12/05/54 :
Cette journée fut semblable à la plupart des précédentes : il ne s’est rien passé de notable. En commençant la rédaction de ce journal, je m’imaginais m’inscrire dans l’histoire, racontant un quotidien qui se serait avéré passionnant dans le futur. Je réalise maintenant que vouloir passer à la postérité était une idiotie, car je ne vivrai jamais rien de réellement important. Paradoxalement, comprendre que ma seule contribution remarquable consistera probablement en la documentation du train-train typique de mon époque me soulage.
Si j’avais voulu narrer au monde le récit de mon existence, j’aurais posé des noms sur ma personne et mon entourage. Je me serais présenté, j’aurais dit ce que j’aime, et parlé de ceux qui m’aiment. Au lieu de cela, j’ai paresseusement voulu laisser le temps remplir le vide de mon existence.
Un auteur ressent rarement le besoin d'expliquer ce qu'il est : il préfère qu'on voit ce qu'il fait. Je pense que le cas contraire ne se manifeste que lorsque l'œuvre est trop médiocre pour qu'on puisse s'intéresser à elle seule. Je pense également qu'un livre sans explication à autant de valeur que de l'eau évaporée. De ma sempiternelle pulsion d'expliquer, j'exposerai donc promptement qui je suis.
Je m'appelle Alain Daniel. Alain, c'est le prénom, et Daniel, le nom qu'on m'a donné, puisque je ne connais pas mon vrai patronyme. J'ai bientôt dix-huit ans, je suis un fervent chrétien et un grand amateur de littérature. Je fais un peu moins d'un mètre soixante-dix, j'ai les cheveux bruns et bien que je ne sache pas ce que souhaite faire de mon avenir, je sais que mon présent est dédié à l'assistance du père dans les champs et l'établissement qu'il tient dans la campagne cantalouse. C'est grâce à lui que je sais écrire et que j'ai la foi, qui me réveille et me tient debout chaque jour qui pointe comme un miracle.
Je passe mes journées à effectuer des tâches ingrates et épuisantes, c’est donc pour cette raison qu’à partir de maintenant, je n’écrirai dans ce cahier que lorsque j’en aurai l’envie, parce que je souhaite avoir une activité à faire par pur enthousiasme.
Je n'ai plus la responsabilité d'être important, seulement la possibilité de m'exprimer comme je l'entends. Je suis libre d'inscrire ici mes pensées sans que l'on me rabâche mes tournures alambiquées et intellectuelles.
14/05/54 :
Peut-être fallait-il vraiment que je prenne du recul sur ce journal. En deux jours seulement, l’inspiration m’est venue. Formidable ! Je crois que plutôt que d'être un journal de bord, cet objet servira uniquement à enregistrer mes réflexions. Après tout, s’il y a bien une chose que seul moi puisse fournir, ce sont mes propres pensées.
Ces derniers temps, je m’inquiète quant à mon avenir et celui de l’établissement. J'en perds même le sommeil et je me prends régulièrement à faire preuve d'un grave manque de discernement. Les tâches les plus anodines deviennent un véritable calvaire.
Mon émancipation approche, et bientôt je n’aurai plus de personne comme le père pour m’épauler en cas de difficultés. Qu’adviendra-t-il de cet établissement lors de mon départ ? Qui remplira mon rôle d’aîné ? Le deuxième garçon le plus âgé n’a même pas 15 ans révolus. Je me fais également du souci pour le père Fabiano : il est vieillissant, et peut-être que je lui manquerai autant qu’il me manquera, ce qui me fait comprendre à quel point nous sommes finalement si dépendants l'un de l'autre ; j’ai besoin de son soutien et il a besoin de mon assistance.
18/05/54 :
Mon anniversaire aura lieu dans 3 mois pile. J’ai beau être jeune, je trouve que le temps passe drôlement vite. Bien trop vite. J’angoisse toujours plus : les dortoirs n’ont pas accueilli de nouveau résident depuis un certain temps déjà, ce qui contribue d’autant plus à mes épisodes d'inquiétude.
Je sais que ça paraît horrible, que je devrais être heureux que de plus en plus d’enfants trouvent une "vraie" famille, mais malheureusement, la vision des lits qui se vident peu à peu ne m’évoque qu’un sablier lugubre, comme un messager cruel du temps qui passe sans se soucier de ce qu'en pense le reste du monde.
29/05/54 :
Les écarts entre mes entrées s’élargissent. Je le déplore, mais me revoilà revenu à la case départ : en plus d’avoir des journées mortellement ennuyeuses, je continue à me faire du mouron. Rien ne change.
À tout cela s'ajoute mon dos, qui me fait souffrir le martyr depuis que j'ai du porter toutes ces caisses à la cave. Il n’y avait pas d'autre option, j'étais le seul à pouvoir les soulever. Je déteste cette pièce. L’air y est lourd et la poussière me pique le nez : c’est comme si toute la gaîté et l’innocence de cet endroit avait eu besoin d’un lieu pour contrebalancer cette atmosphère charmante ; dans les sous-sols, tout est sombre et pesant. C’est presque comme si on pouvait couper l'obscurité et révéler un filet de lumière, emprisonné depuis si longtemps, arrivant pour enfin répartir équitablement la beauté de ce havre verdoyant.
02/06/54 :
Enfin ! Un nouvel arrivant ! Et on ne peut pas m’accuser de me réjouir de son malheur, car le petit nouveau n'est pas orphelin depuis peu, on pourrait presque dire qu'il est né sans parents ; il change tout simplement d’établissement.
Il arrive de Clermont, où la ville a décidé de fermer son ancien foyer pour des raisons d’argent. Il ne s’en formalise pas. Il nous a dit tout de go qu’il trouvait son établissement précédent laid et que les autres enfants l’écartaient du groupe.
Le père et moi tâcherons donc de nous assurer que de telles choses ne se répètent pas ici. Il aura un toit sous lequel il se sentira en sécurité.
Après l’avoir accueilli, le père Fabiano et moi nous sommes concertés pour l’accompagner de près durant ses premières semaines ici.
C’est mon devoir d’aîné de le protéger. Il est maigrichon et n’a même pas dix ans, mais je ne pense pas que cela soit la raison de son exclusion. C'est une caractéristique bien plus voyante qui en est responsable, car ses yeux ont chacun une couleur différente : le gauche (me semble-t-il) est noisette tandis que l’autre est jaune. Je ne savais même pas que c’était possible !
Cela a beau attirer l’attention, (même le père l’a remarqué et a dévisagé le nouveau avec un regard franchement peu chrétien l'espace d'un instant) cela ne justifie pas de le persécuter. Les enfants sont naturellement cruels et d'instinct grégaire, tout simplement.
04/06/54 :
Il s’appelle Théodore. Je ne connais pas bien le grec, mais je sais que « Théo » veut dire « Dieu », c'est un bon présage. Bref. Je le côtoie depuis deux nuits à peine, et en si peu de temps, j’ai pu découvrir à quel point c’est un être formidable. Théo est formidablement vif d’esprit. Il a de la jugeote, de la répartie, de l’autodérision, et tout cela dans un corps de la taille de mon poing.
Je me prends à trouver triste l’idée de ce qu’il aurait pu être dans des conditions parfaites. Serait-il devenu médecin, politicien, banquier, s’il avait vu le jour dans une famille aisée ? Pourquoi le destin semble-t-il toujours s'acharner sur les plus faibles ?
Je n'en sais rien. Mais je sais qu'au lieu de déverser de l'encre avec sa plume, il arrose des betteraves avec moi.
13/06/54 :
Cette journée fut formidable. Gauthier a lui aussi été adopté, et Bertrand partira bientôt. Nous avons tous fêté leurs départs avec le cœur lourd, mais empreint de joie pour eux. Nous sommes donc allés nous baigner au lac. Enfin, pas moi. J’ai fait office de maître nageur, par obligation et surtout parce que mon dos me fait toujours mal et que mes allers-retours ne s'arrêtent jamais. J’aurais été quelque peu mécontent de devoir assumer cette tâche ennuyeuse en temps normal, mais aujourd’hui Théo m’a tenu compagnie. Nous avons longuement discuté, car ne sachant pas nager, il a préféré rester à mes côtés.
Il m’a parlé des boulevards tumultueux de la ville, et de la singulière cathédrale gothique en pierre noire qui trône comme une ombre au milieu de la cité.
Je lui ai appris le nom des oiseaux et des arbres autour du plan d’eau. En deux heures, j’ai dû lui enseigner le nom d’une trentaine d’espèces, de la sarcelle d'été à l'aulne à feuilles de cœur. Il avait soif de ma connaissance du pays et moi de ses histoires urbaines, et le plus naturellement du monde, nous avons conversé toute l’après-midi.
Dans le reflet de ses yeux hétérochromes, j'ai vu une chance. Une chance de revivre. La possibilité d'un avenir radieux. Dans le reflet de l'eau, j'ai vu le ciel. Miséricordieux.
Tout va bien, donc, à l’exception du père : depuis quelque temps, il semble songeur. Rien qu'aujourd'hui, je l’ai surpris seul, en train de transporter des cierges par la douzaine de kilos. Je lui ai demandé ce qui lui arrivait et il est resté très stoïque, me répondant que nous vivions des temps incertains et qu’il s’en remettait "au destin, inconnu mais toujours favorable envers les vrais croyants". Je suis quelque peu confus ; même s'il est évidemment un homme de foi, il ne se lance généralement pas dans des phrases proverbiales et mystiques en plein milieu de la journée.
19/06/54 :
Je n’y comprends vraiment plus rien. Son comportement est de plus en plus inconstant ; j’ai le sentiment d’avoir toutes les responsabilités sur les bras désormais. Lors de l’inventaire mensuel, je lui ai fait remarquer la disparition d’un paquet de charbon et de deux cierges. En temps normal, le père s’affaire immédiatement à trouver le coupable et à lui infliger une juste correction, mais en guise de réaction, il a vaguement émis un "tâche de régler cela" puis a repris là où il en était.
Je m’en remets à mes cadets pour ne pas ployer sous le poids de mes devoirs. Suis-je maintenant le gérant des lieux ?
20 ou 21/06/54 :
Je ne sais pas quoi faire. Notre prêtre adoré, notre figure de référence, est en train de perdre la raison. J’écris en cachette à la lumière de ma bougie, je ne sais même plus l’heure qu’il est. Durant la messe d’aujourd’hui, il a déblatéré des absurdités sans discontinuer.
Il s'est embourbé dans un discours douteux et obscur, dans lequel il nous a fait bien des promesses qui ont durées bien plus longtemps que nécessaire, disant que nous serions bientôt récompensés pour notre piété et notre abnégation. Je comprends qu'il veuille nous assurer que nous aurons un futur prometteur malgré notre malchance, mais il a juste réussi à nous plonger dans la confusion.
24/06/54 :
Le père s’est calmé. Fabiano nous est revenu, l’homme débonnaire et souriant auquel tous les résidents de l’établissement sont habitués a refait surface. Tout va bien.
Je pense qu'il était tout simplement surmené ! Il a suffi que j'y mette un peu du mien et tout repart comme avant ! Après réflexion, cette fatigue est normale : toutes ces journées passées à s'occuper des enfants, à tout organiser, presque seul et en pleine campagne, doivent être épuisantes. Je n'avais pas réalisé à quel point il tenait à cet endroit, même au prix de sa santé. La si faible probabilité que je sois dans cet endroit quasi-saint et le fait que je m'y trouve malgré tout témoigne de son acharnement quand il s'agit d'aider.
25/06/54 :
Théo s’est fait violenter par Jules. Ce petit diable lui a mis un méchant coup de poing en plein dans le nez, et lui a envoyé une insulte, qui même si elle est bien trouvée, ne mérite pas d’être retranscrite ici. Tout ça parce qu’il est incapable d’accepter sa défaite aux cartes. Bien entendu, je l’ai corrigé moi-même (il l’a senti passer) avant de tout rapporter au père. Son sens de la justice est toujours aussi aiguisé : il l’a fortement réprimandé, 20 ave maria et corvée de nettoyage des sanitaires pendant une semaine. Ça lui apprendra.
Je me souviens de la fois où j'avais cassé une vitre en jouant avec un ballon. Il m'a simplement obligé à tout réparer, étape par étape. J'ai dû aller acheter la nouvelle vitre moi-même, enlever le verre restant moi-même, et enfin poser moi-même l'objet. Une fois tout remis en ordre, il ne s'est pas attardé sur une quelconque punition : j'avais compris la leçon, et il le savait.
Je sais qu'il possède véritablement une âme sainte. Il a fait de Théo son protégé lui aussi, plus qu'avec tous les arrivants précédents, et le peu d'attention qu'il lui reste lui est presque entièrement dédiée, quand il n'est pas enfermé dans ses quartiers. Je ne sais pas trop ce qu'il y fait, car il ne me laisse entrer qu'en de rares occasions. De ce que j'ai pu voir, il semble tout le temps être en train de se recueillir, comme s'il essayait d'entrer en contact avec Dieu. Soit ça, soit il est en train de se repentir pour quelque chose, mais cela me paraît absurde.
27/06/54 :
Fabiano m’a approché. Il est retombé dans un état névrotique, je suis complètement démuni. Qu’allons-nous devenir sans lui ? Où irons-nous tous ?
Son discours n’a plus aucun sens. Il dit que bientôt j’aurai ce que je veux, que j’ai juste à suivre ses ordres et à faire preuve de foi et de bonne volonté, que la providence nous touchera et que nous aurons toutes les cartes en main. Je suis pieux, mais pas idiot. Je vois que malheureusement sa parole perd de plus en plus de valeur au fil des jours, et qu'il se terre toujours plus dans son bureau. Je ne l'ai vu ni dormir, ni manger depuis deux jours, et pourtant il semble conserver une grande énergie, même si la raison de son enthousiasme demeure secrète pour tous.
Malgré cela, je m’interroge. Peut-être a-t-il raison ? Ai-je le droit de douter de l’homme à qui je dois tout ? Jamais il ne m'a menti, et il n'est pas en âge de perdre la raison, d'autant qu'il n'a jamais agi que pour le bien de son prochain. Quand au village, Sandrine était tombée enceinte sans être mariée, il l'a accueillie les bras ouverts, ignorant les jugements des bonnes gens jusqu'à ce qu'elle fasse une fausse couche et qu'elle parte à la ville. Je n'ai jamais su où ils avaient enterré l'enfant d'ailleurs.
30/06/54 :
J’ai appris à jouer aux échecs à Théodore. Enfin, par « apprendre », j’entends les mouvements basiques et le roque. C’est une tradition que j’entretiens depuis à peu près le début de la décennie : lors de l’arrivée d’un nouvel occupant au dortoir, je lui apprends soit les échecs, soit le bridge. Celui qui arrive à me battre à l’un des deux jeux gagne un paquet de confiseries de la mère Briand, celle qui tient la ferme adjacente au terrain.
J’avoue avoir fait ça plus pour me changer les idées que par vertu. Qu’importe, mes deux objectifs ont été atteints. Ça a même donné envie aux petits de jouer, ce qui m'a entraîné dans une leçon pour toute l'après-midi. Je n’ai levé les yeux que pour empêcher Gérard d’avaler une tour (le bois de noyer semble être irrésistiblement appétissant pour les enfants en bas-âge).
02/07/54 :
J'étais seul, de bon matin, dans les cuisines, affairé à nettoyer, comme d'habitude. C'est là qu'il est enfin sorti de son bureau et qu'il est entré dans la pièce. Il n'a pas vraiment parlé, sa démonstration se suffisait bien à elle-même. En quelques gestes, à la fois fluides et méthodiques, comme s'il s'était longuement entraîné seul pour pouvoir s'assurer d'être le plus possiblement clair, il a saisi un rat qui avait été piégé dans une des cages que j'avais entreposé. Quelques psalmodies incompréhensibles plus tard, et soudain la flaque de sang de l'animal reflétait la lueur des yeux du père. De ses rétines s'échappaient deux rayons aveuglants, comme deux phares qui me fixaient. Il a ouvert un placard, et en a sorti une pièce vraisemblablement composée d'or.
Je ne pouvais plus bouger pendant le silence interminable qui a suivi. C'est seulement lorsque la lueur a commencé à faiblir qu'il s'est contenté de dire « Et maintenant, me crois-tu ? ». À pas feutré, il est reparti vers ses quartiers.
Je ne l'ai pas revu depuis.
08/07/54 :
Je suis toujours abasourdi. Je crois que nous devenons tous fous. Il y a de l'ergot du seigle dans la farine, du plomb qui s’effrite dans les canalisations, une amibe quelconque qui contamine l'eau du puits… Quelque chose qui explique ce que j'ai vu.
Je lui ai toujours fait confiance. Ma loyauté envers lui a toujours été sans faille. Mais je ne peux pas rester ici, à faire comme si tout était normal. Rien de ce qu'il ne fait depuis de nombreux jours n'a de rapport avec l'homme que j'ai connu. Ce que j'ai vu, ou en tout cas crois avoir vu, a fini de me convaincre. Il faut que je parte au plus vite, prévenir une autorité compétente, parce que je suis l'aîné de ce foutu endroit, et que je dois protéger tous les innocents qui y vivent. Je pleure en regrettant l'homme autrefois lucide, qui n'est plus qu'une coquille vide, ayant recours à des rituels contre-nature pour tenter de me faire rester.
Il faut que je quitte cet endroit au plus vite.
09/07/54 :
J'ai essayé de me débarrasser de lui. Je le jure. Je ne voulais pas le tuer, Dieu me pardonne. J'ai tenté de l'éloigner d'ici, de lui faire appeler le médecin de campagne pour que je puisse expliquer la situation à ce dernier.
J'ai placé des billes devant le palier de sa chambre pendant la nuit, et j'ai attendu dans le couloir des heures durant qu'il sorte de la pièce. J'en avais mis des dizaines, des centaines même. Et il n'a pas marché sur une seule d'entre elles. Il ne les a pas évitées volontairement ; sa vue faiblit avec l'âge et il n'avait qu'une minuscule bougie pour s'éclairer. Tout jouait contre lui, et il ne s'est même pas rendu compte du dispositif que j'avais mis en place.
Il a tronqué le hasard et en a fait son esclave. Tout s'aligne pour lui laisser place sans qu'il ait à lever le petit doigt.
10/07/54 :
J’étais en train de faire mes valises. Je pleurais, accablé par ma confusion. Le bruit a dû le réveiller, je l’ai croisé dans le couloir principal, et il m’a appelé. Il ne s’est pas mis en colère, bien au contraire. Il s’est même excusé auprès de moi, m’a dit que c’était normal. J’ai failli le repousser, mais au dernier moment, comme s’il avait su, il a commencé à tout expliquer, et j'ai donc tout écouté.
Si l'on croit ce qu'il a prétendu, ce que j’ai vu n’est pas une hallucination, mais la récompense à notre soi-disant indéfectible foi, avec pour preuve qu’il n’a pu faire que des actions bénéfiques ou inoffensives à l’aide de ce pauvre rat.
Je lui ai demandé ce qu’il avait bien pu faire de si bon, puisque je n’avais moi-même rien vu de la sorte. Alors, devant moi, le père, mon mentor, a claqué des doigts. Dans ses mains est apparu le livre que j’aimais tant, et que j’avais égaré il y a si longtemps. Il était dans un état neuf, les reliures épaisses reflétaient la lumière de sa lampe, et les pages blanches manquèrent de m’éblouir en me renvoyant les lueurs nocturnes. J’aimerais croire qu’il avait caché l’ouvrage pendant tout ce temps juste pour me faire un tour de magie grossier, pensant que j’eusse gardé la naïveté qui m’était autrefois propre, mais non. Ce que j’ai vu est réel, tangible, irréfutable, et impossible à ignorer. Je n'ai pas pu m'empêcher de le regarder avec émerveillement plutôt qu'avec dégoût.
J’ai fébrilement récupéré l’objet, et tout penaud, je suis retourné me coucher, bien que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je ne sais pas pourquoi au lieu de lui obéir comme un agneau fébrile, je ne me suis pas révolté. Je ne m'y fais tout simplement pas. Mon moment de faiblesse était-il celui-ci, ou bien lorsque j'ai commencé à douter de lui ? Pourquoi quelques jours d'égarement m'autorisent-ils à écarter tous les actes de bonté qu'il a effectués au cours du temps ? La mort d'un cochon nourrit toute une famille, alors pourquoi la mort d'un simple rongeur ne pourrait-elle pas aussi être bénéfique, même différemment ?
Le doute ne m’est plus permis.
11/07/54 :
Il m’a de nouveau approché. J’ai l’impression qu’il pense que je lui accorde de nouveau ma confiance, mais rien ne sera plus comme avant. Comment pourrait-il en être autrement ?
Toujours est-il que je crois en lui. Je sais quel genre d’Homme il est, je sais qu’il est bon. Comment pourrait-il en être autrement ? Quel Homme dévouant deux décennies de son existence à la supervision d’enfants à qui il manque tout est un Homme mauvais ? Qui s'obstinerait à protéger les démunis parmi les démunis en affichant la même ferveur ?
Il a raison. C’est moi qui fais preuve de mauvaise volonté. J'ai peur de ce que j'étais en train de devenir, un ingrat incapable de voir la main divine récompensant un homme pieux, j'ose même dire saint. Je suis revenu à la raison. Je vais l'aider, quoi qu'il en coûte.
15/07/54 :
enfoiré
qu'ai-je fait pour que tu m'infliges de telles epreuves
22/07/54 :
Il a raison ; c’est ma faute, je ne le veux pas assez. Plus jamais je ne remettrai ses paroles en question. Il est véritablement notre sauveur, notre bienfaiteur éternel, et j’ose ? J’ose penser à l’abandonner ? Quelle folie. Le Christ en personne a insufflé sa volonté divine à un Homme si bon, et moi, je me laisse berner par le premier choc venu ? J’ai de la chance de pouvoir encore marcher à ses côtés.
J'avais dit que je ferai n'importe quoi, quoi qu'il en coûte. Il est maintenant temps de tenir ma promesse. C'est un choix difficile, mais je sais que j'œuvre pour la communauté entière. Après tout, Abraham a accepté de le faire, parce que Dieu le lui avait commandé. Il savait que son fils lui manquerait, mais il a fait abstraction de ses émotions et a compris que l'amour de ses proches ne vaudrait jamais l'amour du seigneur.
Je serai moi aussi courageux comme Abraham.
26/07/54 :
Je l’ai laissé gagner aux échecs, avec les noirs. Nous avons étudié les textes sacrés ensembles. Il est tombé sur le verset du jour du premier coup en ouvrant sa Bible, Marc 10:45. Aujourd'hui, il s'est dit verni à de nombreuses reprises. Il ne sait pas que c'est moi qui ai tracé tous ces événements, et que rien n'était imprévu.
J'ai bien failli pleurer, mais dès qu'il a commencé à me voir, les larmes se sont rétractées. Je ne voulais pas lui faire peur.
Avant que le soleil ne tombe, j'ai voulu lui faire profiter de ses rayons. Ça l'a surpris, car il sait que je n'aime guère les activités en extérieur, mais il est venu avec moi quand même. Je lui ai demandé ce qu'il voulait faire plus tard. Pilote d'avion. Un métier bien ambitieux, typique des enfants. Il m'a rappelé la passion que j'arborais lors de mon enfance : je voulais devenir écrivain. J'ai vite fait de réaliser que ma place serait toujours ici. Simple, mais utile.
J'aurais quand même bien voulu voir son premier atterrissage.
01/08/54 :
04/08/54 :
Dieu nous a abandonnés. Il a laissé entrer le Mal dans cette demeure. Ils l’ont tous oublié. Tous. Sauf lui et moi. Lui, parce que c’est sa faute, et moi… Moi, parce que je suis condamné à me rappeler ce que j’ai fait jusqu’à la fin de mes jours. Moi, parce que c’est la seule chose que j’ai reçue dans cette machination diabolique, le droit à cette réminiscence putride. Parce que je le mérite. Parce que rien de tout ça n'a servi le bien commun, mais juste la cupidité et l'égoïsme de cet hideux personnage, et à me faire comprendre à quel point j'ai toujours été si idiot. À cause de ma faiblesse, je l'ai laissé prendre une vie innocente.
Bientôt plus personne ne se souviendra d’aucun de nous trois.
08/08/54 :
Il croit que moi aussi je l'ai oublié. Comme si je pouvais perdre le souvenir de ses deux yeux qui me fixaient de terreur, ces deux yeux qui lui ont valu d'être la proie de ce faux chrétien.
Il ne sait pas que moi aussi j'ai obtenu une récompense lors de ce rituel indécent. Quelle faute magistrale. Je suis moins fort que lui, mais je saurai frapper quand il s'y attendra le moins.
Je continue de lui sourire bêtement, pendant que je me prépare. C’est moi qui irai en Enfer si j’échoue à imposer la justice. Mais ça n’arrivera pas, c’est lui qui mourra dans les catacombes de ses propres crimes et qui pourrira là où il mérite de pourrir. Là, tu pourras punir ton bourreau jusqu'à la fin des temps.
Son dieu impie ne pourra plus le protéger.
14/08/54 :
Je n’ai rien à écrire. Je ne me sens absolument pas de me lancer dans de longs paragraphes. Ça n’en vaut plus la peine. J’écris ceci dans le simple but de vérifier si je tremble encore, pour être sûr de frapper bien et efficacement.
18/08/54 :
C’est fait. Je l’ai enfermé dans la cave. J’ai beau être plus faible que lui, je m’étais préparé à tout, et il n’a rien pu faire. J'ai glissé tant de fois sur sa peau, mais son idole a éventuellement fini par l'abandonner, parce qu'elle est lâche et intérêssée. Il y repose maintenant pour l’éternité, et je sais qu’il devra faire face à son crime jusqu’à la fin des temps. Avant de m'en aller, j'ai claqué des doigts et j'ai fait apparaître un aéroplane en bois. C'est mon cadeau, histoire de faire pénétrer un peu de lumière dans toute cette obscurité, pour que tu puisses réaliser ton rêve, malgré ce que nous t'avons fait.
Il est temps pour moi de partir. Maudits soient cet endroit, ce foutu imposteur et son idole macabre, et bénis soient ceux qui ont souffert et souffriront pour nos péchés. J'ai le pas lourd et la tête bourdonnante. Certaines personnes sont simplement malchanceuses.
J'espère que tu me pardonneras et que tu lui fais payer, là en bas.
Je suis désolé, Théo.