Thérapie

La pointe du couteau s’enfonça dans son oreille.

C’était une sensation curieuse. Il y avait de la douleur, bien sûr, une incroyable, exquise souffrance, mais ça n’allait pas plus loin que la surface. En dessous, il y avait la sensation de l’acier froid coupant peau et tendons, et la soudaine chaleur du sang qui coulait contrastant férocement avec le métal. Encore en dessous, il y avait la conscience plus profonde qu’une partie vitale de lui-même se faisait détruire, qu’il était, d’une certaine manière, à tout jamais… compromis. Condamné à n’être plus jamais entier.

Toutes ces émotions. Toutes ces vives impressions. Il ne pouvait pas s’empêcher de les trouver fascinantes, alors même qu’il se tortillait et se débattait contre ses liens.

“Vous voyez ce que je voulais dire ? Est-ce que vous comprenez ?”

L’étrangère se dressait au-dessus de lui, son visage masqué à moitié caché dans l’ombre. Le long bec de son masque planait à quelques centimètres de son front, menaçant de l’éborgner si elle se penchait un peu plus près.

“Argh !”

L’étrangère leva une main gantée à son menton, qu’elle frotta pensivement. “Pas encore tout à fait, je vois. Pas d’inquiétude, nous allons y arriver. Tenez bon maintenant.”

Sur cela, elle plongea une deuxième lame dans son autre oreille. Celle-ci était dentelée, et il pouvait sentir chacune de ses dents lui masser le canal auditif tandis qu’elle glissait vers son tympan. À nouveau il y eut de la douleur, et de nouveau il put percevoir quelque chose en dessous. Quelque chose… d’autre. Une leçon ?

Tout en méditant là-dessus, il lâcha quelques cris de plus. Certaines choses ne pouvaient simplement pas être évitées.

“Est-ce que vous voyez maintenant ? Est-ce que vous comprenez maintenant ?” Il y avait une touche d’imploration dans la voix de l’étrangère, un très léger tremblement.

“La douleur…!”

“Oui ! Oui, la douleur ! Qu’est-ce qu’elle vous dit, mon bien-aimé ? Qu’est-ce qu’elle signifie pour vous ?”

Il pouvait sentir de chaudes larmes couler sur ses joues lacérées. Plus tôt, elles avaient subi le traitement de la femme. Le sel le piquait alors que l’humidité passait sur ses blessures à peine cicatrisées.

“Des larmes ! Non non non, pas de larmes ! Ça ne nous apprend rien. Ça ne veut rien dire ! Complètement dans les paramètres établis, tout à fait normal ! Pas de remède, pas de remède !” La femme faisait maintenant les cent pas dans la chambre sombre, très clairement irritée au plus haut point. Il aurait voulu pouvoir l’aider, il aurait voulu pouvoir prendre sur lui cette douleur dans sa voix. Mais tout ce qu’il pouvait faire, c’était se lamenter sur la sienne. C’était honteux.

“Nous étions si près ! Si près ! Tout ça… tout ça pour rien !”

Sur cela, la femme revint à la chaise où il était attaché et retira prudemment les deux lames de ses oreilles. Il était surpris de toujours pouvoir entendre malgré l’étendue des dégâts. Sa vue s’obscurcissait à cause de la douleur qui menaçait de complètement surcharger ses sens.

“Vous dormez maintenant. Nous continuerons demain. Couteaux inefficaces, à l’évidence. Aurais dû m’en douter, aurais dû m’en douter. Trop attachée aux traditions. Pensais pas clairement. Ma faute, ma faute. Vous dormez maintenant.”

Les ténèbres l’engloutirent, ainsi que la délivrance de la douleur. Pourquoi trouvait-il cela si… décevant ?

Il l’ignorait.

Note de séance no 1213-A-55

Les expériences d’aujourd’hui ont été un échec total. Commence à croire que je perds la main, peut-être même plus que ça. Dois me raccrocher à ce que je suis. Croyais que les anciennes coutumes m’y aideraient, grossière erreur. Dois essayer quelque chose de nouveau, dois avancer, pas reculer. Ne dois pas devenir comme Chirurgien : perdre son identité et sa signification, prendre plaisir à faire ce qui ne devrait être que nécessaire. C’est bien qu’ils l’aient embarqué, enfermé comme l’animal qu’il est devenu. Perdu toute conscience de ce qu’il fait et pourquoi, croit qu’il a réussi sans comprendre en quoi. “C’est lui le remède,” ah ! Sa conduite nous couvre tous de honte. Se mettre à jouer avec les morts… non, ne dois pas y penser plus longtemps. Le travail, seule chose qui importe. Oui. Seulement mon travail.

Ne dois pas oublier cette leçon, oui. Demain sera quelque chose de nouveau. Celui-là sera soigné.

“Debout, debout ! Heure de réessayer maintenant.”

De l’eau froide gicla contre son visage et il se réveilla avec un cri de surprise.

“Hier était un échec. Ma faute. Quelque chose de différent maintenant, de différent. Ne bougez pas.”

La femme masquée était là à nouveau, avec une sorte d’étau dans ses mains gantées. Il ne résista pas lorsqu’elle le plaça autour de sa tête. Il était pris d’un curieux vertige, presque enthousiaste. Il ne savait pas pourquoi.

“Bien, bien. Y a du mieux, pas d’agitation. Très fière. Ouvrez la bouche maintenant.”

Il obtempéra et la sentit lui insérer quelque chose dans la bouche. Il ne pouvait pas voir ce que c’était, mais il le sentit glisser le long de sa gorge. C’était sec et crayeux, un peu comme une grosse pilule.

Il comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas. Ses yeux commencèrent à brûler et couler et sa peau grattait horriblement mais sa gorge et son estomac étaient bien pires. Ils étaient secs comme un vieil os, comme s’ils n’avaient jamais connu la moindre goutte d’eau. Il tenta de crier mais ses cordes vocales, inutiles comme des lanières de cuir séché, ne répondirent pas.

“Déshumidifier, nouvelle technique. Très moderne, très moderne.” Elle était penchée très près de lui à nouveau, le regard plongé dans ses globes oculaires qui séchaient rapidement. “Qu’est-ce que vous sentez ?”

“Nngh, frngh !”

“Non, pas de mots. Pas important, je peux le voir moi-même. Concentrez-vous sur la sensation, voyez à travers, voyez au-delà. Concentrez-vous.”

Il essaya. Cette douleur-ci n’était rien face à ce qu’il avait éprouvé la veille ou n’importe lequel des innombrables autres jours qui précédaient. Malgré les multiples couches de douleur que les lames lui avaient infligées, on ne pouvait tout simplement pas l’y comparer. Cette atroce douleur hurlait dans chaque cellule de son corps, le besoin désespéré d’hydratation se répandait comme la chaleur du soleil à travers tous ses tissus. Il pouvait imaginer chacune de ses cellules s’assécher et mourir, il pouvait presque sentir sa peau se dissoudre, se réduire à l’état de poudre grossière. Quelles sensations !

“Excellent ! Vous y arrivez maintenant, vous y êtes presque maintenant !”

Oui, elle avait raison ! Il n’avait jamais éprouvé une telle chose auparavant ! La conscience qu’il avait de son propre corps s’éleva à un niveau qu’il n’avait jamais imaginé possible. Tout était douleur et il était tout. Le monde lui-même s’effondrait autour de lui ; la réalité déchirée, paillée et raffinée. L’entièreté de l’existence partageait sa souffrance en cet instant précis, aussi était-il un avec elle, un avec tout. Le monde était sien ! Tout en valait la peine, absolument tout en valait la peine ! Exactement comme elle lui avait promis, comme…

Son corps s’affaissa sur lui-même. Sans plus une seule goutte d’eau en lui, il s’effondra en une masse de peau déshydratée et d’organes vides et défaillants. Ce qu’il perçut en dernier fut la femme masquée, désemparée, tendant la main vers lui, essayant désespérément de stabiliser son corps mourant. Il essaya de tendre sa main vers elle, de lui dire que tout allait bien, que tout irait bien, de la remercier de tout ce qu’elle avait fait pour lui, mais sa bouche ne fonctionnait plus et sa langue n’était plus qu’une chose noire et flétrie. C’était trop tard pour tout ça. Il s’en allait maintenant. Le monde s’éloignait, toutes les sensations et toute la douleur emportées avec lui. Il détestait le voir s’en aller.

En mourant, son seul regret fut de n’avoir pas pu lui dire ce qu’elle avait fait pour lui.

Notes de séance no 1213-A-56

Patient 1213 perdu aujourd’hui. Effet secondaire malheureux de la nouvelle thérapie, inévitable. Avant sa mort, le patient a montré des signes prometteurs d’une plus profonde compréhension, mais la dégradation rapide de sa capacité à parler m’a empêché d’évaluer la situation plus précisément. Le nouveau traitement déshydratant permet d’atteindre la profondeur de sensation nécessaire mais pourrait se révéler trop vite létal pour être viable. Essais supplémentaires nécessaires avec le prochain patient, cette fois sans essayer les couteaux d’abord. Patient 1213 peut-être trop affaibli avant la dernière expérience. Apprentissage nécessaire pour éviter les vieilles habitudes. Couteaux essayés trop souvent, inefficace. Dois mieux contrôler pulsions primaires, c’est la voie de la folie. Ne dois pas devenir comme Chirurgien. Ne dois pas aller trop loin. Ne dois pas croire en ma propre justesse. Rester déterminée.

Malgré tout, aujourd’hui a été un progrès ; ne pas regretter le progrès. Le patient 1213 a montré des signes avancés d’assimilation mentale positive vers la fin du traitement, un autre signe positif. Tout mon effort doit tendre vers le remède. Par la douleur, la compréhension. Par la compréhension, la paix. Par la paix, la guérison et l’illumination. Je dois toujours me rappeler ce que je suis et pourquoi je suis ici. Ne pas laisser la culpabilité me dévorer. Ne pas devenir comme Chirurgien et prendre plaisir à faire mon travail. Ne travailler que pour la compréhension, la paix, la guérison, l’illumination. Se rappeler que je suis Thérapeute.

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