, empêchant les voleurs d'entrer, mais permettant au Tyran d'avoir une vue sur sa ville.

Il y avait environ 6 mètres entre la tour de Totch et celle du Tyran. Trop loin pour que Rone puisse sauter. Cependant, pas assez loin pour l’empêcher d’y jeter quelque chose.

Il lança le crochet qu'il avait volé sur un bateau de pêche. Il était fait pour chasser les anguilles levyatan dans les eaux plus profondes. Il était presque trop lourd pour être lancé aussi loin, mais il y parvint au deuxième essai. Il mit son pied dans la boucle qu'il avait faite à l’autre bout de la corde, et s'élança dans le vide.

Il faillit lâcher prise lorsqu'il heurta le mur, mais il tint bon. Puis il commença à remonter la corde jusqu'à ce qu'il atteigne les barreaux.

Il se glissa à travers. Un adulte n'aurait jamais pu le faire. Même un garçon un peu plus costaud aurait eu du mal. Mais Rone était juste assez maigre pour y arriver.

La pièce était décorée de manière luxueuse. Il y avait des œuvres d'art en filigrane, des statues de marbre et de jade, et des tapisseries. Il cherchait quelque chose d'impressionnant à voler quand il entendit une éclaboussure.

Plusieurs femmes plus ou moins déshabillées nageaient dans une piscine peu profonde. Il se figea, mais aucune d'entre elles ne semblait le voir. Elles s'accrochaient toutes à un tube vert flottant. Elles semblaient effrayées, et leurs yeux semblaient fixés sur quelque chose qui se trouvait bien au-delà des murs. Il décida qu'elles devaient être droguées avec quelque chose, et les contourna jusqu'à ce qu'il arrive au lit du Tyran. Là, il trouva ce qu'il cherchait. C'était un artefact de l'ancien monde, un de ces rectangles étranges, ornés de joyaux, qu'on trouvait parfois dans des conteneurs, avec des lignes d'or courant le long de sa surface verte. C'était le plus grand qu'il ait jamais vu, presque aussi large que la longueur de son avant-bras. Il avait dû coûter cher, même au Tyran. Il le plaça délicatement dans son sac.

Puis il sortit le pot de peinture. Il ouvrit le couvercle, puis utilisa un coin du drap de lit du Tyran pour peindre sur le mur derrière le lit. Il avait dû payer un scribe pour savoir quoi tracer, et il copia soigneusement les rayures qui se trouvaient sur le papier. Il fallait que ce soit parfait.

Lorsqu’il fut satisfait de son travail, il retourna sur le balcon. Il se glissa entre les barreaux et lança le crochet vers le bureau de Totch. Il se balança jusqu’à l'autre côté, puis grimpa jusqu'à la fenêtre. Il jeta un coup d’œil à l'intérieur pour s'assurer qu'il n'y avait personne, puis redescendit. Cette fois, personne ne l'interrompit.

Il traversa la rue, le dos fièrement droit et le menton levé comme le fils d'un seigneur. Le lendemain soir, tout le monde dans la ville connaîtrait son nom.


Il se réveilla le lendemain matin secoué par la prêtresse Gylia. "Réveille-toi ! Réveille-toi, petit imbécile !"

"Hein ? Quoi ?" murmura-t-il.

"Il y a des hommes à ta recherche partout dans la ville. Tu dois t'habiller immédiatement !" La prêtresse aux cheveux argentés le hissa sur ses pieds, et le poussa en direction du panier à linge où il rangeait ses affaires. "Non, pas ça, quelque chose avec une capuche. Tu ne peux pas être aussi stupide, et avoir autant de problèmes."

Tandis qu'il s'habillait dans un état second, les mots finirent enfin par avoir un sens. On le recherchait ! Ses actes de la veille commencèrent à lui revenir en mémoire. Il avait volé le Tyran lui-même.

"Non pas que je pense que tu sois coupable," dit Gylia. "Même toi, tu ne serais pas assez stupide pour peindre 'Mon nom est Rone' sur un mur après avoir volé le trésor préféré du Tyran. Mais ils vont… Oh. Oh non, Rone. S'il te plaît, dis-moi que tu ne l'as pas fait."

"Euh." Rone commençait à se demander si son plan était aussi intelligent qu'il l’avait semblé lorsqu'il l’avait imaginé.

"Oh, mon Dieu. Il faut te faire sortir de la ville tout de suite." Elle l'emmitoufla, rabattant la capuche sur son visage. "Je connais un caravanier. Il ne part que dans deux jours, mais si tu t’enfuis maintenant, tu pourras le retrouver sur la route plus tard. Mais maintenant, on doit te faire sortir de la ville avant que quelqu'un ne parle de toi à la garde. Maintenant, file."

Rone se laissa guider hors de la pièce et du temple, ne s'arrêtant que pour ramasser son sac. Gylia le conduisit dans des ruelles étroites et à travers des marchés animés, les yeux attentifs à toute trace de la Garde. Une fois, un Garde s'approcha d'eux, mais il demandait simplement si Gylia allait être au temple plus tard. De l'argent changea de mains, et elle promit qu'elle y serait, juste pour lui.

Quand ils atteignirent la porte, Gylia posa une main sur son épaule. "Maintenant, tu dois m'écouter. Marche le long de la route pour le reste de la journée. Cela devrait t’emmener suffisamment loin de la ville. Cache-toi là, et attends le passage d'une caravane. Demande Tenzin, et dis-lui que c’est Gylia qui t'envoie. Il t'aidera."

Rone hocha la tête. "Merci, Prêtresse", dit-il, puis il regarda les gardes. Ils étaient quatre, deux surveillant l'intérieur, deux surveillant l'extérieur.

Gylia suivit son regard. "Tu devras passer devant eux. Je ne peux pas t’aider. Les prêtresses ne sont pas autorisées à sortir de la ville, et ils seront plus méfiants si je m'approche. Donne-leur juste un autre nom, et prétends que tu sors pour aller voir ton oncle ou quelque chose comme ça. Tu as une langue intelligente, mon garçon. Utilise-la."

"Merci, Prêtresse", dit-il. Il réalisa soudain qu'il ne pourrait pas revenir en ville. Pas avant un long moment. Peut-être même jamais. "Je…" Il ne savait pas quoi dire.

"Oh, Rone", dit-elle doucement, et elle le serra dans ses bras. "Sois courageux, sois intelligent, et ne cesse jamais de courir tant que tu as encore du souffle." Puis elle le lâcha, et elle se détourna, retournant vers le temple.

Rone redressa ses épaules et s'approcha des gardes.

"Qu'est-ce que tu veux, gamin ?" demanda l'un d'eux. Il regardait le garçon avec méfiance, ses yeux bleus vifs contrastant avec sa peau sombre.

"Monsieur," commença-t-il, sur le point de lui dire ce que Gylia avait suggéré, puis il décida d'essayer quelque chose d'encore mieux. "Je sais où est Rone !"

"Où ?" demanda le garde, en se redressant. Les trois autres gardes le regardaient aussi attentivement.

"Je veux une partie de la récompense", dit Rone. "Sinon, je ne dirai rien."

"Tu vas le dire, ou je vais te pocher les deux yeux. Maintenant, parle", dit le garde en se penchant vers Rone. Les trois autres, y compris les deux qui étaient censés surveiller l'extérieur, s’étaient rapprochés.

"D’accord, d’accord", dit Rone, en serrant les paupières jusqu'à ce qu'une larme coule sur sa joue. "Je vais parler, mais ne me frappez pas. Il a l'intention de s'échapper de la ville. Il vient par ici."

"A quoi ressemble-t-il ?" demanda le garde. "Pas de mensonges, surtout."

"Il est petit, il a les cheveux bruns, et… c'est lui, là-bas !" s’exclama Rone, en désignant une petite silhouette qui se dépêchait de traverser la place ouverte.

Les gardes poussèrent leur cri de ralliement. Les deux de la porte intérieure coururent vers l'homme que Rone avait désigné, tandis que les deux autres regardaient. Pendant que leur attention était concentrée sur l'intérieur, il se glissa entre eux et courut vers la porte. Il entendit un juron surpris derrière lui, mais il savait qu'il leur faudrait quelques instants pour courir après lui, s'ils décidaient de le faire. Il resta sur la route un moment, puis vira de côté, tombant dans un fossé, puis en ressortit. Les champs et les arbres s'étendaient aussi loin qu'il pouvait voir. Ce qui semblait terriblement loin. Était-il normal de pouvoir voir aussi loin ?

Il y avait un manque notable de ruelles où se réfugier, ou de foules épaisses dans lesquelles se perdre. Il y avait des gens sur la route, et des gens travaillant dans les champs, mais nulle part où il pourrait simplement disparaître. Cela pourrait devenir un problème très bientôt.

Il jeta un coup d'oeil en arrière. Il semblait y avoir encore de l'agitation à la porte, mais personne ne courait pour le moment.

"Que fais-tu dans mon champ ?" cria quelqu'un. Rone se figea, et vit un homme avec un chapeau de paille courir vers lui. Il ne lui était pas venu à l'esprit que des gens possédaient ces champs, comme ils possédaient des bâtiments. Il pensait que tout appartenait au Tyran, jusqu'à ce qu'on soit trop loin pour se soucier de lui.

Il décida d'adopter l'approche de l'imbécile. "D-Désolé. Je suis p-perdu", dit-il.

L'homme s'approcha et regarda Rone de la tête aux pieds. "Qui es-tu ?" demanda-t-il. "Pourquoi es-tu tout seul ici ?"

"Mon nom est Hever", dit-il. "Je vais voir mon oncle." Il décida que c'était le moment ou jamais d’utiliser le mensonge de Gylia. C'était un bon mensonge, tout bien considéré, et c'était une honte de le gaspiller complètement.

Le visage de l'homme s'illumina de sympathie. " Ton oncle ? Dans quelle ferme travaille ton oncle ? Je connais tous les propriétaires terriens du coin. Je vais t'aider à le trouver."

Le visage de Rone se figea. Comment cet homme pouvait-il connaître tout le monde ? Il n'avait pas prévu ça. "À, euh, à, euh, la ferme de Larn," dit-il en donnant le nom le plus commun qui lui venait à l'esprit.

"Hmm. Il y a beaucoup de Larns par ici. Où tes parents t’ont-ils dit d'aller ?" demanda le fermier.

"A l'est, monsieur", dit Rone, donnant la direction générale que la route suivait.

"Cela ne réduit pas beaucoup les possibilités. Tu n’as pas d’autre indice à me donner ?" demanda l'homme.

"Je ne suis pas doué pour réfléchir, monsieur." Rone commençait à se demander s'il ne devrait pas s'enfuir à nouveau.

"Hmm. Eh bien, je ne peux pas t’emmener voir tous les Larns à l'est d'ici." L'homme sembla débattre pour prendre une décision pendant un moment, puis posa une main bienveillante sur l'épaule de Rone. "Très bien, tu dois m'écouter attentivement, Hever," dit-il, parlant lentement. "Tu dois suivre la route. Marche jusqu'à ce que tu arrives au grand pont en bois. Il y a une ferme après. Vas-y, et parle à Caswin. Il t'aidera. Tu as compris ?"

"Suis la route jusqu'au grand pont en bois", répèta Rone. "Parle à Caswin."

"Brave garçon." Le fermier le poussa doucement vers la route, et Rone se remit en route.

Personne ne venait du portail. Ils avaient dû décider qu'il n'était pas assez important. Il espérait qu'il se passerait un bon moment avant qu'ils ne se rendent compte de leur erreur. Mais maintenant, la route s’étirait vers le lointain, le soleil était chaud, et le monde était à lui. Il souleva son sac sur son épaule et se mit à siffler en marchant.


Seconde Partie

La pluie tombait à verse, et Rone frissonnait, perché dans un arbre. Il en était à environ une journée de marche quand il avait été poursuivi hors de la route par une meute de chiens sauvages. Après leur avoir échappé en plongeant dans une rivière, il s'était perdu pendant quelques jours avant d'être poursuivi par un lézard géant, qui l'attendait maintenant au pied de l'arbre, et il n'avait plus aucune idée de l'endroit où se trouvait la route. Il était trempé, il était mal en point, et il était presque sûr qu'il allait mourir.

C'est à ce moment que les cris commencèrent. Au début, il pensa qu'il s'agissait d'une autre meute de chiens sauvages, car cela ressemblait à des hurlements et des jappements, mais il y avait des mots mélangés au milieu. Tout était très difficile à comprendre, mais il comprit "gauche", "droite" et "plus près".

Des kangourous bondirent à travers les buissons, suivis de près par des chiens, puis par des hommes aux visages peints en blanc et aux cheveux rouge foncé. Ils projetèrent des lances en courant, et un kangourou bondit droit sur le lézard, avant d'être attrapé dans ses mâchoires massives. Celui-ci se tourna vers les chasseurs.

Ceux-ci s'arrêtèrent net, mais ne s'enfuirent pas. Au lieu de cela, ils se regroupèrent, ceux qui tenaient encore leurs lances en tête. Le lézard siffla de façon menaçante, mais se détourna, ramassa le kangourou mort et s'éloigna en se dandinant, ne voulant pas courir le risque d'être blessé par les chasseurs.

"Hé, il y a un garçon dans l'arbre !" dit l'un des visages peints en blanc. Il portait une culotte de cuir et une chemise simple, toutes deux tachetées de gris et de noir. D'autres, habillés de la même manière, levèrent la tête.

"Bizarre, comme fruit, pour un arbre yook", dit un autre en riant.

"Est-ce qu'il est mûr ?" demanda un autre.

"Va le renifler toi-même", dit un autre. "Ho, toi, dans l'arbre, tu descends ? La tronche d'écailles est partie."

Rone se laissa tomber doucement jusqu'au sol, et faillit tomber car ses muscles très usés protestaient vivement. "Merci", dit-il.

"Tu viens de la ville, toi", déclara le type au visage peint en blanc. "Tu t'es enfui ?"

Rone hocha prudemment la tête. Les nomades commerçaient parfois avec la ville, mais on disait qu'ils essayaient d’éviter les gardes quand c'était possible.

"Eh bien, tu vas venir avec nous. Nous t'avons sauvé, donc tu es à nous maintenant", dit l’homme au visage blanc.

"Quoi ?" Rone fut pris par surprise lorsque deux autres chasseurs attrapèrent son bras.

"Vous avez des lois dans la ville, hein ? Nous avons des lois ici aussi. Ça, c'en est une. Maintenant, viens. Nous avons un long chemin à faire ce soir."

Ils le poussèrent et le tirèrent jusqu'à ce qu'ils rencontrent d'autres chasseurs. On lui prit le sac qui contenait ses trésors, et on lui mit dans les bras à la place des morceaux de viande fraîchement coupés, enveloppés dans du cuir. Les chasseurs discutaient amicalement autour de lui, le poussant de temps en temps ou le soutenant lorsqu'il trébuchait. Il n'était pas tant traîné qu’emporté dans une foule amicale et bavarde.

Lorsqu'ils atteignirent le campement, la pluie avait cessé, et la lune commençait à émerger des nuages.

Il y avait des tentes coniques en cuir installées autour de plusieurs grands feux. Des motifs oranges et bleus décoraient chaque tente, et des cloches étaient suspendues à leur sommet, tintant dans la brise. Des hommes plus âgés, des enfants et des femmes les regardaient fixement. Leurs vêtements étaient plus variés que ceux des chasseurs, avec des rouges et des jaunes prédominants. Les hommes plus âgés avaient le visage peint comme les chasseurs.

La viande fut ôtée des bras de Rone, et il s'effondra sur le sol. Il n'avait jamais autant marché de sa vie.

Il fut remis sur pied par le premier homme au visage blanc qu’il avait vu. "Je suis Dernier Homme. Il a été décidé que tu m'appartiendrais."

"Mon nom est-" commença Rone, mais il reçut un coup sec sur la tête.

"Ton nom ? Ton nom c’est ‘toi’, ou ‘gamin’, ou ‘le morveux de la ville’. Ne me parle pas de noms. Tu es un gamin, pas un homme." Il fit un geste vers l'un des feux. "Maintenant, assieds-toi, mange un peu, puis va dans la tente de ma famille. Celle avec le dessin de l'homme qui est debout tout seul."

Rone fit ce qu'on lui disait. La nourriture était composée de viande, de légumes et de racines, rôtis sur des branches au-dessus du feu, et légèrement épicés. C'était délicieux après une journée de marche. Lorsqu’il entra dans la tente, il la trouva déjà bondée d'enfants, de chiens, de deux chasseurs et de plusieurs femmes, dont une qui se présenta comme étant Adopteuse. Elle arrangea ses vêtements un moment, d'une manière qui lui rappela les prêtresses, puis l'envoya dormir sur les couvertures avec les chiens et les autres enfants. Rone comprit qu'elle devait être la femme de Dernier Homme.

Alors qu'il s'allongeait sur les couvertures, poussant un chiot pour se faire de la place, il pensait déjà à la façon dont il allait s'échapper. Ils l'avaient attrapé à un moment où il était faible et perdu. Mais Rone avait ridiculisé le Tyran. Il n'y avait aucune chance qu'ils puissent garder prisonnier quelqu'un d'aussi intelligent que lui. Pas pour longtemps.


Le jour suivant, Rone fut réveillé par Adopteuse qui lui secouait l'épaule. Elle lui mit un seau dans les mains et lui dit qu'elle avait besoin qu'il aille chercher de l'eau. Elle parlait lentement, comme s'il était lent ou simple.

Il se précipita dehors, et les autres le dévisagèrent. "Hé, le gamin de la ville !" l’interpela une fille de son âge. "Où tu vas ?"

"Chercher de l'eau", dit-il, un peu sur la défensive, n'aimant pas être appelé ‘gamin de la ville’.

"Je vais t'aider", dit-elle. "C'est par là."

"Je sais", dit-il, bien que ce soit faux.

"Bien sûr", dit-elle, et son sourire lui indiqua qu'elle n'était pas dupe. Rone décida immédiatement qu'il ne l'aimait pas.

"Comment tu t'appelles ?", demanda-t-il.

Elle le regarda fixement pendant un moment, et éclata de rire. Il ne l'aimait vraiment pas. "Je n'ai pas de nom ! Quel âge tu penses que j'ai ?"

"Tout le monde a un nom", dit Rone, puis il s'interrompit. "N'est-ce pas ?"

"Personne n'a de nom jusqu'à ce qu'il soit prêt à être un homme ou une femme, idiot. Le nom de ma mère est Troisième Flèche, parce qu'elle a tiré trois flèches sur un bandit, et la troisième l'a tué." Elle en parlait avec autant de légèreté qu'elle aurait pu parler de porter une jolie robe, ou de faire cuire une belle tarte.

"Je… je vois", et les mots de Dernier Homme la veille prirent plus de sens pour lui.

D'elle, il apprit que la plupart des enfants dans la tente de Dernier Homme et Adopteuse n'étaient pas les leurs. Adopteuse n'avait eu qu'un seul fils, qui était mort peu de temps après, et elle n'était pas capable d'en avoir d'autres. Depuis, ils avaient accueilli tous les enfants qui n'avaient plus de tente où aller. Ceux dont les parents étaient morts, ou, plus fréquemment, ceux qui avaient été enlevés à d'autres tribus.

Il posa des questions à ce sujet, et il s’avéra que les tribus nomades se livraient souvent à des raids entre elles, capturant des enfants pour en faire les leurs afin de gonfler leurs effectifs. Parfois, une tribu pouvait être éradiquée de cette façon. Mais lorsque cela se produisait, il arrivait généralement qu'une autre tribu se divise pour s'emparer du nouveau territoire.

"Mon père était d'une autre tribu", dit-elle. "Il ne veut pas me dire laquelle, ceci dit. Nous sommes des Chasseurs Fantômes, maintenant."

Rone passa beaucoup de temps avec la jeune fille au cours des jours suivants pour en apprendre davantage sur les Chasseurs Fantômes. Non pas qu'il l'appréciait, mais elle était très bavarde, et il avait besoin de toutes les informations qu'il pouvait obtenir. De son côté, elle semblait amusée par son ignorance, ce qui l'agaçait au plus haut point.

Lorsqu'ils levèrent le camp après la première semaine, elle lui montra comment emballer soigneusement le cuir de la tente, en le pliant pour qu'il puisse être transporté jusqu'au nouvel emplacement. Les piquets qui étaient encore en bon état étaient transportés, tandis que les mauvais étaient jetés, pour être remplacés lorsqu'ils atteindraient le nouveau campement.

Peu de gens étaient prêts à accorder plus qu'un regard à Rone, et quand quelqu'un lui parlait, c'était généralement à la manière d’Adopteuse. Gentiment, mais comme s'il était idiot. Dernier Homme le regardait de temps en temps pour voir s'il était toujours en un seul morceau.

Il attendit qu'ils atteignent l’emplacement de leur nouveau campement pour s'échapper. Il patienta jusqu'à ce que l'agitation de l'installation ait commencé, prit un seau (dans lequel il avait caché son sac, volé à l'arrière de la tente de Dernier Homme) comme s’il allait chercher de l'eau, et commença à s'éloigner. Il se cacha derrière des buissons, et fut bientôt hors de vue.

Il se mit ensuite à courir, sachant qu'une fois qu'ils auraient découvert sa disparition, ils suivraient ses traces. Mais pas trop loin, il en était sûr. Un garçon captif, ça ne valait pas trop d'efforts. Une fois qu'il serait assez loin, ils abandonneraient.

Il courut pendant une journée entière, et il ne finit par s’arrêter qu’une fois la nuit tombée pour se reposer dans un bosquet d'arbres. Il était perdu, bien sûr, mais au moins, il était libre. Puis il entendit quelqu'un bouger non loin de lui.

C'était Dernier Homme. Il se tenait à moins de trois mètres, appuyé sur un bâton de marche, un chien à ses côtés. Il n'avait pas l'air en colère, ou contrarié, ou même déçu. Simplement attentif.

Puis il leva son bâton, et les coups commencèrent à pleuvoir.

Quand il eut fini, il jeta Rone sur ses larges épaules et le ramena au camp.


Rone essaya de s'échapper plusieurs fois encore, mais le résultat était toujours le même. Dernier Homme l'attrapait, le frappait un moment, puis le ramenait au campement. Il n'était jamais puni davantage après chaque tentative, et personne ne disait rien à ce sujet, sauf la fille.

Il commençait à s’habituer à la vie dans le campement, portant des choses pour les femmes et les hommes plus âgés. Il apprit à aider à nettoyer les tentes, à savoir ce dont les cuisiniers avaient besoin, et à prendre soin des arcs dont les femmes étaient armées en cas de raids d'autres tribus, de bandits, ou de monstres.

Ses anciens vêtements finirent par s’user tout à fait, et furent remplacés par des culottes de cuir et de simples chemises en tissu. Après cela, il commença à mieux s’intégrer parmi les Chasseurs Fantômes. Il n'était appelé "gamin de la ville" par personne, sauf par la fille énervante. Elle lui parlait toujours autant, mais il avait de moins en moins besoin qu'elle lui explique des choses au fil des mois. Pourtant, il passait toujours du temps avec elle, autant par habitude que par autre chose.

Il commença à jouer avec des lances émoussées avec les autres garçons, apprenant à simuler des combats, et à lancer les plus courtes sur des cibles peintes au sol ou sur des arbres. Il devint plus grand et sa poitrine s’élargit. Bientôt, il attrapait des lapins et des lézards autour du camp avec les garçons plus âgés.

L'un de ces garçons plus âgés, qu'il appelait mentalement Nez Pointu, était généralement considéré comme le chef des jeunes du campement. Rone s'entendait bien avec lui, et au bout d’un moment, ils se mirent à faire des plans pour se distraire. Ils jouaient des tours aux autres garçons ou aux jeunes chasseurs, allaient dans des endroits où ils n'étaient pas censés aller, et trouvaient ensemble toutes sortes de jeux.

Rone ne pensait plus tellement à s'échapper, ni à la ville, ni même à la façon dont il s’était moqué du Tyran. Il pensait surtout à ce qu'ils allaient faire le lendemain, ou si les chasseurs allaient rapporter de nouvelles histoires de monstres ou d'autres tribus.

Un jour, alors qu'il vivait dans la tribu depuis plusieurs années, Rone et la fille énervante se faufilèrent jusqu'à un trou d'eau voisin où un bunyip avait élu domicile. Ils grimpèrent sur un arbre et regardèrent le monstre poilu et écailleux attaquer tout ce qui s'approchait trop près de son étang.

Soudain, Rone leva les yeux et aperçut de la poussière au loin. Il plissa les yeux, et distingua des hommes à l’horizon.

"Hé, regarde là-bas", dit-il en pointant du doigt.

La fille énervante plaça sa main en visière au-dessus de ses yeux et fronça les sourcils. "Ce ne sont pas nos chasseurs."

"Rentrons", dit Rone, en se laissant glisser au pied de l'arbre.

Ils coururent jusqu'au campement. Rone fonça immédiatement vers Adopteuse. "Il y a des hommes qui arrivent. Pas les nôtres", lui dit-il.

"Tu les as vus ?" demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

"Ce n'est pas une blague, je le jure", répondit Rone. "Demande à la fille si c’est vrai."

La fille énervante hocha la tête. "Ils n'avaient pas de visages peints en blanc, et ils n'avaient pas de chiens avec eux".

Adopteuse hocha la tête, puis lança un cri d’alerte aux autres femmes. Les arcs furent tendus, les flèches rangées dans les carquois.

Rone et la fille énervante reçurent l'ordre de rester près des tentes et de protéger les autres enfants. Rone savait qu'on leur demandait de rester en arrière pour ne pas gêner, mais il n'arrivait pas à envisager un moyen de s'éloigner de tous les autres sans être vu, alors il préféra attendre pendant que les femmes faisaient leur travail.

Deux heures plus tard, les femmes revinrent, riant et chantant des chansons parlant de guerre et de pluies de flèches et de pierres.

L'une des femmes prit Rone par les mains et le fit tournoyer joyeusement lorsqu'il demanda ce qui s'était passé, puis elle l'embrassa sur la joue. La fille énervante semblait étrangement contrariée par ce détail, bien que Rone ne comprenne pas trop pourquoi. Ce n'était pourtant pas elle qui avait été embrassée sur la joue comme un bébé. "Petit futé ! Nous allons faire un festin ce soir."

Il s'avéra que les femmes s'étaient cachées bien avant que les hommes ne s'approchent, et qu’elles avaient décoché une volée de flèches dans le sol devant eux. Ils étaient de la tribu des Épées Noires, qui était généralement amicale, donc ils n'avaient pas été tués à vue. Mais ils avaient dû abandonner leurs armes et leurs plus beaux vêtements avant d'être autorisés à partir. "Et si l'un d'entre eux est encore là quand les chasseurs reviendront, ils vont le regretter !" conclut la femme en riant.

Mais quand les chasseurs revinrent, il n'y avait plus aucune trace des pillards. Quelques-uns des plus jeunes guerriers étaient tristes de ne pas avoir eu la chance d'essayer leurs lances contre les épées, mais tout le monde s'accordait à dire que les femmes s'étaient très bien débrouillées, et que Rone et la fille énervante avaient sauvé la tribu d’une situation périlleuse. Même si, comme le fit remarquer Dernier Homme, ils n'auraient pas dû se trouver à ce point d'eau, à la base.

Cette nuit-là, alors que Rone somnolait avec le ventre plein, il fut brutalement tiré par les pieds et tracté hors de la tente avant qu'il ait pu comprendre ce qui lui arrivait. Il trébuchait dans l'obscurité, essayant de comprendre ce qui se passait, lorsqu’on lui jeta de l'eau au visage.

Ses yeux fatigués distinguèrent les visages des chasseurs. Certains tenaient des bâtons, d'autres des cordes, et, pour un seul d’entre eux, un couteau étincelant. On lui enfonça un bâillon entre les mâchoires et on le força à s'éloigner du campement.

Après avoir parcouru une certaine distance, on lui ôta le bâillon et on l'entraîna par les bras. Le chasseur avec le couteau (il reconnut, un peu tard, qu'il s'agissait de Dernier Homme) s’avança.

"Hé !" dit-il, et il tenta de reculer. Mais les autres l'en empêchèrent et le plaquèrent au sol. Le couteau jaillit et découpa sa chemise, puis son pantalon, et il se retrouva nu face aux étoiles. Les chasseurs le laissèrent alors se relever.

Dernier Homme siffla, et les autres chasseurs formèrent deux rangées. "Dix tentatives", dit Dernier Homme. "Sur tes deux pieds, pour faire de toi un homme. Avance !"

Rone fut poussé entre les deux rangées. Dès qu’il passait devant un des hommes, il était frappé avec un bâton attaché à une corde. Il trébucha plusieurs fois mais finit par arriver au bout.

"Neuf tentatives !" ordonna Dernier Homme.

Rone trébucha en sens inverse. Et encore une fois. Deux fois, il tomba à genoux, et dut retourner au début. Mais il parvint finalement à passer la dixième et dernière fois sans trébucher.

Encore une fois, on le saisit par les bras. Mais cette fois, c'était simplement pour l'aider à se tenir debout.

Dernier Homme s'approcha, et il sortit un bocal d'une pochette à sa ceinture. "Dix tentatives. Pour faire de toi un homme. Et c’est fait." Il plongea deux doigts dans le bocal et les en ressortit couverts de quelque chose de blanc, qu'il étala sur le visage de Rone. Quand il eut fini, il montra à Rone son visage dans un morceau de métal. Un visage blanc. Celui d’un Chasseur Fantôme.

Les autres se mirent à crier et à applaudir. Ils lui donnèrent des vêtements gris et noirs et une lance. Il reçut quelques claques dans le dos, des coups de poing dans les bras, et son corps meurtri s'est à nouveau plaint. Mais il n'aurait échangé une seule de ces douleurs pour rien au monde.


Il commença à partir en expédition avec les chasseurs. On lui montra comment prendre soin de sa lance, et comment en fabriquer une nouvelle. Mais son travail consistait surtout à courir avec les chiens et à débusquer les proies pour les chasseurs plus âgés, qui les tuaient ensuite. Il avait envie de tester sa lance, mais il était encore trop jeune pour en avoir le droit. Il n'avait même pas encore de nom. Mais cela viendrait avec le temps.

Nez Pointu devint un chasseur peu de temps après lui. Les deux garçons restèrent amis, mais il y avait maintenant une rivalité dans leur amitié, une compétition pour voir qui serait le meilleur chasseur, et qui gagnerait son nom en premier.

"Tu n'es qu'un gamin de la ville", dit Nez Pointu en riant. "Il te faudra des années avant d'avoir un nom. Si jamais c’est le cas."

"Et toi, tu es beaucoup trop bête", répondit Rone. "A moins que tu ne le gagnes en collant des coups de tête à des rochers, il te faudra des années avant de faire quelque chose d'assez futé pour mériter un nom."

Ils se mirent à chahuter, et finirent par se battre dans la boue en riant jusqu'à ce que Dernier Homme mette fin à leur bagarre et leur dise de trouver quelque chose de plus utile à faire.

La fille énervante avait de moins en moins de temps à passer avec lui. Adopteuse l'avait prise à part, et maintenant elle apprenait à utiliser un arc, entre autres tâches féminines. Rone ressentait une certaine tristesse à ce sujet. Il s'était habitué à sa présence. Elle n'était plus aussi énervante qu'avant.

Pourtant, ils continuaient de se parler dès qu’ils le pouvaient. Quelques minutes autour du feu de camp, ou une heure sous la lune. Il se vantait de ses exploits pendant la chasse, dont un ou deux s'étaient réellement produits, tandis qu'elle lui racontait qui se battait dans le camp, qui avait volé le repas de qui, et d'autres petites choses sans importance dont il ne se serait jamais soucié en temps normal, sauf qu'il aimait les entendre de sa bouche.

Un jour, alors qu'il revenait de la chasse, elle se précipita vers lui et l'enlaça en souriant comme une folle. "Tu ne devineras jamais ce qui s'est passé !"

"Je pourrais", dit-il, faisant semblant d'être offensé. "Je suis fort au jeu des devinettes."

"J'ai un nom !" dit-elle.

"C'est pas comme ça que le jeu se joue", protesta-t-il. Puis il réalisa ce qu’elle venait de dire. "Quoi, déjà ?"

"Oh, et j'ai failli mourir", ajouta-t-elle.

"Quoi ?" répéta-t-il, un peu hébété.

"Oh, tu t'en fiches de ça de toute façon", dit-elle. "Du coup, mon nom-"

"Mais non, je m'en fiche pas !", dit-il.

"C'est Pierre Cassée", dit-elle, l'ignorant. "C'est Adopteuse elle-même qui me l'a donné. Ça sonne bien, hein ?"

"Mais comment ? Je veux dire-" commença-t-il, mais elle continua sur sa lancée.

"Oh, c'était une chouette petite cérémonie. Elle et les autres femmes âgées ont peint mon ventre et mes seins avec de l'ocre. Je te le montrerais bien, mais je ne pense pas que tu sois tout à fait prêt pour ça."

"Comment t’as failli mourir ?" demanda-t-il.

Elle redevint un peu plus sérieuse. "Il y a un monstre. Il est venu près du campement, vers un arbre où les enfants jouaient avec les vieux chiens. Personne ne pouvait le voir, ceci dit."

"Il se cachait ?" demanda-t-il.

"Non. Il était à découvert, mais invisible. Il n’avait même pas d’ombre. Mais il a tué un des chiens, et il s’en serait aussi pris aux enfants si les chiens ne l'avaient pas attaqué. Ils ne pouvaient pas le voir, mais ils lui ont aboyé dessus, et nous pouvions deviner où il était. J'ai jeté un pilon de pierre droit sur lui, et il s'est brisé. Je ne pense pas l'avoir blessé sérieusement, mais il est parti quand même."

"Il faut qu’on le retrouve et qu’on le tue", dit Rone, un peu ébranlé. Elle était là quand ça s’était produit ! Le monstre aurait pu l’emporter.

"Idiot", dit-elle affectueusement. "De quoi est-ce que tu crois qu’Adopteuse parle à Dernier Homme en ce moment ? De sa couture ?"

"Si elle te ressemble un peu…", grommela-t-il, mais sans la contredire.

Le lendemain, Dernier Homme prit tous les chasseurs à part. Il leur répéta l'histoire qu'avait racontée la fille énerv- Pierre Cassée. "Nous devons le retrouver, et le tuer."

"Comment les chiens ont-ils su où il était ?" demanda l'un des chasseurs.

"Avec leur flair, j'imagine", dit Dernier Homme. "Mais ils n'ont pas été capables de faire plus que de le gêner."

"Qu’est-ce qu’on fait, alors ? On le combat à l’aveuglette ?" demanda un autre.

"Si c’est nécessaire, oui", répondit le vieil homme. "Mais nous allons d'abord essayer une approche plus intelligente. Quand les chiens l'auront coincé, nous lui jetterons de la boue. Avec de la chance, cela révélera sa silhouette et nous pourrons le tuer plus facilement. Des questions ?"

Il n'y en eut pas. Les chasseurs se séparèrent en leurs groupes habituels et se mirent en route.

Rone resta avec ses chiens tandis que les autres chasseurs de son groupe se dispersaient. Ils se frappaient la poitrine et tapaient des pieds, dans l'espoir d'attirer le monstre vers eux. Rone avait l'impression d'être un lâche, mais il était secrètement soulagé de ne pas faire partie de ceux qui faisaient du bruit.

Malgré tous leurs efforts, le soleil se leva et se coucha sans le moindre signe de danger. Rone commença à se demander si le monstre n'était pas parti, après tout ; peut-être était-il retourné d'où il venait pour chercher des proies plus faciles.

Ils finirent par abandonner, décidant que la nuit n'était vraiment pas le meilleur moment pour chasser quelque chose qui était déjà impossible à voir.

Une fois retournés au camp, ils constatèrent qu'ils n'étaient pas le premier groupe à revenir. Les femmes avaient l’air sombre, et les chasseurs semblaient frustrés et en colère. Il y avait un corps étendu près du feu de camp principal.

Rone sursauta. C'était son ami Nez Pointu.

"On n'a pas pu le frapper avec nos lances", expliquait un chasseur à Dernier Homme. "Il bougeait trop, et la boue devenait invisible dès qu'elle touchait son corps. Le garçon a sauté sur lui, et je jure qu'il a réussi à l’agripper pendant un moment avant qu'il ne le jette à terre. Les chiens et nos cris l'ont chassé avant qu'il ne puisse faire plus que secouer et malmener son corps, mais c'était déjà trop tard."

Dernier Homme fixa le corps du jeune chasseur pendant un moment, puis lui ferma les yeux. "Son nom est Poigne de Fer. Nous brûlons un vrai homme et un vrai chasseur ce soir."

Rone décida de rester à part tandis qu'ils construisaient un bûcher, habillaient Nez Pointu de vêtements plus fins et l'envoyaient dans l'autre monde. Cela ne lui semblait pas tout à fait réel. Mais c'était pourtant le cas. Nez Pointu ne donnerait plus d'ordres à personne. Il ne ferait plus de bêtises avec Rone, et ne se bagarrerait plus jamais avec lui pour une plaisanterie. C’était injuste.

Au bout d’un long moment, les flammes de la colère se ravivèrent en lui. Les mêmes flammes qui lui avaient fait voler le trésor du Tyran. Ce n'était pas juste que Nez Pointu ait été tué. Il était temps de rétablir l’ordre des choses.

Son esprit travaillait fébrilement, et bientôt il trouva un plan.

Pendant que les autres racontaient des anecdotes sur Nez Pointu, Rone allait d'une tente à l'autre et commençait à rassembler les objets dont il avait besoin. Il réalisa, de façon détachée, que leurs propriétaires seraient probablement très en colère contre lui si son plan ne fonctionnait pas. Peut-être même qu’ils le seraient aussi si ça fonctionnait. Mais cela n'avait pas d'importance, car son plan allait fonctionner. Il s'en assurerait.


Il attendit jusqu'à l'aube, puis se dirigea vers l'endroit où Nez Pointu et les autres s’étaient rendus. Il ne savait pas si le monstre serait toujours là, mais il fallait bien commencer quelque part.

Il prit la chemise ensanglantée de Nez Pointu et l'attacha au chien qui l’avait accompagné. Il grimpa dans un arbre, et lança un bâton, que le chien poursuivit et lui rapporta. Rone lança un autre bâton. Et encore un autre.

Ils continuèrent ainsi pendant près d'une heure. Le chien se reposait de temps en temps, mais après chaque petite pause, il était de nouveau prêt à courir après des bâtons. Il ne savait pas pourquoi Rone voulait qu'il le fasse, mais il avait bien l’intention de les rapporter au pied de l'arbre aussi longtemps qu'il en lancerait.

Soudain, le chien lâcha le bâton qu’il venait de rattraper et se mit à grogner. Rone se crispa sur son perchoir, et il entendit la respiration lourde de quelque chose de très imposant.

Il entendit également quelqu'un d'autre s'approcher depuis la direction du campement. Les chasseurs ! Bien sûr qu'ils étaient revenus par ici, eux aussi. Il devait agir rapidement.

"Hé, le moche ! T’es trop moche pour nous montrer ta tronche, hein ? Tu veux de la viande ? Il y en a plein dans cet arbre. Essaie un peu de cueillir ce fruit-là !" cria-t-il en secouant les branches.

Il y eut un grognement et quelque chose s’attaqua à l'arbre. Le chien tenta de faire face à la menace invisible jusqu'à ce que celle-ci le projette de côté, nonchalamment. Il tomba à terre, mais se rétablit sur ses pattes en quelques secondes, tentant de mordre quelque chose sans y parvenir.

L'arbre trembla lorsque quelque chose le chargea comme un bélier. C'était énorme, bien plus grand que ce que Rone avait imaginé. Des branches se plièrent sous le poids du monstre tandis que celui-ci tentait de l’atteindre. Il faillit se laisser tomber de l'autre côté de l’arbre pour s'enfuir, mais il se souvint du visage de Nez Pointu brûlant sur le bûcher et se ravisa. Il sortit quelque chose d’emmêlé de son sac et le jeta sur le monstre.

Il lui avait fallu la majeure partie de la nuit pour fabriquer ce filet. Ce n'était pas un très bon filet, d'ailleurs. Il était irrégulier, avec des trous de tailles différentes et un tissage lâche. Mais tout ce qui importait était qu'il tombe sur la créature… et que les cloches des tentes restent accrochées dessus.

Le filet se volatilisa dès qu’il entra en contact avec le monstre invisible, mais on pouvait toujours entendre les cloches tinter. Rone sauta au pied de l’arbre à l’opposé du monstre et commença à courir vers les chasseurs. Il les vit émerger dans la clairière au moment où un grand fracas indiquait que le monstre avait quitté l'arbre. "Les cloches !" cria-t-il. "Visez le bruit des cloches !"

Ils le regardèrent comme s'il était fou, et il crut un moment que tout était perdu. Puis Dernier Homme s'avança.

Il tendit l’oreille, écouta le bruit des cloches qui se rapprochait, puis jeta sa lance. Elle toucha quelque chose, disparut, et il y eut un rugissement de douleur confirmant qu'elle avait bien atteint sa cible.

Les autres chasseurs envoyèrent leurs propres lances de jet avec un temps de retard, puis dégainèrent leurs lances plus longues, avançant vers la créature. Elle tenta à nouveau de s'échapper, mais elle était maintenant ralentie par les blessures qu'elle avait déjà reçues, et ils pouvaient entendre exactement où elle se trouvait. Ils la blessèrent encore et encore, et elle s’écroula au sol. Ils continuèrent à la poignarder, jusqu'à ce qu'ils soient sûrs qu'elle était morte. Puis ils allumèrent un feu autour d'elle et réduisirent son cadavre en cendres invisibles.


"Alors, chasseur", lui dit Dernier Homme un peu plus tard. "Tu es certainement un homme, maintenant. Tu nous as remboursé le prix de ta vie. Que vas-tu faire, maintenant ?"

Rone réfléchit un moment, et dit "Je suis un Chasseur Fantôme. Mais… J'aimerais aussi voir davantage le monde avant de m'installer pour de bon quelque part."

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"Ton nom," dit lentement le vieux chasseur, "est Sonneur."
Illustration d’Angus McLeod

"Voir davantage le monde ? Qu'y a-t-il de plus à voir ?" demanda Dernier Homme.

"D’autres monstres", répondit-il. "D’autres gens. J'ai vécu dans la ville, j'ai vécu dans la tribu. Mais qu'en est-il des autres villes ? Des autres tribus ? J'aimerais voir s'il y a d'autres merveilles que je pourrais trouver. Et peut-être plus de choses que je pourrais rapporter."

Le dernier homme siffla. "Ce sont de bien grandes ambitions. Ne penses-tu pas que tu vas chercher trop loin ?"

"J'ai toujours cherché trop loin", dit Rone en souriant. "C'est comme ça que j'ai obtenu des bras aussi longs."

"Es-tu sûr que tu reviendras un jour ?" demanda Dernier Homme.

Rone regarda vers le feu, autour duquel Pierre Cassée était assise en train de rire avec les autres femmes. "J'en suis sûr. Aussi souvent que mes pieds me porteront ici."

Dernier Homme sourit. "Reviens avec des trésors. Reviens avec de l'honneur. Mais surtout, reviens avec des histoires. Elle les appréciera plus que tout."

"Je le ferai. Merci, Dernier Homme," dit Rone.

"Oh, et gamin de la ville ?" ajouta Dernier Homme.

"O-Oui ?" demanda Rone en hésitant. Personne, à part Nez Pointu et la fille énervante, ne l'avait appelé ainsi depuis des années.

"Ton nom," dit lentement le vieux chasseur, "est Sonneur."

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